Jean sans peur

IV – « ACTA GESTAQUE »

En cette même nuit où Passavant se présentaitau logis de Saïtano, divers personnages de l’Hôtel Saint-Pol,obéissant à la tortueuse et profonde mathématique de cette forceinconnue qui assemble les éléments de drame éparpillés, exécutaientdes gestes que nous devons relater à ce moment de notre récit.

En tête de ces personnages, nous devons placerle chien « Major ». Nous l’avons laissé dans le bâtimentaux pâtisseries où l’avait attiré le subtil valet stylé parIsabeau.

Ce chien de grand luxe, dans les yeux de quine pétillait pas cette malice qu’on voit en certains de sesconfrères, outre qu’il était bête, avait aussi le tort d’êtregourmand.

Grâce à sa gourmandise, Major se trouvaemprisonné. Dès qu’il s’en aperçut, il se mit à bondir, à hurler,renversa des étagères où s’alignaient des pâtisseries variées, fitun vacarme extraordinaire, le tout en pure perte.

Ces hurlements et ces bonds cessèrent tout àcoup. Major venait d’apercevoir sur le carreau de nombreusesfriandises qu’ils avaient renversées. Il se dit alors que la prisonavait du bon. En raison de sa bêtise, Major avait la gloutonnerieimmodérée ; il n’était pas capable, comme la plupart deschiens, de savoir s’arrêter à temps ; bref, il eut uneindigestion. On l’entendit gémir et se lamenter.

Finalement, il s’endormit du sommeil desgoinfres, qui est lourd, pesant et sans rêves.

Lorsqu’il se réveilla, il faisait jour. Il vitla porte ouverte, et, la queue basse, fila rapidement non sansavoir jeté à droite, à gauche, un dernier regard – peut-être dansl’espoir de se procurer une deuxième indigestion. Il n’y avait plusrien. Il avait tout dévoré.

Major erra quelques heures dans les vastesjardins, sans même se demander pourquoi on l’avait emprisonné, etpourquoi on le relâchait. Il se demandait seulement pourquoi onl’avait gavé de gâteaux. Vers le moment où Honoré de Champdiverslui servait sa pâtée – soin que le vieux brave ne laissait àpersonne – Major s’introduisit dans les appartements d’Odette aveccet air d’innocente indifférence qu’ils prennent quand ils ont unefaute à se faire pardonner.

Alors il alla se coucher aux pieds de samaîtresse.

Odette, assise dans son fauteuil à dossiersculpté suivant la mode de ces temps gothiques, semblait perdue enune lointaine rêverie. Parfois un soupir gonflait son sein. Parfoisaussi une larme tombait de ses yeux. Une profonde mélancolie pesaitsur le front de la jeune fille. Et ce n’était pas au roi Charlesqu’elle songeait, à ce fou qui, en ce moment, dormait, abattu parla crise que nous avons signalée. Elle ne songeait pas non plus àJean Sans Peur ; et pourtant elle savait maintenant que cethomme était son père et la curiosité, à défaut d’autre sentiment,eût pu porter vers lui ses rêveries. Elle ne songeait pas non plusà Passavant, – et pourtant il était présent au fond de son cœur.Elle ne songeait pas même à cette reine qui était pour elle unevivante menace de mort.

Toute la pensée d’Odette allait à Honoré deChampdivers et à la dame Margentine.

Elle avait appris à les aimer, à lesrespecter, ces deux êtres de bonté, de dévouement et de tendresse.Dans le fait, ils étaient tout pour elle. Eux disparus, il luisemblait que tout lui manquait à la fois de la vie.

Disparus ? Le roi l’avait affirmé :il était impossible qu’on eût attenté à leur vie. Mais une de cesmystérieuses douleurs, plus fortes que la raison et les raisons,disait à Odette que la vérité devait être plus terrible :Champdivers et Margentine étaient morts !… À ce moment, sonregard tomba sur le chien. Elle tressaillit d’un faible espoir, etcaressa la tête de Major en murmurant :

– Et pourtant : tu les eussesdéfendus, toi ?

Vers ce même moment, par une sorte d’affinitédes gestes divers qui finissent par composer un événement, Isabeause penchait vers la tigresse Impéria, et murmurait :

– C’est toi, n’est-ce pas, c’est toi quime vengeras ?

Ceci se passait dans cette salle spécialementaménagée pour les ébats de la tigresse, vaste, sans meuble autreque cet entassement de fourrures où Isabeau se reposait.

La reine était presque joyeuse. Mais il paraîtque cette joie qu’elle manifestait ne présageait rien de bon pourses serviteurs, car un grand silence régnait dans le palais.

La reine passa cette journée tout entière entête à tête avec la tigresse.

La nuit s’écoula sans incident digne deremarque.

C’était cette nuit où le chevalier dePassavant dormit sur le plateau du Voliard, sous la pluie,attendant l’heure de se rendre au château du duc d’Orléans.

Le lendemain matin, Isabeau de Bavière, plusjoyeuse encore que la veille – et plus terrible, parut-il à ceuxqui la connaissaient bien – tint sa cour et annonça que sous peu dejours aurait lieu dans son palais une nouvelle fête à laquelle elleinvitait, dit-elle, tout ce qui était jeune et gracieux.

– Je ne veux pas autour de moi de figuresmoroses, ni laides, ajouta-t-elle. Ici, c’est le royaume de laBeauté, ici, c’est la capitale de l’amour, ici, c’est le palais dela joie.

À midi, la reine rentra dans la salle réservéeà la tigresse Impéria.

Bois-Redon, capitaine des gardes, entra et ditgravement :

– Majesté, on apporte les viandes de SaSeigneurie Impéria.

Il ne faut pas croire que le brave Bois-Redonplaisantait. On ne plaisantait avec Isabeau que lorsqu’elle levoulait. On plaisantait, on riait, on pleurait par ordre. Cesparoles du capitaine étaient l’ordinaire formule employée dès qu’ils’agissait de la tigresse favorite.

Derrière Bois-Redon se montrait un colossehabillé de vêtements en cuir épais et portant à la main une fourcheen acier, à deux dents aiguës : c’était le chef des gardiensdes fauves.

Derrière lui venaient deux hommes portant unlarge panier au fond duquel on voyait des quartiers sanglants.

Impéria se leva, le mufle tendu, les narinesouvertes, l’œil en feu.

– Qu’on remporte ces viandes ! ditfroidement Isabeau.

Bois-Redon, dressé à l’obéissance passive, setourna vers les porteurs et fit un geste. Mais le gardien desfauves, d’abord stupéfait par cet ordre, entra rapidement dans lasalle, ploya le genou et dit :

– Majesté, si l’animal ne mange pas, ilsera tout à l’heure impossible d’en approcher.

