La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis

CHANT XV

 

La douce volonté par laquelle s’exprime

l’amour qui vole droit, comme laconvoitise

ne saurait s’exprimer si ce n’est par lemal,

 

imposa le silence à cette aimable lyre

et rendit le repos à ces cordes sacrées

que la droite du ciel éveille et faitvibrer.

 

Comment resteraient sourds à de justesprières

ces esprits qui d’un coup, pour me donnerenvie

de les interroger, se taisaient à lafois ?

 

Celui qui, pour l’amour des choseséphémères,

se dépouille à jamais, tout seul, de cetamour,

n’a pas trop, pour pleurer, des siècleséternels.

 

Telle que dans le soir tranquille et sansnuages

file de temps en temps l’étincelle rapide

appelant le regard qu’elle prend parsurprise,

 

en sorte qu’on dirait qu’une étoilevoyage,

quoique de cet endroit qui la vits’allumer

nulle ne s’en détache, et qu’elle dure àpeine ;

 

telle à côté du bras qui s’étend vers ladroite

un astre descendit, se séparant des autres

qu’on y voyait briller, jusqu’au pied de lacroix,

 

le joyau demeurant toujours dans sonécrin,

et fila tout au long du pilier éclatant,

comme un feu glisserait derrière un murd’albâtre.

 

Avec autant d’amour jadis, dans l’Elysée,

si l’on croit ce qu’en dit notre meilleureMuse[190],

courait l’ombre d’Anchise apercevant sonfils.

 

« O sanguis meus, osuperinfusa

gratia Dei, sicut tibicui

bis unquam caeli januareclusa ? » [191]

 

Ainsi disait l’éclat où je mis monregard ;

et puis je le tournai de nouveau vers madame,

restant de part et d’autre égalementsaisi ;

 

car au fond de ses yeux brillait un telbonheur

que je crus, par les miens, toucher jusques aufond

de ma grâce elle-même et de mon paradis.

 

Plus bel encore à voir, qu’il était àl’entendre,

à ce commencement il ajouta des choses

que je ne compris pas, tant il étaitprofond.

 

Ce n’est pas qu’il cherchât à me paraîtreobscur :

c’était sans le vouloir, car sesconceptions

dépassaient de trop loin la mortellemesure.

 

Et lorsque enfin de l’arc de son amourardent

la flèche fut partie, et que de sondiscours

le sens vint au niveau de notreentendement,

 

les propos que d’abord j’entendisprononcer

furent : « Béni sois-tu, Trois et Unà la fois,

qui fis cette faveur à quelqu’un de marace ! »

 

Ensuite il poursuivit : « Le jeûnelong et doux

que je traîne avec moi, lisant le longvolume

où le blanc et le noir restent toujourspareil[192],

 

ô mon fils, a pris fin au sein de lalumière

d’où je te parle ainsi, par la grâce decelle

qui te rendit ailé pour un vol si hautain.

 

Tu crois que tes pensers par la premièreEssence

arrivent jusqu’à moi, comme pour qui lesait

le cinq comme le six viennent del’unité ;

 

c’est pourquoi tu t’abstiens de demander monnom,

ou la raison qui fait que je suis plusheureux

que les autres esprits de cette fouleallègre.

 

Ce que tu crois est vrai, car tous, petits ougrands,

dans la vie où je suis, nous voyons lemiroir

où le penser se montre avant qu’on l’aitpensé.

 

Mais pour mieux contenter la saintecharité

qui fait le seul objet de ma veilleéternelle

et qui me donne soif du plus doux desdésirs,

 

dis de ta propre voix sûre et joyeuse etferme,

dis quel est ton vouloir et quelle est tonenvie,

car ma réponse est prête et n’attend plus quetoi

 

Alors je regardai Béatrice ; elle sut

mon désir sans discours et fit en souriant

le signe qui donnait des ailes au désir.

 

Et je dis à l’esprit : « L’amour etl’intellect,

depuis que vous voyez l’égalité première,

ont pour chacun de vous un seul et mêmepoids,

 

parce que du soleil qui vous brûle et vousbaigne

la chaleur et l’éclat sont tellementégaux,

que les comparaisons seraientinsuffisantes.

