CHANT IV
Choisir entre deux mets également distants
et excitants serait, si le choix étaitlibre,
mourir de faim avant de toucher à l’und’eux.
Ainsi, l’agneau devrait sentir deux fois lapeur
de deux loups carnassiers qui s’avancent verslui ;
ainsi, le chien devrait rester entre deuxdaims[30]
Dante se posait deux questions égalementpressantes :
1. Si le manquement aux vœux est dû à unecause violente qui nous y oblige, peut-on nous en rendreresponsables ?
2. Platon, dans Tintée (cité par Dante àtravers la mention qu’en faisait saint Augustin, Cité de Dieu,XIII, 19), prétend que les âmes existent dans les étoiles, avant lanaissance des hommes, et qu’elles y retournent après leurmort : cette opinion répond-elle à la réalité ? Laréponse suit l’ordre contraire..
Si donc je me taisais, c’était bien malgrémoi,
suspendu que j’étais au milieu de mesdoutes,
et je n’en méritais ni blâme ni louanges.
Je me taisais ; pourtant mon désir semontrait
comme peint au visage, avec mes questions,
beaucoup plus vivement que par un vraidiscours.
Béatrice imita ce que fit Daniel
lorsqu’il tranquillisa Nabuchodonosor
que sa rage rendait injustement cruel[31].
Elle dit : « Je vois bien qu’undésir te tourmente,
en s’opposant à l’autre, en sorte que tonsoin
s’embarrasse en lui-même et ne peuts’exprimer.
Si persiste, dis-tu, la bonne intention,
comment la volonté violente des autres
pourrait-elle amoindrir l’éclat de nosmérites ?
Tu trouves, d’autre part, des raisons dedouter
du retour supposé des âmes aux étoiles,
si nous nous en tenons aux dires dePlaton[32]
1. Si le manquement aux vœux est dû à unecause violente qui nous y oblige, peut-on nous en rendreresponsables ?
2. Platon, dans Tintée (cité par Dante àtravers la mention qu’en faisait saint Augustin, Cité de Dieu,XIII, 19), prétend que les âmes existent dans les étoiles, avant lanaissance des hommes, et qu’elles y retournent après leurmort : cette opinion répond-elle à la réalité ? Laréponse suit l’ordre contraire..
Voici les questions qui sur ta volonté
pressent également ; et pour cetteraison
je traiterai d’abord de la plus venimeuse.
Celui des séraphins qui voit Dieu de plusprès,
Moïse et Samuel et celui des deux Jean
que tu préféreras, aussi bien que Marie
ne font pas leur séjour dans un cieldifférent
de celui des esprits que tu vis tout àl’heure,
et leur être n’aura ni plus ni moinsd’années[33] ;
ils embellissent tous la première dessphères,
quoique leur douce vie y coule en sensdivers,
selon qu’ils sentent plus ou moins l’espritdivin.
Si. tu les vois ici, ce n’est pas que cetorbe
leur soit prédestiné, mais commetémoignage
de ce céleste état qui se trouve plushaut[34].
C’est ainsi qu’il convient de parler àl’esprit
de l’homme, qui n’apprend qu’à l’aide de sessens
ce qu’ensuite il transforme en biens del’intellect.
C’est pourquoi l’Écriture accepta dedescendre
jusqu’à vos facultés, attribuant à Dieu
des jambes et des mains, qu’elle entendautrement,
et que la sainte Église a fait représenter
Gabriel et Michel sous un aspect humain,
et ce troisième aussi, guérisseur deTobie.
Quant à ce qu’au sujet des âmes dit Timée,
cela n’est pas d’accord avec ce que tuvois,
admettant qu’il le faut prendre au pied de lalettre.
S’il y dit que l’esprit retourne à sonétoile,
c’est qu’il croit qu’elle en fut autrefoisdétachée,
quand la nature eh fit la forme de soncorps.
Peut-être sa pensée est-elle différente
de ce que dit sa phrase, et son intention
pourrait bien mériter mieux qu’uneraillerie.
Si par ce qui retourne à l’étoile ilentend
le blâme ou bien l’honneur de sa propreinfluence,
il se peut que son trait frappe assez près dubut.