La reine laissa tomber sur l’homme à demiprosterné un regard de dédain sauvage, et elle prononça :

– Tu veux donc être pendu, toi ?

Le gardien des fauves se redressa, déposa safourche d’acier dans un coin de la salle, puis s’inclinaprofondément.

– La reine, dit-il, aura bientôt besoinde cette arme. Je la lui laisse.

Cette fois, Isabeau approuva d’un signe detête. Bois-Redon, le gardien, les porteurs disparurent. Impéria, deson pas souple, marcha jusqu’à la porte, puis se tourna vers lareine et leva son regard luisant.

– Mais oui, dit Isabeau en riant, tu vasjeûner, ma belle. Je le veux ainsi. Vas-tu te fâcher ?

La tigresse commença à battre l’air de saqueue puissante, et fit entendre un grondement.

Isabeau, d’une voix calme, mais qui eût faitfrissonner ceux qui l’eussent entendue et comprise,ajouta :

– Cette nuit, il faut que tu aiesfaim…

Puis, à coups de cravache, elle repoussa latigresse dans la salle spéciale et ferma la porte. Elle se jeta surson divan de peaux entassées, et, immobile, les paupières closes,les bras derrière la tête, se mit à rêver. Toute la journée, onentendit les rugissements de la tigresse.

Le soir, c’est-à-dire vers le moment oùPassavant entrait dans Paris, presque aussi affamé qu’Impéria,Isabeau appela Bois-Redon.

Le capitaine entra, un peu pâle.

Pendant une longue minute, Isabeau le regardadans les yeux. Sans doute, elle comprit ce qui se passait dansl’esprit de Bois-Redon. Elle haussa les épaules. Froidement, elledemanda :

– Est-ce fait ?…

– Oui, Majesté, répondit sourdement lecapitaine. Cela n’a pas été sans mal. Mais enfin c’est fait. Lechemin est libre… le chemin, ajouta-t-il en frissonnant, qui mène àla chambre de la demoiselle de Champdivers !…

Isabeau saisit ce frisson. De nouveau sonregard, d’une clarté mortelle, plongea jusqu’à l’âme de cet autrefauve qu’était Bois-Redon. Fauve, oui, mais fauve noncompliqué.

Bois-Redon criminel savait à peine s’il étaitou non criminel. Au fond, il n’avait qu’une pensée : obéir àla reine !… Isabeau posa ses deux mains délicates sur lesrobustes épaules du colosse, et on eût dit que sous ce poids àpeine sensible, il était prêt à fléchir. D’une voix grave, la reineprononça :

– Tu trembles, Bois-Redon ? Tu aspeur ? Dis-le.

– Oui, dit Bois-Redon, j’ai peur. C’estvrai. Jamais je n’ai eu peur ainsi.

Un sourire livide glissa sur les lèvresd’Isabeau. Elle reprit :

– Tu as peur d’Impéria ?…

– Non, gronda le capitaine, dût-elle medévorer sous vos yeux ! Je n’ai pas peur de mourir.

– Alors ?… Voyons, parle, dis-moitoute ta pensée. D’avance, je te pardonne.

– J’ai peur de ce que nous allons faire.C’est trop horrible.

Et il se courba, tête basse, implorant cepardon qu’on lui avait promis d’avance et sur lequel il ne comptaitguère. La reine se recula. Bois-Redon trembla. Isabeau, une minute,se tût, puis :

– Eh bien, va-t-en…

– Majesté ! bégaya Bois-Redon.

– Va-t-en, puisque tu as peur. Va-t-en.Je te chasse. Que jamais plus je ne te voie devant moi. Tu vois, jete pardonne. Je ne te fais pas saisir. Je ne te fais pas jeter danscette Huidelonne qui t’inspire tant de terreur. Je ne t’exile mêmepas de Paris. Je te chasse de ma présence, voilà tout. Va-t-en.

Il y eut un souffle court de bœuf qui ne veutpas se laisser assommer. Il bredouilla :

– Tuez-moi, j’aime mieux cela… Vousquitter… m’en aller… ne plus vous voir… Ah ! vous en parlez àvotre aise, Majesté. Mais est-ce que c’est possible ? Est-cequ’on peut vivre en respirant un autre air que le vôtre ?Est-ce qu’on peut vivre sans vous voir ? J’aime mieux qu’on mecrève les yeux ou qu’on m’arrache le cœur, ce que vous voudrez,mais ne me condamnez pas à cela. Que suis-je, Majesté ? Ungentilhomme dont la vie date du moment où là-bas, le jour de votrearrivée en Champagne, vous avez abaissé vos yeux sur lui. Depuis,je suis votre chien. Je ne vis que ce que vous me permettez devivre. Je mourrai quand vous voudrez. Allons, Majesté, on tue sonchien quand on n’en veut plus, on ne le chasse pas.

Le colosse parlait, avec un vague étonnementde s’entendre si longuement parler. Il ne pleurait pas, mais chacunde ses accents était un sanglot.

Il y avait en lui de la stupeur, del’effarement, de la douleur, il ne savait quoi. La reine leconsidéra avec orgueil. Et, en réponse à cette naïve plainte, àcette poignante lamentation du capitaine, elle se ditseulement :

– Celui-ci est bien à moi !

Et du même ton qu’elle employait pourpardonner à Impéria :

– C’est bien, dit-elle, tu resteras.

Alors le colosse eut un soupir pareil à unrâle de joie. Il était bien dompté, celui-là. Isabeaureprit :

– Oui, mais plus de pâleurs, hein ?Plus de regards effarés, dis ? Plus de battements de cœur,n’est-ce pas ? Rien que de l’obéissance. Tu l’as dit, je suistout pour toi. Si je meurs, tu meurs, est-ce vrai ?

– C’est vrai, dit Bois-Redon, d’un accentde profonde sincérité.

– Eh bien, je mourrai si cette fille vit,tu comprends ? Je ne veux pas qu’elle soit la prisonnière deJean de Bourgogne, car moi, j’aime Jean de Bourgogne, tucomprends ?

Bois-Redon accueillit sans la moindre surpriseni le moindre chagrin cette déclaration de la reine. Au fait, quelui importait qu’elle aimât ou non ? Lui n’était que lechien.

– Majesté, dit-il en reprenant, cet airde féroce candeur qui était la marque de sa physionomie, s’il nes’agit que de la demoiselle de Champdivers…

Un geste redoutable acheva d’expliquer sapensée de meurtre.

– Et demain, triple brute, tout le mondesaurait que la reine, la méchante reine, a fait meurtrir l’Ange del’Hôtel Saint-Pol… Non, capitaine, je ne suis pas encore assezreine pour décréter la mort et faire exécuter la sentence. Tandisqu’un accident est dans la main de Dieu. Un fauve peut s’échapperdes cages et entrer dans un appartement. Cela s’est déjà vu.