 

Pourtant, chez les mortels, l’envie et lesmoyens,

pour les raisons que vous, vous connaissez sibien,

ont l’aile, bien souvent, diversementpuissante,

 

et moi, qui suis mortel, je ressensvivement

cette inégalité : c’est pourquoi je rendsgrâces

rien qu’avec tout mon cœur à cet accueilpaterne.

 

Pourtant, je t’en supplie, ô vivantetopaze

qui garnis de tes feux ce joyau sanspareil,

satisfais mon désir de connaître tonnom ! »

 

« Ô feuille de ma plante, ô toi quej’attendais

avec tant de plaisir, vois en moi taracine ! »[193]

Tel fut le bref début qu’il fit à saréponse ;

 

et puis il poursuivit : « Celui dontest venu

le nom de tous les tiens, fait depuis plusd’un siècle

sur le premier palier le tour de lamontagne.

 

Il était mon enfant et fut tonbisaïeul ;

et ce serait raison, si par tes bonnesœuvres

tu voulais abréger cette longuefatigue[194].

 

Florence, dans l’enclos de ses vieillesmurailles

d’où lui vient tous les jours l’appel detierce et none,

vivait jadis en paix, plus sobre et pluspudique.

 

On n’y connaissait pas bracelets oucouronnes

ou ces jupons brodés ou ces bellesceintures

que l’on regarde plus que celle qui lesmet.

 

La fille qui naissait n’était pas pour sonpère

un objet de terreur : l’âge comme ladot

ignoraient les excès en trop peu comme entrop.

 

On vivait entassés dans des maisonsmodestes,

puisque Sardanapal[195]n’avait pas enseigné

le parti que l’on peut tirer de simplespièces.

 

Votre Uccellatojo n’avait pas surpassé

le mont de Marius[196] ; mais comme il l’a vaincu

par la splendeur, la chute en sera de plushaut.

 

Bellincione Berti, de son temps, seceignait

de cuir et d’os[197] ; j’ai vu sa femme revenir

du miroir, sans avoir maquillé son visage.

 

Et j’ai vu les Nerli comme lesVecchio[198]

se contenter souvent de leur peau toutenue,

leurs femmes du fuseau et de leurquenouillée.

 

Heureuses femmes ! Vous, vous saviez àl’avance

où serait votre tombe ; aucune n’estrestée

toute seule en son lit, à cause desFrançais[199].

 

L’une passait son temps veillant sur leberceau

et, en le balançant, employait le langage

qui fait l’amusement des pères et desmères ;

 

l’autre, de son côté, tout en filant lalaine,

racontait aux enfants les histoiresanciennes

des Troyens, de Fiesole et de Rome lagrande.

 

On eût été surpris d’y voir desCianghella,

des Lapo Saltarello[200], plusqu’on serait de voir

aujourd’hui Cornélie ou bien Cincinnatus.

 

pans ce charmant repos, dans cette bellevie

de tous les citoyens, dans cetterépublique

pleine d’honnêteté, dans ce si doux séjour

 

m’a fait venir Marie à grands crisinvoquée ;

le baptistère ancien[201]m’avait vu recevoir,

avec la foi du Christ, le nom deCacciaguide.

 

Moronte et Elysée ont été mes deuxfrères[202] ;

ma femme descendait de la rive du Pô,

et c’est d’elle que vient le surnom qu’on tedonne[203].

 

Ensuite, j’ai servi sous l’empereurConrad[204]

et fus reçu par lui dans sa propremilice[205],

tant il avait en gré mes belles actions.

 

Je marchai sur ses pas contre l’iniquité

de la religion dont les sujets usurpent,

aidés par vos pasteurs, votre droitlégitime.

 

Et c’est là que je fus par cette raceimmonde

détaché des liens de ton monde trompeur

dont le funeste amour avilit tantd’esprits,

 

et j’obtins cette paix au prix de monmartyre. »[206]

 

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer