Chapitre 11
Comme je descendais, le dimanche suivant, lavieille rue des Baraques avec mon père, entre six et sept heures dumatin, le soleil se levait tout rouge au-dessus des bois de laBonne-Fontaine. C’était le premier beau jour de l’année ; lestoits de chaume et les petites cheminées en briques noires, où sedévidait la fumée dans l’air, ressemblaient à de l’or, les petitesflaques d’eau, le long des chemins, brillaient à perte devue ; les nuages tout blancs s’étendaient dans le ciel ;et l’on entendait au loin, bien loin, les clarinettes des villagesqui se mettaient en route, les tambours qui battaient le rappel enville, et les premiers tintements des cloches annonçant la messe duSaint-Esprit, avant les élections.
Mon père, déjà vieux, hâlé, chétif, la barbegrise, le cou nu, marchait près de moi, son sarrau de grosse toileécrue serré sur les hanches, le pantalon aussi de toile, noué parun cordon sur les chevilles, et les souliers de cuir roux, sanstalons, lacés en forme de bottines. Il était coiffé comme tous lespaysans de notre temps, du vieux bonnet en bourre de laine, qu’on amis depuis sur le drapeau de la République, et regardait toutpensif à droite et à gauche, du coin des yeux, comme si quelquechose allait nous surprendre. Ah ! c’est qu’à force desouffrir, on se méfie de tout. À chaque instant, le pauvre homme medisait :
– Michel, prends garde ! Ne disonsrien !… Taisons-nous !… Ça finira mal !…
Moi, j’avais plus de confiance ;l’habitude d’entendre maître Jean et Chauvel parler des affaires dupays, et de lire moi-même ce qui se passait à Rennes, à Marseille,à Paris, me donnait déjà plus de courage. Et puis, à dix-huit ans,le travail de la forge m’avait élargi les épaules ; le grosmarteau de douze livres ne pesait pas trop lourd dans mes mainscalleuses ; j’avais à peine un poil de barbe, mais cela nem’empêchait pas de regarder mon homme en face : soldat,bourgeois ou paysan. J’aimais aussi me bien mettre ; lesdimanches, je portais ma culotte de drap bleu, mes bottesmontantes, ma veste de velours à la mode des forgerons ; et,puisqu’il faut le dire, je regardais les jolies filles avecplaisir, je les trouvais belles ; ça n’est pas défendu !Enfin, voilà !
Tout le village était debout. Comme nousarrivions près de l’auberge, maître Jean et Valentin, dans lagrande salle, les fenêtres ouvertes au large, vidaient ensemble unebouteille de vin et cassaient une croûte avant de partir. Ilsétaient tous les deux en grande tenue : maître Jean, avec sonhabit de maître, à larges pans, son gilet rouge, la culotte boucléesur ses gros mollets, et les boucles d’argent sur ses souliersronds ; Valentin en blouse de toile grise, le col et le devantfestonnés de liserés rouges, un gros cœur d’argent fermant lachemise, le bonnet de paysan penché sur l’oreille. Ils nous virentet crièrent :
– Hé ! les voici !… lesvoici !…
Nous entrâmes.
– Allons, Bastien, à la santé de notrebon roi ! cria maître Jean en remplissant nos gobelets.
Et mon père, les larmes aux yeux,répondit :
– Oui, oui, Jean, à la santé de notre bonroi !… Vive notre bon roi !…
C’était la mode alors de croire que le roifaisait tout ; on le regardait comme une espèce de bon Dieuqui veille sur ses enfants. Mon père aimait donc beaucoup leroi.
Nous bûmes, et presque aussitôt les notablesarrivèrent. C’étaient les mêmes que la veille, avec le grand-pèreLétumier, tellement vieux qu’il ne voyait plus clair, et qu’ilfallait le conduire pas à pas pour l’empêcher de tomber. Malgrétout, il avait voulu voter ; et pendant qu’on allait chercherdu vin, qu’on remplissait les gobelets et que chacun disait sonmot, criant :
– Eh bien, nous y sommes… c’estfini !… On va reconnaître les Baraquins ; tous voterontensemble, soyez tranquilles !…
Pendant qu’on se serrait la main, qu’on riait,qu’on trinquait, le pauvre vieux disait :
– Ah ! que la vie est longue !que la vie est longue !… Mais c’est égal, quand on voit unjour pareil, on ne regrette plus ses misères.
Maître Jean lui répondit :
– Vous avez raison, père Létumier, on necompte plus les jours de pluie, de grêle et de neige quand lamoisson arrive. Voici les gerbes !… Elles nous ont coûté de lapeine, c’est vrai ; mais nous allons les battre, les vanner,les cribler ; nous aurons du pain, et s’il plaît à Dieu, nosenfants aussi. Vive le bon roi !