Quelques minutes, Isabeau demeura pensive. Endessous, elle étudiait Bois-Redon. Mais le capitaine ne bronchaitplus. La reine eut un sourire de satisfaction. Ellecontinua :

– Que fait le roi ? Es-tu parvenu àle savoir exactement !

– Le roi ne sortira pas cette nuit de sesappartements, car il est aux mains des deux guérisseurs que luienvoie Jean de Bourgogne.

La reine tressaillit légèrement :

– Pierre Tosant et Martin Lancelotsont-ils donc arrivés ?

– Ces deux bons ermites sont auprès denotre sire le roi, dit Bois-Redon, étonné de cette émotion quemanifestait la reine. Ils ont entrepris l’exorcisme qui, paraît-il,durera toute la nuit. C’est du moins tout ce que j’ai pusavoir.

– C’est bien, cela suffit. Retire-toi.Tiens-toi prêt à m’accompagner quand je t’appellerai et soisconvenablement armé.

Bois-Redon eut un sourire vainqueur et louchasur sa dague. Cela voudrait dire que, cette arme au poing, il necraignait rien ni pour lui, ni pour la reine. Puis il sortit.

Isabeau demeura immobile à la même place. Elleécoutait les rugissements d’Impéria. Ces plaintes du fauve affamédevenaient en apparence moins terribles.

Isabeau écoutait cela, ou du moins se donnaitle prétexte d’écouter. En réalité, elle songeait. Sa rêverie, plusloin que Bois-Redon, que Jean Sans Peur, que le roi, et mêmequ’Odette de Champdivers, allait chercher ce jeune chevalier que,dans la forêt de Vincennes, elle avait vu étincelant de bravoure,et qui l’avait sauvée des mains des Écorcheurs.

Passavant n’était pas mort.

Passavant s’était dressé entre elle etOdette.

La reine se sentait frémir. Elle s’excitait àla colère contre ce Passavant sans l’intervention de qui Odette eûtsuccombé à l’attaque des Bourguignons. Et cette colère, elles’étonnait, elle s’irritait de ne pas la trouver au fond de soncœur. Elle songeait :

– S’il était à moi, que ne pourrais-jeentreprendre ! Il me vengerait de Jean Sans Peur, lui !Il me vengerait de ce misérable fou ! Il me vengerait del’intrigante ! Il me vengerait de ce Berry qui, dans l’ombre,conspire ma perte ! Il me vengerait de ce Bourbon quim’insulte de sa bienveillance !

Longtemps elle rêva ainsi, et enfin, secouantla tête, d’une voix plus lointaine, elle répéta :

– Si Passavant était à moi… Allons !gronda-t-elle tout à coup.

L’heure d’agir était venue. Elle appelaBois-Redon, et lui donna quelques ordres rapides. Bois-Redons’élança. En somme il fallait s’arranger pour que la tigresse, unefois lâchée, ne trouvât aucun être vivant sur son passage.

Au bout d’un quart d’heure, Bois-Redon revint,et comme il avait annoncé que l’entrée du parloir était libre (sansdoute par trahison), il annonça cette fois que libre était lechemin qui y conduisait.

– C’est bien. Sors, maintenant. Et quandtu me verras paraître, tu me suivras à distance. Tu seras prêt àtout.

– Mais, commença Bois-Redon, allez-vousdonc seule…

– Sors, te dis-je ! Seule… Oui. Soisprêt à tout, non contre Impéria qui n’est qu’une tigresse et pourqui je suffis, mais contre des hommes, si nous en rencontrons.

Bois-Redon jeta un dernier regard d’admirationsur la reine, d’épouvante sur la porte derrière laquelle onentendait haleter Impéria – et il sortit.

Alors, rapidement, Isabeau procéda à unetoilette qui était comme son branle-bas de combat. Elle supprima deson costume tout ce qui était flottant, tout ce qui pouvait êtrefacilement agrippé, et elle se trouva cuirassée et vêtue à peu prèscomme le chef des gardiens. Elle saisit la fourche d’acier, et elleouvrit la porte.

D’un bond, Impéria fut dans la salle.

Sans attendre, sans lui parler, sans laprévenir, la dompteuse marcha sur la tigresse, la fourche en arrêt.Le fauve recula, la gueule enflammée, battant l’air de ses griffes.Impéria reculait, la fourche sur le naseau. Elle se trouva acculéeà un angle de la salle et s’y dressa, furieuse, plus étonnée encoreque furieuse.

L’instant terrible était venu. Ou Isabeauserait tuée, ou le fauve serait dompté. La tigresse tenta lesuprême effort. Elle se laissa retomber sur ses pattes et seramassa pour bondir. Isabeau, effroyable peut-être à ce moment,mais aussi digne d’admiration, vit que le bond allait se produire,et elle attaqua la première. La fourche d’acier vigoureusementmaintenue sur le nez de la tigresse, de la main droite elle lacravacha à coups redoublés. Les pointes de la fourche, violemment,frappèrent. La bête se débattait pour sortir de cet angle. Cettelutte émouvante et hideuse dura quelques secondes à peine.

Tout à coup, Isabeau jeta sa cravache etdéposa la fourche d’acier.

La bête vaincue, allongée sur le tapis,râlait.

Dans ses yeux il y avait presque de latristesse. Impéria ne comprenait pas. Isabeau ne lui adressa pas unmot. Seulement elle la fixait durement.

– Tu vois, dit-elle enfin, je suis laplus forte. Ainsi, n’essaie pas de résister !

Elle saisit un collier de cuir épais et lepassa au cou de l’animal. Ce collier était là, tout préparéd’avance. Une chaîne d’acier assez courte s’y adaptait. Isabeaureprit sa cravache.

– En route, dit-elle.

Impéria obéit, stupéfaite peut-être, maisamassant en elle une rage de fureur qui, dans quelques minutes,moins peut-être, allait faire explosion. Isabeau se rendait compteavec une lucidité effrayante des dispositions d’esprit de latigresse. En route ! Et la tigresse obéissait.

La grande galerie parcourue, le vaste escalierdescendu, Impéria se trouva en plein air et eut la velléité des’arrêter. Un violent coup de cravache la cingla. En route !…De ci, de là, des ombres fuyaient.

À vingt pas derrière venait Bois-Redon. Latigresse marchait presque paisiblement. Peut-être était-elle encoresous l’obsession de la stupeur. En route ! Dans la nuit,bientôt, se profila le palais du roi. Impéria se vit bientôt dansun large et long couloir. Au bout de ce couloir, une portes’ouvrit. Qui ouvrit la porte ? Nous l’allons dire. Pourl’instant, il y a ceci : la porte fut ouverte, voilà tout.

