La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis

CHANT XVIII

 

Cet esprit bienheureux jouissait déjà seul

de sa propre pensée, et moi, je savourais

la mienne, en tempérant l’amer avec ledoux[254],

 

quand la dame soudain, qui me menait versDieu,

dit : « Laisse ce souci !Souviens-toi que je suis

aux côtés de Celui qui redresse lestorts ! »

 

Lors je me retournai vers cette tendrevoix

qui fait tout mon confort ; et je renonceà dire

quel saint amour je vis se baigner dans sesyeux ;

 

tant parce que je crains de ne savoir ledire,

que parce que l’esprit ne peut seretourner

en lui-même aussi loin, s’il n’est passecouru.

 

Tout ce que je pourrai répéter sur cepoint,

c’est qu’en la regardant je me sentais lecœur

tout à fait délivré de tout autre désir,

 

car l’éternel « bonheur dont les rayonstombaient

sur Béatrice à pic, faisait qu’en ses beauxyeux

je trouvais le bonheur de son aspectsecond[255].

 

M’accablant de l’éclat de son brillantsourire,

elle me dit ensuite : « Écoute ettoi :

le Paradis n’est pas dans mes yeuxseulement ! »

 

Et comme parmi nous on reconnaît parfois

l’amour par le regard, s’il est assezpuissant

pour que l’esprit entier soit par luitransporté,

 

dans le scintillement de la saintesplendeur[256]

que je cherchais des yeux, je connus ledésir

qu’elle avait de finir l’entretiencommencé.

 

Puis elle dit ainsi : « Dans cecinquième seuil

de l’arbre qui reçoit de haut en bas lavie[257] ,

donne toujours des fruits et ne perd pas sesfeuilles,

 

on voit d’heureux esprits qui furent sur laterre,

avant d’aller au ciel, parmi les plusillustres

et qui feraient l’orgueil de chacune desMuses[258].

 

Examine avec moi les bras de cettecroix :

ceux que je vais nommer produiront, de leurplace,

des éclairs comme ceux qui traversent lesnues. »

 

Je vis une splendeur s’allumer sur lacroix,

aussitôt qu’elle eut dit le nom deJosué ;

et le dire et le faire arrivaient à lafois.

 

Au nom que j’entendis du fameux Macchabée

je vis qu’un autre éclat se mit àtournoyer,

et la joie emportait cette étrange toupie.

 

Ainsi pour Charlemagne et pour Rolandensuite

mon regard attentif en reconnut deuxautres,

comme l’œil du chasseur suit le vol dufaucon.

 

Et sur la même croix Guillaume etRainouard

s’offrirent au regard, l’un à côté del’autre,

et le duc Godefroi près de RobertGuiscard[259].

 

Puis, allant se mêler à toutes ceslumières,

l’âme qui jusqu’alors m’avait parlé montra

quelle place elle avait dans le célestechœur.

 

Alors je me tournai du côté de ma droite,

pour lire mon devoir dicté par Béatrice,

dans un mot qu’elle eût dit ou dans unmouvement,

 

et je vis dans ses yeux une telle liesse,

une telle clarté, que sa beauté semblait

plus grande que jamais et que son airdernier.

 

Et comme en ressentant, parmi les bonnesœuvres,

que le plaisir s’augmente, un hommeréalise

que sa vertu progresse et gagne tous lesjours,

 

je me suis aperçu que ma rotation

suivait un plus grand arc, avec le cielensemble,

rien qu’à voir ce miracle encor pluséclatant[260].

 

Et comme en un instant le teint blanc d’unefemme

peut changer de couleur, sitôt que de lahonte

l’accablante couleur s’efface de sesjoues,

 

de même dans mes yeux, quand je meretournai,

je reçus la candeur de l’astre tempéré,

sixième à m’accueillir dans son intérieur.

 

Dans l’astre jovial j’ai contemplé comment

tout le scintillement de l’amour y régnant

formait sous mes regards certaines de noslettres.

 

Comme un envol d’oiseaux quittant les bordsd’un fleuve

s’en va joyeusement chercher sanourriture,

en dessinant un cercle ou quelque autrefigure,

 

telles, dans leurs splendeurs, les saintescréatures

chantaient en voletant et formaientd’elles-mêmes

la figure d’un D, puis d’un I, puis d’unL.

 

Elles partaient d’abord sur le rythme duchant,

et quand un caractère avait été tracé,

s’arrêtaient un instant et gardaient lesilence.

 

Divine Pégasée[261] , oùle poète trouve

la gloire qui le fait vivre éternellement

et fait vivre par toi royaumes et cités,

 

verse-moi ton savoir, pour que je puissepeindre

les dessins qu’on y fait, tels que je les aivus,

et que tout ton pouvoir se montre dans mesvers !

 

Ainsi donc, cinq fois sept voyelles etconsonnes

s’esquissaient sous mes yeux, et je lesobservais

au fur et à mesure, en les voyantparaître.

 

D’abord Diligite justitiamétaient

les premiers verbe et nom de toute leurpeinture ;

qui judicatis terrant en furent lesderniers[262].

 

Puis toutes ces clartés se rangèrent surl’M

du dernier de ces mots, tant que deJupiter

l’argent me paraissait constellé de pointsd’or.

 

Et je vis arriver d’autres clartés encore

à l’endroit du sommet de l’M et s’y poser

tout en chantant, je crois, le Bien qui lesappelle.

 

Et puis, comme du choc des tisons embrasés

jaillit un jet brillant d’étincelles sansnombre

d’où le niais prétend tirer despronostics,

 

plus de mille splendeurs parurent ensortir

et remonter qui plus, qui moins, selon lesort

que leur a réservé le soleil qui lesbrûle.

 

Lorsque chacune enfin eut occupé sa place,

je vis représenter sur le fond de cesflammes

la tête d’un grand aigle à partir de soncou[263].

 

Celui qui peint là-haut n’a jamais eu demaître ;

c’est lui son propre maître, et c’est en luiqu’il trouve

la force où tous les corps ont découvert leurforme.

 

Les autres bienheureux, qui paraissaientd’abord

vouloir faire de l’M une sorte de lis,

presque sans se mouvoir complétaient cetteimage[264].

 

Astre béni, combien et quelles pierreries

m’ont alors démontré que l’humaine justice

est un effet du ciel où turesplendissais !

 

À cette Intelligence où prennent leurprincipe

ta vie et ta vertu, je demande d’où vient,

pour souiller ton éclat, cette épaissefumée,

 

afin qu’une autre fois elle s’irrite enfin

de ce que l’on achète et l’on vende en cetemple[265]

qu’ont bâti le miracle et le sang desmartyrs.

 

Vous, soldats glorieux du ciel que jecontemple,

priez toujours pour ceux qui restent sur laterre,

tout à fait égarés, par l’exemplemauvais !

 

L’on faisait autrefois la guerre avecl’épée ;

on la fait maintenant en privant sonprochain

du pain que notre Père a prévu pourchacun.

 

Mais toi, qui n’as jamais écrit que pourbiffer[266],

pense que Pierre et Paul, qui sont morts pourla vigne

détruite par tes soins, sont encorevivants !

 

Sans doute te dis-tu : « J’aime d’untel amour

celui qui voulut vivre autrefois au désert

et qui dans une danse a trouvé lemartyre[267],

 

que je n’ai nul souci du pêcheur ni dePaul. »

 

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