Flatland

Chapitre 3Comment je fis la connaissance d’un Étranger qui venait deSpaceland

Des rêves, je passe à la réalité.

C’était le dernier jour de la 1999e année de notre ère. Leclapotis de la pluie avait depuis longtemps annoncé lecrépuscule ; assis[4]

[5]

[6] à côté de ma femme, je réfléchissais auxévénements du passé et aux perspectives de l’année, du siècle, duMillénaire à venir.

Mes quatre Fils et mes deux Petits-enfants orphelins s’étaientretirés dans leurs appartements respectifs ; seule ma femmerestait avec moi pour voir mourir l’ancien Millénaire et assister àla naissance du nouveau.

Plongé dans mes pensées, je réfléchissais à quelques remarquesqui venaient d’échapper le soir même au plus jeune de mesPetits-fils, un Hexagone d’une Régularité parfaite et d’unevivacité d’esprit exceptionnelle. Nous lui avions, ses oncles etmoi, donné comme à l’accoutumée sa leçon pratique de ConnaissanceVisuelle en pivotant sur nous-mêmes, tantôt très vite, tantôtlentement, et en l’interrogeant sur nos positions ; sesréponses s’étaient révélées si satisfaisantes que j’avais voulu lerécompenser en lui donnant quelques aperçus d’Arithmétique, dansses applications à la Géométrie.

Prenant neuf Carrés, qui mesuraient chacun un pouce de côté, jeles avais assemblés de manière à former un Carré plus grand, ayanttrois pouces de côté, et je m’en étais servi pour prouver à monPetit-fils que – s’il nous était impossible de voir l’intérieurd’un Carré – nous pouvions cependant mesurer le nombre de poucescarrés qu’il contenait en portant à la puissance 2 le nombre depouces du côté. « Ainsi », dis-je, « nous savons que 32, ou 9,représente le nombre de pouces carrés contenus dans un Carré dontle côté a trois pouces de longueur.

Le petit Hexagone médita un moment là-dessus et me dit ; «Mais vous m’avez enseigné à porter les nombres à la puissance3 ; je suppose que 33 a aussi un sens en géométrie ; quelest-il ? » « 33 n’a aucun sens en Géométrie », luirépondis-je, « car la Géométrie n’a que deux Dimensions. » Etj’entrepris de montrer à l’enfant qu’un Point, en parcourant unelongueur de trois pouces, devient une Ligne de trois pouces,laquelle peut être représentée par 3 ; puis qu’une ligne detrois pouces, en parcourant parallèlement à elle-même une longueurde trois pouces, devient un Carré de trois pouces de côté, qui peutêtre représenté par 32.

Là-dessus mon Petit-fils, revenant à sa première idée,m’entreprit avec une certaine brusquerie en s’écriant « Eh bienalors, si un Point, en parcourant trois pouces, forme une Ligne detrois pouces représentée par 3 ; si une Ligne droite de troispouces, en se déplaçant parallèlement à elle-même, forme un Carréayant trois pouces de côté, et représenté par 32 ; il s’ensuitqu’un Carré ayant trois pouces de côté, en se mouvant parallèlementà lui-même (mais je ne vois pas comment) doit former quelque chosed’autre (mais je ne vois pas quoi) qui aura trois pouces de côté…et sera représenté par 33. »

« Allez vous coucher », ordonnai-je, un peu contrarié par cetteinterruption. « Si vous disiez moins de sottises, vous voussouviendriez peut-être un peu mieux de vos leçons. »

Mon Petit-fils s’était donc retiré, en pleine disgrâce ; jem’efforçais, assis à côté de ma Femme, de former une rétrospectivede l’an 1999 et d’imaginer les possibilités de l’an 2000, mais jen’arrivais pas à chasser de mon esprit les pensées suggérées par lebavardage de mon brillant petit Hexagone. Il ne restait plus quequelques grains dans le sablier qui marquait les demi-heures. Jem’arrachai à ma rêverie et retournai le sablier vers le Nord, pourla dernière fois dans le cours de l’ancien Millénaire, tout enm’écriant à haute voix : « Cet enfant est stupide ! »