La tigresse, au même instant, se sentitdébarrassée de son collier. Elle demeura une seconde immobile,battant lentement l’air de sa queue onduleuse. Puis, d’une allureformidablement paisible, elle se remit en marche – en marche versla porte ouverte là au fond du couloir !…

Maintenant, nous devons revenir à Odette deChampdivers.

En cette journée, elle s’était, commed’habitude, préparée à recevoir la visite du roi Charles, et, commeil ne paraissait pas, elle-même, ainsi que cela lui arrivaitparfois, s’était mise en route vers les appartements royaux. Mais àla porte de la grande antichambre remplie de gens d’armes, uncapitaine avait annoncé à Odette que nul, pas même la reine, cejour-là, ne pouvait entrer chez le roi, vu que deux saints ermitestentaient de l’exorciser afin de le guérir de son mal.

Odette était donc rentrée dans sonappartement, étonnée, inquiète de cet exorcisme.

Une nouvelle gouvernante se présenta, sedisant envoyée par le roi lui-même pour remplacer dame Margentineet veiller à la sûreté de la demoiselle de Champdivers.

Odette accepta la nouvelle gouvernante, etremettant à plus tard de l’installer dans ses fonctions, luiindiqua d’un geste la chambre qu’avait occupé dame Margentine.Quelques minutes plus tard, elle ne songeait déjà plus à lanouvelle venue.

Simplement, elle avait donné l’ordre qu’aucunede ses femmes ne vint la déranger.

Odette voulait être seule.

Une vague inquiétude la prenait. Pourquoi nepouvait-elle arriver au roi ? Pourquoi le roi ne venait-il pasà elle ? Qu’était-ce que cet exorcisme qu’accomplissaient lesdeux saints ermites ? Elle sentait, elle comprenait quequelque chose se préparait. Mais quoi ?

Sur le soir, elle appela une de ses servantesfavorites avec laquelle, parfois, elle aimait à s’entretenir. Aulieu de cette jeune fille, ce fut la nouvelle gouvernante qui seprésenta.

Ce fut assez étrange. Cette femme semblaittrès familiarisée déjà avec les habitudes d’Odette, et les diversmeubles et objets des appartements en général et de ce petit salonen particulier. Sans qu’on le lui eût demandé, elle alluma lescires, baissa les lourds volets qui protégeaient les fenêtres.Odette réclama sa suivante. La gouvernante assura qu’elle l’allaitchercher elle-même, et sortit.

Mais plus d’une heure se passa.

Odette s’était jetée dans son grand fauteuilet se laissait aller à ses regrets, à ses rêveries. Major allait etvenait en grondant parfois. Neuf heures sonnèrent. Le bruit de lacloche fit tressaillir la jeune fille, et elle se souvint alorsqu’elle avait inutilement demandé sa suivante. Elle appela. Ce futencore la gouvernante qui se présenta, silencieuse, onduleuse,glissante et souriante.

Odette remarqua alors que cette femme,solidement bâtie, devait être d’une force peu commune. Elle laregarda avec plus d’attention et, la voyant si humble, si soumised’attitude, se reprocha l’insurmontable répulsion qu’elle sentaitgrandir en elle.

Le chien grondait sourdement.

La gouvernante le tenait à l’œil.

Cette inquiétude qu’Odette avait déjà éprouvéedans la journée s’empara encore d’elle.

– Faites venir mes suivantes, dit-elle –et sa voix tremblait un peu.

– Les suivantes ! s’écria lagouvernante en levant les bras au ciel. Dieu me pardonne !Mais ai-je donc mal entendu ? Ou mal compris ? Quelmalheur ! Je les ai toutes renvoyées, car vous m’avez assuréque vous vouliez être seule…

Odette pâlit. Elle jeta un rapide regard surcette femme et, sans rien dire, courut jusqu’à l’antichambre où,d’après les ordres du roi, des gardes devaient se tenir enpermanence.

Non seulement il n’y avait aucun garde dansl’antichambre, ni dans cette salle des gardes où le sire deBois-Redon avait opéré le tour de cartes qu’on a vu, mais encore,les portes extérieures étant fermées, Odette vit qu’il lui étaitimpossible de sortir : elle était prisonnière.

Ce ne fut pas de la crainte qu’elle éprouvaalors, mais une sorte d’indignation. C’était une âme vaillante surqui la peur avait peu de prise. Elle revint au petit salon et, d’unton bref :

– Où sont mes gardes ?

– Le roi est le maître, dit lagouvernante. Le roi a donné des ordres. Hélas ! si j’avaisprévu que ces ordres pussent vous déplaire… je vous eusse tout aumoins prévenue.

– Quels ordres ? Parlezclairement.

– Le roi a voulu que tous les gensd’armes du palais fussent pour cette nuit massés autour de sesappartements. Je n’y puis rien, vraiment. Et je vois que vous meregardez comme coupable…

Odette frémissait. Elle fit lentement le tourdu petit salon, et enfin, revenant s’arrêter devant cette femme,d’une voix étrangement douce, elle lui dit :

– Sa Majesté la reine a voulu me fairesaisir l’avant-dernière nuit. Par quel miracle je fus sauvée, Dieule sait… Dieu et quelqu’un qui sans doute a été écarté, puisqu’iln’est pas ici pour me défendre. Ce qu’on n’a pu faire cettenuit-là, on va maintenant le tenter. Soit. C’est donc ce soir queje mourrai. Car votre maîtresse, je pense, n’espère pas m’avoirvivante ?

– Ma maîtresse ? balbutia lafemme.

– Sans doute, dit tranquillement Odette…Votre maîtresse la reine. Vous êtes ici pour me trahir, pour melivrer… Taisez-vous… Pas un mot… Écoutez seulement. Je ne parle pasà votre cœur, car vous n’eussiez pas accepté pareille besogne sivous aviez un cœur, je parle à votre intérêt. Vous devez aimerl’argent. Puisque vous avez accepté de me trahir, vous pouveztrahir votre maîtresse. Vous pouvez le faire sans danger…

– Madame, ah ! madame, quelleschoses affreuses dites-vous ! balbutia la femme.

– La vérité est souvent affreuse, ditOdette. Vous pouvez me sauver sans danger. Je ne vous demande pasde me faire sortir. Je ne veux pas sortir d’ici, même si je vois lamort. Mais vous pouvez parvenir jusqu’au roi, et lui dire… ce quidoit se passer ici tout à l’heure.

– Mais quoi ! cria la femme ensanglotant. C’est horrible d’être ainsi accusée !