Et tous nous répétâmes :
– Vive le bon roi !
Les gobelets se choquèrent ; on auraitvoulu s’embrasser. Ensuite on partit bras dessus, bras dessous, monpère et moi les derniers.
Tous ceux des Baraques, déjà réunis autour dela fontaine, en nous voyant en route, nous suivirent avec laclarinette et le tambour. Jamais on n’a rien entendu depareil ; tout le pays était plein de musique et du son descloches ; de tous les côtés on voyait sur les quatre cheminsdes files de gens qui dansaient, levaient leurs chapeaux, jetaientleurs bonnets en l’air et criaient :
– Vive le bon roi ! vive le père dupeuple !
Les cloches se répondaient depuis la hautemontagne jusqu’au fond de la plaine ; cela ne finissait pas.Et plus on approchait de la ville, plus ce bourdonnementgrandissait. Sur l’église, aux fenêtres des casernes, surl’hôpital, partout flottaient les drapeaux de soie blancs, à fleursde lis d’or. Non, jamais je n’ai rien vu d’aussi grand !
Plus tard, les victoires de la République, lecanon qui grondait sur nos remparts, vous élevaient bien aussi lecœur, et l’on criait : « Vive la France !… Vive lanation !… Vive la République !… » avec fierté. Maiscette fois on ne songeait pas à tuer des hommes, on pensait toutgagner d’un seul coup en s’embrassant les uns les autres.
Ces choses ne sont pas à peindre !
Comme nous approchions de la ville, voilà quele curé Christophe à la tête de ses paroissiens, arrive àl’embranchement des deux petits chemins. Alors on s’arrête, on lèveles chapeaux, on crie tous ensemble :
– Vive le bon roi !
Le curé et maître Jean s’embrassent ; etpuis riant, chantant et jouant de la clarinette, faisant desroulements de tambour, les deux paroisses arrivent à l’avancée,déjà pleine de monde. Je vois encore la sentinelle du régiment deLa Fère, sur la demi-lune, avec son grand habit blanc à revers grisde fer, son immense chapeau à cornes sur la perruque poudrée, legros mousquet au bras, qui nous fait signe d’arrêter. Les pontsétaient encombrés de charrettes, de voitures ; tous les vieuxse faisaient traîner à la mairie, tous voulaient voter avant demourir ; un grand nombre pleuraient comme des enfants.
Après cela, qu’on dise que ceux de notre tempsn’avaient pas un bon sens extraordinaire : depuis le premierjusqu’au dernier, ils voulaient tous avoir des droits.
Enfin, nous attendîmes là plus de vingtminutes avant de passer le pont, tant la presse était grande.
Mais c’est l’intérieur de la ville qu’ilaurait fallu voir, les rues pleines de monde, les drapeauxinnombrables à toutes les fenêtres. C’est là qu’il fallait entendreles cris de : « Vive le roi ! » commencertantôt sur la place, tantôt près de l’arsenal, ou de la ported’Allemagne, et faire le tour des remparts et des glacis, comme unroulement de tonnerre.
Une fois la vieille herse passée, vous nepouviez plus avancer ni reculer, ni voir à quatre pas devant vous.Les cabarets, les tavernes, les brasseries, les ruesSaint-Christophe, du Cœur-Rouge, des Capucins, – tout le long desdeux casernes, de l’hôpital et jusque sous la halle aux grains, –ne formaient qu’une seule foule d’un bloc.
La messe du Saint-Esprit venait decommencer ; mais comment s’approcher de l’église ? Lespatrouilles du régiment de La Fère, elles-mêmes, avaient beaucrier : « Gare !… gare !… » elles étaientrepoussées dans tous les coins, et restaient l’arme au pied sanspouvoir en sortir.
Alors maître Jean se rappela que l’auberge deson ami Jacques Renaudot était proche, et sans rien nous dire, ennous faisant seulement signe d’arriver, il nous entraîna, le curéChristophe, Valentin, mon père et moi, jusque sur les marches duCheval-Blanc. Mais nous ne pûmes entrer que par la portede derrière, dans la cuisine, car la grande salle était pleinecomme un œuf ; il avait fallu tout ouvrir, les portes et lesfenêtres, pour respirer.
La mère Jeannette Renaudot nous reçut bien etnous fit monter au premier dans une chambre encore vide, où l’onnous apporta du vin, de la bière et du pâté ; tout ce que nousvoulions.
Les autres, en bas, regardaient de tous lescôtés ; ils nous croyaient perdus dans la foule. Nous nepouvions pourtant pas les appeler, ni les faire monter tous. Nousrestâmes donc entre nous ; seulement, vers une heure del’après-midi, quand la bonne moitié des villages avait déjà voté,et que ceux des Baraques tournaient au coin de Fouquet pour allervers la place, nous sortîmes ; et, prenant par la rue del’Hôpital, nous arrivâmes devant la mairie les premiers. On crutque nous étions là depuis longtemps, et chacun disait :
– Les voilà !… les voilà !…
La vieille maison commune, avec son clocher,ses grandes fenêtres ouvertes au-dessous de l’horloge, sa voûte oùs’engouffraient les villages l’un après l’autre, bourdonnait duhaut en bas, comme un tambour. De loin, on aurait dit unefourmilière.
Les Baraquins devaient passer avant ceux deLutzelbourg ; ils étaient entre l’ancienne citerne et le grandescalier qui monte à la voûte. Maître Jean, Valentin, mon père etmoi, nous marchions alors en tête ; mais d’autres, ceux deVilschberg, n’ayant pas encore fini de voter, il fallut attendresur les marches assez longtemps. Et dans ce moment, comme le cœurde chacun battait en songeant à ce qu’il allait faire, et quederrière nous, sous les vieux ormes, après les cris de !« Vive le bon roi ! » se faisaient de grandssilences, dans un de ces moments, j’entendis une voix claire, unevoix que nous connaissions tous, celle de la petite MargueriteChauvel, qui criait, à la manière des marchandsd’almanachs :
« Qu’est-ce que le tiers état ?Qu’est-ce que le tiers état ? par M. l’abbé Sieyès.Achetez Qu’est-ce que le tiers état ? –Assemblées des bailliages de Mgr le duc d’Orléans.Qu’est-ce qui veut les Assemblées desbailliages ? »
Alors, me tournant vers maître Jean, je luidis :
– Entendez-vous la petiteMarguerite ?
– Oui, oui, je l’entends depuislongtemps, dit-il. Quelles braves gens que ces Chauvel !…Ceux-là peuvent se vanter d’avoir fait du bien au pays. Tu devraisaller prévenir Marguerite d’envoyer son père. Il ne doit pas êtrebien loin. Ça lui ferait plaisir de s’entendre nommer.
Aussitôt, écartant un peu les coudes, jeretournai dans la foule jusqu’au haut des marches de la mairie, etj’aperçus Marguerite, son panier sur un des bancs de la place desOrmes, qui vendait ses livres. On ne se figure pas de petit diablepareil, arrêtant les paysans, les retenant par la manche, leurparlant en allemand et en français. Elle était dans le grand feu dela vente ; et c’est la première fois que la vivacité de sesyeux noirs m’étonna, malgré les mille autres pensées qui mepassaient par la tête.
Je descendis jusqu’auprès du banc, et comme jem’approchais, Marguerite me prit aussitôt par la veste, encriant :
– Monsieur ! monsieur !Qu’est-ce que le tiers état ? Voyez le Tiersétat, de M. l’abbé Sieyès, à six liards.
Alors je lui dis :
– Tu ne me reconnais donc pas,Marguerite ?
– Tiens, c’est Michel ! dit-elle enme lâchant et riant de bon cœur.
Elle s’essuyait la sueur qui perlait sur sesjoues brunes, et rejetait ses grands cheveux noirs tout défaits,derrière son cou. Nous étions comme émerveillés de nous trouverlà.
– Comme tu travailles, Marguerite, quellepeine tu te donnes ! lui dis-je.
– Ah ! fit-elle, c’est le grandjour ; il faut vendre !
Et me montrant le bas de sa jupe et ses petitspieds de cerf tout crottés :
– Regarde comme je suis faite !Depuis hier soir à six heures nous marchons. Nous arrivons deLunéville avec cinquante douzaines de Tiers état ; etdepuis ce matin nous en vendons, nous en vendons ! Tiens,c’est tout ce qui nous reste : dix ou douze douzaines.
Elle était toute fière, et moi je lui tenaisla main tout surpris.
– Et ton père, où est-il ? luidis-je.
– Je ne sais pas… Il court la ville… Ilentre dans les auberges… Oh ! nous ne garderons pas un seul deces Tiers état. Je suis sûre qu’il a déjà vendu tous lessiens.
Puis tout à coup, me retirant sa petitemain :
– Allons, va ! dit-elle, ceux desBaraques entrent dans l’hôtel de ville.
– Mais je n’ai pas mes vingt-cinq ans,Marguerite, je ne puis pas voter.