Aussitôt, je sentis une Présence dans la pièce, et un frissonglacé parcourut mon Être « Il n’est pas stupide du tout », vociféramon Épouse, « et vous violez les Commandements en déshonorant ainsivotre propre Petit-Fils. » Mais je ne lui accordai pas la moindreattention. J’avais beau regarder dans toutes les directions, je nevoyais rien ; pourtant je sentais toujours une Présence et lemurmure glacé me fit à nouveau frissonner. Je sursautai. «Qu’avez-vous ? » demanda ma Femme. « Il n’y a pas de courantd’air. Que cherchez-vous ? Il n’y a rien. » Il n’y avait rien,en effet, et je regagnai mon siège en m’écriant pour la secondefois : « Cet enfant est stupide : 33 ne peut avoir aucunesignification en Géométrie. » Aussitôt j’entendis distinctement uneréponse : « Cet enfant n’est pas stupide ; et 33 a unesignification Géométrique évidente. »

Ma Femme ouït ces mots aussi bien que moi, tout en n’encomprenant pas le sens, et nous bondîmes tous deux dans ladirection d’où provenait le son. Quelle ne fut pas notre horreurlorsque nous vîmes devant nous Une Figure. Au premier abord, on eûtdit d’une Femme, vue de côté ; mais, en y regardant de plusprès, je constatai que les extrémités plongeaient trop rapidementdans l’ombre pour qu’il pût s’agir là d’une représentante du SexeFaible. J’aurais conclu à un Cercle si l’apparition ne m’avaitsemblé changer continuellement de dimensions, ce qui étaitimpossible aussi bien pour un Cercle que pour n’importe quelleautre Figure régulière connue de moi.

Mais ma Femme n’avait ni mon expérience, ni le sang-froidnécessaire pour noter ces caractéristiques. Avec la précipitationhabituelle et la jalousie irraisonnée de son Sexe, elle conclutaussitôt qu’une Femme était entrée dans la maison par quelquepetite ouverture. « Comment cette personne a-t-elle pu s’introduireici ? » s’écria-t-elle. « Vous m’aviez promis, cher ami, qu’iln’y aurait pas de ventilateur dans notre nouvelle maison. »

« Il n’y en a pas, en effet », lui dis-je, « mais qu’est-ce quivous porte à croire qu’il s’agit là d’une Femme ? Mes facultésde connaissance Visuelle me montrent… »

« Oh, laissez-moi tranquille avec votre Connaissance Visuelle »,rétorqua-t-elle, « Toucher, c’est croire », et « Une Ligne Droitebien touchée vaut mieux qu’un Cercle mal vu »… deux Proverbes enusage chez le Sexe Faible à Flatland.

« Eh bien », dis-je, car je craignais de l’irriter, « s’il lefaut vraiment, demandez donc à être présentée. » Ma Femme, de sonair le plus courtois, s’approcha de l’Apparition : « Permettez-moi,Madame, de toucher et d’être touchée par… » Elle eut un brusquerecul : « Oh ! ce n’est pas une Femme, et il n’y a pourtantpas d’angles, pas un seul. Se peut-il que je me sois si mal conduitvis-à-vis d’un Cercle parfait ? »

« En un certain sens, je suis effectivement un Cercle »,répondit la Voix, « et un Cercle plus parfait que tous ceux deFlatland ; mais, pour être plus précis, je suis plusieursCercles en un. » Et il ajouta d’un ton plus doux : « J’ai, chèreMadame, un message pour votre mari et il m’est interdit de luitransmettre en votre présence. Nous permettriez-vous de nousretirer pendant quelques minutes ? » Mais ma Femme ne voulutpoint incommoder ainsi notre auguste Visiteur et, après l’avoirassuré que l’heure à laquelle elle avait coutume de s’aller coucherétait depuis longtemps passée, elle le pria à nouveau d’excuser sabévue et se retira enfin dans son appartement.

J’interrogeai du regard le sablier qui marquait les demi-heures.Les derniers grains de sable venaient de tomber. Le troisièmeMillénaire avait commencé.

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