Odette tourna le dos, courut à un admirablepetit bahut qu’elle ouvrit, saisit une cassette, la porta sur latable, et en versa le contenu, – bracelets, chaînes, anneaux,diamants, pierres de toutes couleurs dont les feux se mêlaient enune féerique flambée.

Cette flamme se répercuta pour ainsi dire dansles yeux de la gouvernante.

Odette, qui ne la perdait pas de vue, eut uneseconde d’espoir. Mais cet espoir s’éteignit aussitôt, en mêmetemps que s’éteignit dans l’œil de la femme la flammed’avarice.

Odette comprit qu’elle était perdue. Une foisencore, elle fit le tour du petit salon, la tête basse, et encore,elle vint s’arrêter devant l’espionne. Et ce que dit alors lavictime fut terrible. De sa voix douce :

– Dites-moi au moins comment je dois êtretuée…

Cette fois, la femme tressaillit violemment,fut secouée d’un frisson, comme si on l’eût frappée au cœur d’uncoup de poignard.

– Je ne sais pas ! répondit lafemme, dans un souffle.

Ce fut tout. Il n’y eut plus qu’un silenceaffreux. Odette baissa encore la tête. Quand elle la releva, elles’aperçut que la femme avait disparu…

Odette lentement, alla reprendre sa place dansle fauteuil et, au bout de quelques minutes, des larmess’échappèrent de ses yeux. C’était le tribut qu’elle payait auregret. Le regret de la vie ! Si jeune, avec tant de chosesdans le cœur, quand la vie s’ouvrait à elle, radieuse, belle,charmante, auréolée de purs rêves d’amour qui la faisaient pareilleà une de ces exquises aurores de printemps, il fallaitmourir !…

Très vite, cette rêverie suprême prit uneforme précise.

Dans cette minute où elle allait mourir,Odette sentit que, pour elle, regretter la vie c’était regretter lechevalier de Passavant.

Le chien allait et venait, reniflait,grondait.

Odette n’y prenait pas garde.

Un bruit léger, tout à coup, la fittressaillir. Elle leva les yeux et vit que la porte du petit salonvenait de s’ouvrir. Dans le long couloir, elle entrevit une formequi fuyait. C’était la femme, c’était la nouvelle gouvernante. Cefut une indistincte et rapide vision qui s’évanouit.

– Ô ma bonne et chère Margentine !murmura Odette. Ô mon pauvre Champdivers, adieu, je vais…

Elle n’en dit pas plus long. À cet instantmême, elle fut debout, tremblante, saisie d’horreur. Ses yeuxagrandis par l’épouvante se fixaient sur un être qui, le long ducouloir, venait d’un pas souple et silencieux.

Comme dans les cauchemars, elle voulut fuir etse sentit rivée à sa place. La nausée de la terreur souleva soncœur. Elle fut livide. La sueur coula sur son front. Elleregardait. Elle eût tout donné pour pouvoir détourner ses yeux.

La tigresse !… Impéria !… Latigresse était là, à quatre ou cinq pas, fouettant l’air de saqueue, apprêtant son onduleuse échine pour le bond. Elle avait lagueule entrouverte. Un souffle chaud s’en échappait.

Odette eut un faible gémissement, et, lesjambes brisées, retomba dans le fauteuil.

Puis elle ferma les yeux.

Presque au même instant, elle lesrouvrit : le fauve venait de pousser son rugissement… et ceque vit alors Odette lui apparut comme la suite nécessaire, fatale,du cauchemar qui l’étreignait.

Au moment où la tigresse allait bondir, unautre être, un animal, avec une tranquillité majestueuse etterrible, s’était placé devant Odette.

C’était Major !

Le chien leva les yeux vers sa maîtresse.Clairement, il dit : N’aie pas peur.

Étonnée d’abord, une seconde hésitante devantcette rencontre imprévue, la tigresse, lentement, se mit à rampervers le chien. Lui ne bougea pas. Seulement il frissonna. Son poilhérissé parut agité comme des vagues. Il continua à regarder lefauve. Peut-être le pauvre Major se disait-il que mieux valait nepas voir. Mais son grondement se fit plus sourd, plus profond.

D’un battement formidable de sa queue, latigresse renversa une table. Elle eut un long bâillement qui setermina en rugissement, et elle s’avança…

À cet instant, comme une sensation de bruitsirréels, Odette entendit deux jappements brefs, et comme une visiond’image sans existence, au fond des chaos de son rêve, elle vit unentrelacement confus des deux êtres en présence. Tout de suite, lesbrumes qui enveloppaient ces choses, comme emportées par un soufflede tempête, se dissipèrent, – et Odette vit !

Major avait sauté sur la tigresse et l’avaitcoiffée.

D’un coup de sa mâchoire de fer, il lui avaitarraché une oreille.

De son côté la tigresse, d’un coup de patte,avait labouré le cou du chien.

Une large flaque rouge s’étalait, et lentementgagnait de la place. Une violente odeur de sang, parmi l’âcre odeurdu fauve, montait.

La lutte avait duré une demi-seconde. Etmaintenant les deux bêtes, prenant de la réflexion et ramassant desforces, se regardaient dans leur attitude première : Impéria,l’échine ramassée, les lèvres soulevées par un rictus de haine,battant l’air de sa queue, très lentement ; Major, placé decôté, semblant ne pas voir l’ennemi, le poil hérissé, les dentsprêtes, l’œil féroce, la tête un peu basse. Un double grognementsortait de là, mais à peine sensible.

En somme, ils étaient comme avantl’escarmouche. Seulement Impéria avait au côté gauche de la têtel’affreuse blessure de son oreille arrachée – et une large raiesanglante courait sur le cou allongé de Major.

Brusquement eut lieu la deuxième attaque.Impéria se détendit et tomba sur Major. Le chien roula en boule. Ily eut un rugissement rauque et un furieux jappement très clair,puis des grognements confus. Il n’y eut plus qu’une mêlée informed’où parfois jaillissait une griffe, où on eût pu entrevoir lagueule sanglante du chien et le mufle rouge de la tigresse. Celaapparaissait et disparaissait. Un hurlement de douleur, unbâillement de souffrance et de rage, quelquefois, montaient de cegroupe tordu, enlacé, roulant d’un bout à l’autre de la pièce,parfois se dressant tout entier, comme composé d’un seul être, puisretombant à plat.

Aussi soudainement qu’elle avait commencé, labataille cessa.

Elle avait duré une vingtaine de secondes.