On sait que ce concept mal compris a faitnaître
jadis l’égarement de presque tout un monde
qui révérait Mercure et Mars etJupiter[35].
Quant au doute second qui te préoccupait,
il a moins de venin, car sa malignité
ne lui suffirait pas pour t’éloigner demoi.
Parfois notre justice, en effet, sembleinjuste
aux regards des mortels, mais c’est unargument
qui sert la foi plutôt que l’hérésieimpie.
Et comme il est possible à votreentendement
de pénétrer au cœur de cette vérité,
je vais te contenter au gré de ton désir.
Dans toute violence où celui qui lasouffre
contre son oppresseur n’a pas faitrésistance,
les âmes n’ont pas eu d’excuse suffisante,
car on n’étouffe pas un vouloir quirésiste,
mais, pareil à la flamme, il redresse latête,
même si mille fois l’abat un dur effort.
S’il finit par céder, que ce soit plus oumoins,
il suit la violence : etcelles-ci[36] l’ont fait,
qui pouvaient retourner au refuge sacré.
Car, si leur volonté fût demeurée entière,
telle que l’eut toujours saint Laurent sur legril,
ou comme Mucius ennemi de sa main,
elle les aurait fait revenir, sitôtlibres,
par le même chemin qu’on les forçait àprendre ;
mais on ne trouve plus de telles volontés.
Si tu pénètres donc le sens de mondiscours,
il devrait te suffire à supprimer l’erreur
qui pouvait, malgré tout, t’inquiétersouvent.
Mais voici maintenant qu’un écueildifférent
se présente à l’esprit, et tel que, partoi-même,
tu te fatiguerais avant de l’éviter.
J’ai mis dans ton esprit comme unecertitude
qu’une âme bienheureuse est du suprêmeVrai
la voisine éternelle, et ne sauraitmentir ;
mais tu viens d’écouter Piccarda quidisait
que Constance a toujours gardé l’amour duvoile :
il semble qu’en cela nous nouscontredisons[37].
Frère, il est arrivé souvent dans le passé
que, pour fuir le danger, on fît, bien malgrésoi,
des choses qu’autrement on ne voudrait pasfaire :
témoin cet Alcméon qui, prié par son père
de mettre à mort sa mère, avait obtempéré,
devenant criminel pour être obéissant[38].
Or, dans un cas pareil, je veux que tucomprennes
comment, la volonté se pliant à la force,
l’offense qui s’ensuit devientimpardonnable.
Le vouloir absolu n’admet pas lepéché ;
et s’il a transigé, c’est parce qu’ilcraignait
que son abstention n’augmente son malheur.
Ainsi, quand Piccarda s’exprimait de lasorte,
elle se référait au vouloir absolu,
moi, je pensais à l’autre[39], etles deux disions vrai. »
Tels étaient lors les flots de la sainterivière
qui jaillissaient du puits d’où sourd lavérité,
apaisant à la fois l’un et l’autre désir.
« Vous, du premier amant l’amour, luirépondis-je,
dont le discours m’inonde et réchauffe moncœur,
si bien qu’il me ranime un peu plus chaquefois,
toute ma gratitude est trop insuffisante
pour rendre aux grâces grâce : ainsidonc, que Celui
qui voit et qui peut tout réponde ici pourmoi.
Oui, j’ai bien remarqué que notreintelligence
n’est jamais satisfaite, en l’absence duvrai
hors duquel on ne trouve aucune vérité.
Elle y va reposer comme la bête au gîte
dès qu’elle l’a rejoint ; et elle peutl’atteindre,
sinon, tous les désirs seraient pour nous envain.
Car ce sont eux qui font, comme une pousse,naître
le doute au pied du vrai ; la natureelle-même
monte de butte en butte et nous mène ausommet.
Et c’est ce qui m’engage et ce qui merassure
pour demander, ma dame, avec tout lerespect,
une autre vérité qui demeure confuse.
J’aimerais bien savoir si l’on peutsatisfaire
aux vœux abandonnés, au moyen d’autresbiens
qui ne soient pas mesquins, pesés dans vosbalances. »
Béatrice posa sur moi ses yeux remplis
d’étincelles d’amour, d’un regard si divin
que mon pouvoir vaincu ne put le soutenir
et, baissant le regard, je faillisdéfaillir.