– C’est égal… nous perdons notre temps àbavarder ensemble.
Et tout de suite elle se remit àvendre :
– Hé ! messieurs, le Tiersétat… le Tiers état…
Alors je partis bien étonné. J’avais toujoursvu Marguerite à côté de son père, et maintenant elle me paraissaittout autre ; son courage m’étonnait, je pensais :
– Elle se tirerait mieux d’affaire quetoi, Michel. Et même au milieu de la foule, sur le balcon, aprèsavoir rejoint maître Jean, j’y songeais encore.
– Eh bien ? me dit le parrain, aumoment où j’arrivais.
– Eh bien, Marguerite est seule sur laplace ; son père court la ville avec des brochures.
En ce moment nous descendions du balcon dansle grand corridor, qui menait à la salle d’audience du prévôt. Letour des Baraquins était venu ; et comme il fallait voter àhaute voix, avant d’entrer dans la salle nous entendions déjàlongtemps d’avance les votes :
« Maître Jean Leroux ! – MathurinChauvel ! – Jean Leroux ! – Mathurin Chauvel ! –Maître Jean Leroux ! – Chauvel ! »
Maître Jean, la figure toute rouge, medit :
– Quel dommage que Chauvel ne soit paslà ! Il aurait du bonheur.
Et moi, me retournant, je vis derrière nousChauvel, bien étonné de ce qu’il entendait.
– C’est vous qui avez fait cela ?dit-il à maître Jean.
– Oui, répondit le parrain toutjoyeux.
– De votre part, cela ne m’étonne pas,dit Chauvel en lui serrant la main ; je vous connais depuislongtemps ! mais ce qui me surprend, ce qui me réjouit, c’estd’entendre des catholiques nommer un calviniste. Le peuple met decôté ses vieilles superstitions : il aura lavictoire !
Nous avancions tout doucement, et noustournions deux à deux pour entrer dans la grande salle. Une minuteaprès nous voyions, au-dessus de la foule découverte, M. leprévôt Schneider, en manteau noir bordé de blanc, la toque en têteet l’épée au côté. C’était un homme de cinquante ans. Les échevins,les syndics en habits noirs, une écharpe aussi noire sur le cou,étaient assis plus bas d’une marche. Derrière, contre le mur, setrouvait un grand crucifix.
C’est tout ce qui me revient.
Les noms de Jean Leroux et Mathurin Chauvel sesuivaient comme le battant d’une horloge. Le premier qui dit :– Nicolas Létumier et Chauvel ! – ce fut maître Jean lui-même.C’est à cela qu’on le reconnut, et le prévôt sourit. Le premier quidit : – Jean Leroux et Létumier ! – ce fut Chauvel et onle reconnut aussi. Mais M. le prévôt le connaissait depuislongtemps, et il ne sourit pas. Le lieutenant Desjardins se penchamême à son oreille, pour lui parler.
Moi, j’avais passé sur la droite, n’ayant pasde vote à donner. – Chauvel, maître Jean et moi, nous sortîmesensemble ; nous eûmes mille peines à traverser de nouveau lafoule ; et même en bas, au lieu de remonter sur la place, oùceux de Mittelbronn venaient d’arriver, il nous fallut passer parderrière, sous la vieille halle. Là, Chauvel nous quitta tout desuite, en nous disant :
– À ce soir, aux Baraques, nouscauserons.
Il avait encore de ses petits livres àvendre.
Maître Jean et moi nous rentrâmes seuls cheznous, tout pensifs. Les gens s’en allaient ; ils paraissaientbien fatigués et pourtant encore joyeux. Quelques-uns avaient bu uncoup de trop, et chantaient en levant les bras le long des chemins.Mon père et Valentin ne vinrent que plus tard. Nous aurions pu leschercher longtemps, avant de les trouver.
Ce même soir, après le souper, Chauvel et safille arrivèrent comme à l’ordinaire. Chauvel avait un gros paquetde papier dans sa poche ; c’étaient les discours prononcés lematin avant les élections, dans la grande salle de la mairie, parM. le prévôt et son lieutenant ; et puis lesprocès-verbaux de comparution du clergé, de la noblesse et du tiersétat. Les discours étaient bien beaux ; et, comme maître Jeans’étonnait que des gens qui nous parlaient si bien nous eussenttoujours traités si mal, Chauvel dit en souriant :
– À l’avenir, il faudra que tout soitd’accord : les actions et les paroles. Ces messieurs voientque le peuple est le plus fort, et ils lui tirent le chapeau ;mais il faut aussi que le peuple connaisse sa force et qu’il enuse, alors tout ira selon la justice.