Maintenant les deux bêtes se tenaient à cinqpas l’une de l’autre. Toutes deux étaient méconnaissables. Major àdemi éventré, couturé de larges balafres rouges ; il tremblaitsur ses pattes, comme on les voit vaciller à l’heure del’agonie ; il tenait la tête basse, le museau sur letapis ; son poil ne se hérissait plus, sa voix ne grondaitplus, mais son œil, de côté, surveillait encore la tigresse.Impéria râlait. L’oreille droite était arrachée comme la gauche.Son sang coulait par cinq ou six profondes ouvertures à la gorge.La tigresse était allongée sur le tapis. Son flanc haletait. Sesgriffes rentraient et sortaient.

Deux minutes se passèrent.

Impéria se remit debout. Major s’apprêta à lalutte suprême.

Et la bataille recommença.

Avec une sorte de gémissement, Impéria leva lagriffe et tenta de labourer le crâne de l’ennemi. Elle fit celaavec lenteur, désespérée que ce ne fût pas un coup de foudre. Lagriffe traça un nouveau sillage sanglant. Major, avec la mêmeeffroyable lenteur, tourna la tête vers la gorge de la tigresse etdonna son coup de mâchoire. Une nouvelle fontaine de sang s’ouvrità la gorge d’Impéria.

Elle voulut encore donner de la griffe. Maisson énorme patte impuissante retomba lourdement.

Les deux ennemis se regardèrent : deuxregards lamentables, mornes, affreux de haine.

La fin de cette étrange bataille fut plusétrange que les péripéties de la bataille. Comme ils se regardaientaussi avec le désespoir de ne pouvoir se tuer, une dernièresecousse des forces nerveuses ranima le grand chien et, rudement,il donna son coup de mâchoire.

Alors, la tigresse gémit de ragedésespérée.

Puis, chose vraiment terrible à voir, ellerecula devant le chien, en gémissant.

Vacillant sur ses pattes, la tête basse, l’œilen dessous, Major s’avançait, et la tigresse reculait. Elleatteignit ainsi le couloir dans lequel elle entra, laissantderrière elle un sillage rouge. Elle s’en alla en gémissant. On eûtdit le sanglot de quelque chef barbare pleurant sur sa défaite.

Major se mit en travers de la porte ouverte etregarda la tigresse s’en aller.

Ce fut seulement lorsque Impéria eut disparuau loin que le chien se laissa tomber sur le flanc et, exhalant unlong soupir, leva un instant les yeux sur Odette.

Lorsque la reine Isabeau vit revenir satigresse à demi-morte et se traînant à peine, elle eut le terriblepressentiment de son malheur – et que l’intrigante lui échappait.Sur un mot d’elle, Bois-Redon s’élança.

Et maintenant, il faut la choseinvraisemblable, mais véridique : pendant l’absence deBois-Redon, Isabeau oublia Odette, le roi, Jean Sans Peur etqu’elle fût reine – elle oublia tout, pour soigner la tigresse.

Ces dix minutes pendant lesquelles elle pleurades larmes de pitié, s’ingénia à rafraîchir les blessures, à lespanser, à les couvrir d’onguents, ces dix minutes durent compterparmi les plus jolies et les plus pures de sa vie.

Bois-Redon revint et fit sonrapport :

– Impéria s’est rencontré avec Major,voilà le diable. Il y a eu bataille. Si vous m’aviez laissé fairel’autre nuit, le chien ne se fût pas trouvé là, et…

– Et elle ? interrogea Isabeau avecune violente impatience.

– Saine et sauve. C’était à prévoir. CeMajor, ajouta Bois-Redon avec sympathie, est aussi fort quemoi.

– Mais que fait-elle ? hurla Isabeaudémente de rage.

– Impossible de l’approcher. Le roi…

– Quoi ! Mais parle donc,brute ! Es-tu donc plus brute encore que le chien ?

– Voilà, dit tranquillement Bois-Redon.Le roi, maintenant, est dans les appartements de la demoiselle deChampdivers. Il a échappé à Tosant et Lancelot qui sont pourtantdeux ermites de première force. Prévenu par qui ? Je ne sais.Mais il est là avec dix ou quinze de ses gentilshommes, et soncapitaine.

Isabeau se tut. Elle frissonnait. Ellegrelottait. Sa figure était livide. Elle ne risquait pas un geste.Elle se mordait les lèvres pour ne pas prononcer un mot. Toutes sesforces, elle les employait à triompher de l’affreuse crise defureur qui se déchaînait en elle et qui l’eût laissée inerte pourplusieurs heures si elle se fût abandonnée.

Isabeau, frénétiquement, de toute son âme,voulut que, tout de suite, cette nuit même, la question fûttranchée. Elle ne pouvait plus attendre : il fallait qu’Odettedisparût.

Comment ? À qui s’adresser ? Quelmoyen employer, maintenant surtout que l’éveil étaitdonné ?

Tout à coup un sourire crispa ses lèvresencore tremblantes de rage. Rapidement elle s’enveloppa d’unmanteau, rabattit la capuche sur sa tête, et dit àBois-Redon : En route !

– Où allons-nous ? demandapaisiblement le colosse.

– Chez Saïtano, répondit la reine.

Il était à ce moment un peu plus de onzeheures et demie.

C’était le moment où le chevalier de Passavantvenait de pénétrer chez le sorcier de la Cité pour lui demandercompte de ses mensonges. On a vu que cet entretien avait fort maltourné pour le chevalier, et que Saïtano était parvenu à l’endormiren lui plaçant sur la bouche un linge imbibé de quelque liquide àexhalaisons stupéfiantes.

Le chevalier, plongé dans un sommeilléthargique, fut porté par Saïtano et Gérande sur la table demarbre, dans la salle où, enchaînés sur leurs escabeaux,attendaient Bruscaille, Bragaille et Brancaillon.

Saïtano commença à découvrir la poitrine.

Ses gestes étaient calmes et méthodiques, maisun feu intense jaillissait de ses yeux. L’expérience, la divineexpérience attendue depuis des ans avec une terrible patience,enfin, allait se faire. Saïtano n’entendait plus les hurlements destrois vivants. C’est à peine s’il pensait encore, dans le sensordinaire du mot. Sûrement toute sa force de pensée, qui étaitprodigieuse, se concentra à ce moment sur la tentative. Il se ditfroidement :

– Mort sans effusion de sang ? Ehbien, ce que je devais faire sur celui-ci (il regardaitBrancaillon) je le ferai sur ce pauvre chevalier. Une goutte sur lebout de la langue, c’est la mort instantanée, c’est la foudre. Ilne s’en apercevra pas. Au fond, j’en suis content pour ce jeunehomme, je n’eusse pas aimé le voir souffrir.

Il s’avança vers l’armoire de fer. À cemoment, il se sentit touché au bras. Il tressaillit comme s’ilrevenait du pays des songes funèbres. Il vit Gérande devant lui etmurmura :

– C’est bon, je n’ai plus besoin de toi,tu peux t’en aller.

