La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis

CHANT XII

 

Dès le premier instant où la flamme bénie

finit de prononcer les dernières paroles,

la meule des élus se remit à tourner.

 

Elle venait à peine de faire un tourcomplet,

lorsqu’une autre guirlande entoura lapremière

et rendit chant pour chant, allure pourallure,

 

ce chant qui surpassait par sa douceharmonie

celui de nos sirènes et de toutes nosmuses,

comme un rayon premier surpasse sonreflet.

 

Comme sur le fond flou d’un nuages’inscrivent,

peints aux mêmes couleurs, deux cerclesconcentriques,

lorsque Junon en donne à sa servantel’ordre[141],

 

et celui du dedans produit l’autreau-dehors,

de la façon dont naît la voix del’amoureuse

que l’amour consuma comme brume ausoleil[142],

 

apportant aux humains sur terrel’assurance

(suivant ce que jadis Dieu promit à Noé)

qu’on ne reverra plus les vagues dudéluge ;

 

ainsi les deux bouquets de roséséternelles

faisaient tourner leur ronde autour de noussans cesse,

l’externe répondant à celui du dedans.

 

Et lorsque enfin la danse et l’autre grandefête

de leur chant et des feux qui rallumaient plusfort,

par couples, leurs clartés amoureuses etgaies,

 

s’arrêtèrent d’accord, à la même seconde

comme, lorsqu’un plaisir les sollicite, onvoit

nos deux yeux se fermer et s’ouvrir deconcert[143],

 

alors, du cœur de l’un de ces éclatsnouveaux,

une voix s’éleva, qui me fit me tourner

comme l’étoile fait l’aiguille lachercher[144],

 

et elle commença : « L’amour qui merend belle

m’induit à te parler au sujet de ce chef

qui fit, à son propos, si bien parler dumien.

 

Où se trouve l’un d’eux, l’autre aussi doitparaître,

car tout ainsi qu’ils ont ensemblecombattu,

il convient qu’à son tour leur gloire brilleensemble.

 

La milice du Christ, dont le réarmement

devait coûter si cher, derrière sonenseigne

s’ébranlait lentement, craintive etclairsemée,

 

lorsque cet Empereur dont le règne est sansfin

vint aider son armée en danger de seperdre,

de par sa seule grâce et sans qu’elle en fûtdigne,

 

et, comme on te l’a dit, secourut sonépouse

avec ces deux guerriers dont le faire et ledire

du peuple dévoyé redressèrent la marche.

 

Là-bas, dans la contrée où naît le douxzéphyr

pour ouvrir les bourgeons de la feuillenouvelle

dont on voit au printemps se revêtirl’Europe,

 

assez près de l’endroit où se brisent lesvagues

qui cachent pour un temps aux regards deshumains

le soleil à la fin de sa carrièreardente[145],

 

est le pays où gît Calaruega l’heureuse,

sous la protection de ce superbe écu

qui porte le lion à la pointe et auchef[146].

 

C’est là qu’a vu le jour cet amant fortuné

de la foi des chrétiens, cet athlète sacré

qui fut doux pour les siens et dur pourl’ennemi.

 

Et dès qu’il fut créé, son esprit setrouva

si puissamment comblé des plus vivesvertus,

qu’avant de naître il fit prophétiser samère[147].

 

Et lorsque entre lui-même et la foi futconclu

le mariage saint[148] surles fonts où tous deux

se promirent pour dot leur salut mutuel,

 

la femme qui pour lui donnaitl’assentiment

dans un songe entrevit les admirablesfruits

qui devaient provenir de lui comme dessiens

 

et, pour qu’il fût de nom tel qu’il fut parnature,

une inspiration lui fit donner le nom

du possessif du maître auquel ilappartient[149].

 

Il fut dit Dominique ; et je parle delui

comme du jardinier qu’avait choisi leChrist,

pour vaquer avec lui aux soins de sonjardin.

 

Il était messager et compagnon du Christ,

car le premier amour qu’on a pu voir enlui

fut le premier conseil qu’avait donné leChrist[150].

 

Sa nourrice, souvent, le trouvait étendu

en silence, éveillé, contre la terre nue,

comme s’il avait dit : « Voilàpourquoi je viens[151] ! »

 

Que son père vraiment fut bien nomméFélix !

Que sa mère vraiment mérita d’être Jeanne,

si, bien interprété, ce nom vaut ce qu’ildit[152] !

 

Et non pas pour le siècle, auquel pensent tousceux

que font peiner en vain l’Ostiense ouThaddée[153],

mais pour le seul amour de la manneréelle,

 

il devint grand docteur, après un brefdélai,

tel qu’il se mit bientôt à travailler lavigne

qu’un mauvais vigneron réduit vite ànéant.

 

Puis, au siège qui fut plus béninautrefois

aux pauvres méritants (non pas lui, maisplutôt

celui qui l’occupait, et maintenant forligne)[154],

 

ce n’est pas un rabais de deux ou troissixièmes,

ce n’est pas le premier bénéfice vacant,

pas plus que decimas, quae sunt pauperumDei,

 

qu’il demanda ; mais bien licence pourcombattre

les erreurs de ce monde, au nom de lasemence

dont vingt-quatre fleurons tournent autour detoi[155].

 

Puis ; fort de sa doctrine et de savolonté,

il est parti servir l’office apostolique,

comme un torrent jailli d’une veinepuissante,

 

et il s’en fut porter aux désertshérétiques

son cours impétueux, d’autant plusvivement

qu’avec plus de vigueur ceux-ci luirésistaient.

 

Divers autres ruisseaux découlèrent delui[156],

qui vinrent arroser le jardin catholique,

fortifiant ainsi ses nombreux arbrisseaux.

 

Si telle est, dans le char, l’une de ces deuxroues

qui de la sainte Église assurent ladéfense,

la faisant triompher dans la guerrecivile,

 

je crois que maintenant tu dois voirclairement

l’excellence de l’autre, au sujet delaquelle

Thomas fut si courtois avant mon arrivée.

 

Cependant, le sillon qu’avait tracé lehaut

de sa rondeur[157] setrouve à présent délaissé,

si bien qu’au lieu de tartre on n’a quemoisissure[158] ;

 

car ses héritiers, qui jadis marchaientdroit

tant qu’ils l’avaient suivi, cheminent endésordre,

le premier fourvoyant celui qui vientderrière.

 

Et l’on verra bientôt se lever la moisson

de ce mauvais labeur ; et ce jour-làl’ivraie

réclamera le droit de rentrer au grenier.

 

Il n’est que naturel qu’en passant feuille àfeuille

notre volume, on puisse y trouver quelquepage

où l’on lise : « Je suis ce que jefus toujours »,

 

mais non pas dans Casal ni dansAcquasparta,

qui n’augmentent le livre que de mauvaisfeuillets,

l’un pour mieux l’éluder, l’autre pour leraidir[159].

 

Je suis l’âme, pour moi, de ce Bonaventure

de Bagnoreggio, qui, dans les grandsoffices,

ai toujours méprisé ce que faisait lagauche[160] .

 

Augustin est là-bas, avec l’Illuminé[161],

qui des pauvres déchaux furent deux despremiers

dont le cordon gagna l’amitié de Dieu.

 

Tu vois aussi près d’eux Hugues deSaint-Victor

et Pierre le Mangeur et Pierre l’Espagnol,

qui brille encor chez vous grâce à ses douzelivres[162] ;

 

le prophète Nathan et le métropolite

Chrysostome, et Anselme, ainsi que ceDonat

qui daigna s’occuper des rudiments del’art[163] ;

 

Raban est avec nous et, à côté de moi,

tu vois briller l’abbé Joachim de Calabre[164],

qui fut jadis doué d’un espritprophétique.

 

Ce furent de Thomas l’ardente courtoisie

et le discret latin, qui m’ont encouragé

à louer de la sorte un si grand paladin,

 

entraînant avec moi toute macompagnie. »

 

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