– Vous n’entendez pas qu’on frappeencore ? dit Gérande en haussant les épaules.

– On frappe ? hurla Saïtano. Tousles démons se déchaînent donc sur moi cette nuit ? Eh bien,qu’on heurte, qu’on frappe, qu’on appelle ! Laisse frapper, etva-t-en là-haut. Je veux être seul.

– Oui, dit Gérande avec son accent defunèbre ironie, mais le démon qui est à votre porte n’est pas deceux qu’on renvoie ainsi. Il pourrait vous en cuire, maître. Ceuxqui frappent, si vous les laissez se morfondre, sont gens à s’enaller tout droit chez le prévôt…

– Le prévôt ! Que veux-tu dire,chienne fieffée ?

– Je veux dire que vous seriez demainpendu ou bouilli ou rôti. Cela vous regarde, maître. Mais comme jeserais pendue avec vous, je vais ouvrir.

Saïtano poussa une clameur de désespoir,saisit un poignard et se plaça devant Gérande.

– Vous êtes fou, mon maître, ditfroidement la femme. C’est la reine qui frappe, entendez-vous, lareine !

– La reine ! balbutia Saïtano. Queveut-elle ?

– Vous allez le savoir, car je vais luiouvrir. Encore une fois, je ne veux pas être brûlée, moi !

Saïtano laissa passer Gérande etgronda :

– La reine ! Chez moi !Pourquoi cette nuit plutôt qu’une autre ? Maudite soit-elled’être venue ici !

À ce moment, il entendit que Gérande achevaitde décadenasser les chaînes. Et il reconnut la voix du sire deBois-Redon, voix qui s’efforçait de gronder, mais qui n’était pasautrement rassurée.

– Par les cornes de Belzébuth, maître deton maître, disait Bois-Redon, est-ce ainsi que l’on reçoit desgens comme nous ?

Saïtano s’inclina profondément devant lareine, sans dire un mot. Il était désespéré. Isabeau de Bavièren’était pas de ces gens à qui il pouvait refuser l’entrée de samaison.

La soudaine arrivée de la reine obligeait lesorcier à renvoyer sa tentative à la nuit suivante, et il n’étaitpas bien sûr que d’ici là quelque événement… À cette pensée unesueur froide ruisselait sur son maigre visage. Il n’y avait qu’unmoyen : renvoyer la reine satisfaite le plus tôt possible.

Dédaignant donc de répondre à Bois-Redon,Saïtano poussa un fauteuil comme pour inviter Isabeau à s’arrêterdans la première salle. Elle secoua la tête :

– Allons plus loin, maître, car j’ai àvous parler longuement.

Un soupir d’angoisse échappa à Saïtano.Cependant il obéit, entra dans la deuxième salle etmurmura :

– Ici, Majesté, vous êtes en sûreté. Nulne nous entendra, que Dieu ! ajouta-t-il en levant son doigtmaigre par un geste de menace.

– Dieu ? fit Isabeau étonnée, Dieuou Satan ?

Saïtano, humblement, l’invita à s’asseoir.

Elle refusa, et d’une voix nettereprit :

– Sorcier, je suis venue implorer lascience surhumaine puisque la science humaine a échoué. Des hasardsont renversé mes calculs. C’est à toi que je vais demander decorriger le Hasard. Mais je veux d’abord savoir de quel droit tuparles de Dieu, toi qui ne devrais parler que de Satan.

La réponse de Saïtano, que nous sommes bienforcé de rapporter en la traduisant du mieux possible, pourrapeut-être inquiéter le scrupule de quelques-uns de nos lecteurs.Mais quoi : Saïtano est un sorcier, c’est-à-dire un de cesêtres de haute intelligence qui ont fondé ce que nous appelons lascience, mais cette intelligence exaspérée va côtoyer les sombresbords de ces régions ignorées que nous appelons la Folie.

– Madame la reine, vous me parlez deDieu, et vous me parlez de Satan. Votre attitude, votre accent,votre physionomie m’affirment que vous accordez au premier lepouvoir du Bien, et à l’autre le pouvoir du Mal. Je pourrais vousdemander où commence le Bien, où commence le Mal, et si vous avezjamais saisi avec exactitude la limite qui les sépare.Entendons-nous : je ne veux pas dire cette notion de bien etde mal que les hommes en société sont forcés de s’enseigner les unsaux autres afin d’éviter de se ruer les uns sur les autres et de sedétruire afin de mettre une sorte de digue à l’appétit de mort quiest au fond de la société. Je parle seulement de ce que chacun denous, dans sa conscience inconnue des autres, dans le secret de sapensée nocturne, dans la profonde geôle mystérieuse où il enfermeses appétits, appelle Bien et Mal. L’homme en société, par exemple,déclare que le meurtre est un mal. Et maintenant, je vous ledemande, quel est l’homme qui, une fois dans sa vie de lutte, n’aeu un autre homme pour ennemi, et n’a souhaité sa mort qu’il eûtmise instantanément à exécution si, pour tuer, il lui eût suffi depenser le meurtre ?…

La reine écoutait les sombres et farouchesthéories du sorcier avec un calme qui prouvait que rien ne pouvaitl’étonner.

– Je n’ai pas dit le Bien et le Mal. J’aidit Dieu et Satan.

Elle prononça ces quelques mots enfrissonnant. Bois-Redon écoutait, effaré.

– Eh bien, Majesté, pour les hommes, Dieuc’est le Bien, Satan c’est le Mal. Oui, il y a le Bien, il y a leMal, comme il y a la Beauté, comme il y a la Hideur. Mais oùsont-elles ? C’est là que l’humanité se trompe ou a ététrompée. Dieu existe, Satan existe. Qui songe à le nier ? Decette double existence, moi-même j’ai eu des preuves mathématiques.Seulement, encore une fois, où est le Bien ? Où est leMal ? Madame, l’humanité est régie par une épouvantableerreur, et des gens comme moi, comme vous, doivent planer au-dessusde l’erreur. Écoutez donc, car ceci est la vérité qui tôt ou tardéclatera dans le monde.

Saïtano, drapé dans son manteau rouge, ledoigt levé, poursuivit :

– Il y a eu bataille, madame. Deux êtresse partageaient la domination du monde, aussi beaux, aussipuissants, aussi lumineux l’un que l’autre : Satan et Dieu,tous deux princes de l’éternelle création. Satan a été vaincu,relégué aux sombres régions. Dieu triomphe et règne. Toute laquestion pour nous est de savoir ce qu’ils nous veulent.

Saïtano se mit à rire, et ce fut étrange.Bois-Redon claquait des dents.

– Satan veut le Bien, continua le sorcieravec un accent de profonde conviction. Dieu, essence d’égoïsme neveut que son bien, à lui. Les pensées douces et agréables nous sontdonnées par Satan. Il aime le bonheur. La joie l’escorte. Dieu nousdonne les pensées de haine et nous inspire le mépris du bonheur. Oùest notre vrai maître, madame ? Est-ce celui qui nous menace,nous châtie, nous ordonne de souffrir comme s’il se plaisait à necréer des hommes que pour les damner ? Est-ce celui qui pleureau fond des enfers la part qu’on lui a volée, qui pleure notremalheur, qui pense comme nous, aime comme nous, et tâche à adoucirnos souffrances ? Mon choix est fait, madame. Pour moi, Dieu,c’est Satan ! Satan qui me crie que la vie est douce et que jedois vivre dès l’heure présente, Satan qui ne conçoit pas ladouleur comme un moyen de régénération, Satan qui ne me demande pasd’être son esclave et son adorateur dans les siècles des siècles.Voilà le vrai Dieu, madame. On dit que je suis un de ses suppôts.C’est vrai, mais l’heure où je serai vraiment choisi pour devenirl’un des êtres d’Enfer qui couvrent le monde à la recherche dubonheur, eh bien, cette heure-là, madame, je l’attends, elle serama gloire.

Brusquement, Saïtano s’arrêta, prêtantl’oreille.

Quelques minutes, Isabeau, la tête basse, rêvaà ce qu’elle venait d’entendre. Puis le dédain gonfla ses lèvres.Un pli dur barra son front. Ses yeux jetèrent un éclair, et elleprononça :

– Dieu ou Satan, peu importe après tout.Moi je ne veux pas de maître… Allons, sorcier, allons ! J’ai àte parler de choses qui ont pris ma pensée au point que tesspéculations m’effleurent sans me pénétrer.

– Madame, frémit le sorcier, je suis prêtà vous entendre…

– Plus loin, dit la reine, allons plusloin…

Elle se dirigeait vers la troisième salle.Résolument, Saïtano se plaça devant la porte. La reine fronça lessourcils et fit un signe. Bois-Redon s’avança et gronda :

– Allons, place, mécréant !

Et comme Saïtano ne bougeait pas, il l’écartade la main et ouvrit la porte. Le sorcier eut un gémissement. Lareine entra. L’instant d’après, elle se penchait sur le chevalierde Passavant.

Bois-Redon avait fait deux pas dans la salle,et recula précipitamment. Il porta la main à sa dague, et, sans laprésence de la reine, il est probable que la carrière du sorcier sefût terminée là. Quant aux trois vivants enchaînés sur leursescabeaux, à l’entrée de ces étrangers, ils eurent une clameurd’espoir insensé.

La reine ne voyait et n’entendait rien. Ellecontemplait Passavant endormi. Elle se redressa enfin, et d’un tonqui indiqua à Saïtano qu’il était bien près de la mort :

– Que lui avez-vous fait ?demanda-t-elle.

– Je l’ai endormi, madame, répondit lesorcier d’une voix morne.

– Endormi ?… Et que voulez-vous enfaire, maintenant ?

Saïtano, précipitamment, s’approcha de lareine et s’agenouilla. Il haletait.

– Majesté, dit-il, c’est vous qui mel’avez livré. Souvenez-vous… C’est le sire de Bois-Redon quil’apporta ici sur ses épaules…

– Moi ? fit le géant stupéfait.

– Vous me l’avez donné, continua Saïtanosans entendre. Et sans doute, c’était aussi la volonté despuissances qui veulent le Grand Œuvre, puisque, de lui-même, il estrevenu reprendre sa place…

– À nous ! À nous ! hurlèrentBruscaille, Bragaille et Brancaillon.

– Madame ! poursuivit ardemmentSaïtano, voilà douze ans que vous me promettez de m’aider. Le jourde la grande expérience est venu. Il me faut trois vivants :les voici…

Le hurlement des trois enchaînés devintfrénétique. Mais Saïtano n’entendait pas.

– Il me faut un mort : le voici. Delui-même, sans être conduit ni appelé, il est venu ici prendre laplace que lui ont assigné les puissances. Madame, vous pouvez cettenuit remplir vos promesses de douze ans…

– Que dois-je faire pour cela ?

– Rien ! rugit Saïtano. Me laisserfaire, voilà tout !…

– Et que ferez-vous ?

– Ne vous l’ai-je pas cent foisexpliqué ? Ah ! madame, par pitié, retirez-vous… Il esttemps. Je vois déjà chez lui les premiers tressaillementsavant-coureurs du réveil. Et alors…

– Alors… quoi ? fit la reine avec unrire frais qui résonna funèbrement.

– Alors, ne voyez-vous pas que tout estperdu ? Je suis perdu ! Vous me tuez ! Reine, voustuez l’homme qui allait trouver le secret de la vieéternelle !…

Saïtano se prit à sangloter éperdument.Sombre, le regard funeste, l’attitude raidie, la reine Isabeaucontemplait Passavant endormi. Avait-elle la volonté de lesauver ? Elle n’eût pu le dire elle-même. Elle éprouvaitcontre le chevalier une haine qui ne pardonnerait pas. Maispeut-être d’autres sentiments, sous cette haine, étaient-ils assezforts pour combattre les suggestions mortelles.

Si le sorcier avait tué Passavant, sans douteelle n’eût pas fait un geste.

Mais le sorcier croyait que ce geste seraitfait !

En lui-même, il grondait des insultes contrela reine.

– Une femme ! rugissait-il dans soncœur. Maudite soit l’heure où j’ai pu lui confier le secret de mesespérances ! Insensé ! J’ai cru que celle-ci n’était pascomme les autres… C’est une ribaude, et pour le premier ribaud quilui plaira, elle ferait avorter l’œuvre sublime… Que lui importe, àelle ?…

Il s’était relevé. Avec une ardeur angoissée,il étudiait la marche du réveil chez Passavant. Les trois s’étaienttus. Ils grelottaient, voilà tout. Bois-Redon, dans un coin,cachait son visage dans ses deux mains pour ne pas voir.

À ce moment, la reine poussa un long soupir etdétourna ses yeux de Passavant.

Elle le sacrifiait ! Elle l’abandonnait àSaïtano !

– Eh bien ? rugit Saïtano.

– Eh bien… faites…

Saïtano, d’un bond, fut à l’armoire de fer,avec l’intention d’imbiber à nouveau son linge et donner auchevalier une nouvelle dose de sommeil pendant lequel il l’eût faitmourir de mort violente et sans effusion de sang.

Un éclat de rire strident qu’il entenditderrière lui l’arrêta court.

Il se retourna, et vit Passavant assis sur latable de marbre.

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