La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis

CHANT XVI

 

Mesquine ambition de notre pauvre sang,

si tu rends les mortels si glorieux etvains

ici-bas, sur la terre où notre amourlanguit,

 

je n’en serai jamais étonné désormais,

puisque là, dans le ciel où mauvaise envie

ne pousse pas, tu pus me rendre vainmoi-même !

 

Mais tu n’es qu’un manteau qui bientôt restecourt

et que de jour en jour il nous fautrapiécer,

car les ciseaux du temps le rognent departout.

 

Par ce « vous » que dans Rome on ad’abord admis

et que ses habitants conservent moins qued’autres[207],

je repris aussitôt le fil de mondiscours ;

 

et comme Béatrice était auprès de moi,

le sourire qu’elle eut me rappelait latoux

qui du premier faux pas avertissaitGenièvre[208].

 

Ainsi je commençai : « Vous êtesbien mon père,

vous rendez à ma voix une entièreassurance ;

vous me relevez tant que je suis plus quemoi ;

 

et par tant de ruisseaux se remplitd’allégresse

mon esprit, qu’en lui-même il se fait unefête

de pouvoir la souffrir sans que le cœur sebrise.

 

Pourtant, veuillez me dire, ô mes chèresprémices,

quels furent vos aïeux, et quelle futl’année

qui de votre jeunesse a marqué ledébut ;

 

et représentez-moi le bercail de saintJean[209]

tel qu’il était alors ; et quels étaientles hommes

plus dignes d’y siéger aux places les plushautes. »

 

Comme au souffle du vent s’avive lacouleur

dans le charbon ardent, je vis cetteclarté

devenir plus brillante aux motsaffectueux ;

 

et comme elle devint plus belle à mesregards,

elle dit, d’une voix plus douce et plussuave,

mais non avec les mots que l’on saitmaintenant :

 

« À partir de ce jour où l’ange ditAve

jusqu’au jour où ma mère, à présent dans lagloire,

se délivra de moi, dont elle étaitenceinte,

 

cinq cent cinquante et trente est le nombre defois

que cet astre où je suis vint auprès duLion

pour ranimer sa flamme aux plantes de sespieds[210].

 

Mes ancêtres et moi, nous sommes nés aupoint

par où font leur entrée au dernier dessextiers

ceux qui courent chez vous aux jeux de tousles ans[211].

 

II suffit de savoir cela de mesaïeux :

car quels étaient leurs noms et d’où venaitleur race,

il semble plus séant de ne pas en parler.

 

Tous ceux qui, dans ce temps, se trouvaient enétat

de s’armer, depuis Mars jusqu’à SaintJean-Baptiste,

des vivants d’à présent n’étaient que lecinquième[212] ;

 

mais le commun du peuple, où maintenant semêlent

les gens de Castaldo, de Campi, deFigline[213],

était alors très pur jusqu’au moindreartisan.

 

Oh ! qu’il eût mieux valu n’être que lesvoisins

de ces gens que j’ai dit, et fixer vosconfins

en deçà de Galuzze et de Trespiano[214],

 

que de les accepter, souffrant la puanteur

du vilain d’Aguglion, ou de celui de Signe

dont l’œil déjà perçant promet les volsfuturs[215] !

 

Et si le plus pourri des états des humains

ne s’était pas montré marâtre pourCésar[216],

mais une mère aimant son fils avectendresse,

 

tel devient Florentin et commerce ettrafique,

qui n’aurait pas quitté son bouge àSemifonte,

où jadis son aïeul mendiait pour sonpain[217].

 

Montemurlo serait toujours aux mains descomtes[218] ;

au doyenné d’Acone on verrait lesCerchi[219],

et les Buondelmonti peut-être àValdigrieve[220].

 

Car la confusion de tous ces habitants

fut le commencement des maux de la cité,

comme de ceux du corps l’alimentsuperflu :

 

le taureau qui voit mal tombe pluspesamment

que l’agneau né sans yeux[221] ; et souvent une épée

taille plus et fend mieux que cinq qu’on metensemble.

 

Tu n’as qu’à regarder Urbisaglia, Luni

disparaître du monde, et comment derrièreelles

Chiusi, Sinigaglia suivent la mêmeroute[222] ;

 

et d’entendre comment s’éteignent lesfamilles

ne te paraîtra plus étrange et difficile,

si toute une cité peut disparaître ainsi.

 

Enfin, toutes vos choses conduisent à lamort,

vous y menant aussi, lorsqu’elles durentplus ;

vous ne le voyez pas, mais la vie, elle, estbrève.

 

Comme le ciel lunaire avec son mouvement

recouvre et met à nu sans cesse lesrivages,

ainsi fait la Fortune avec ceux deFlorence.

 

On ne devrait donc pas tenir poursurprenant

ce que je te dirai des Florentinsillustres

dont le temps obscurcit la réputation.

 

Oui, je les ai tous vus, Ughi, Catellini,

Ormanni, Filippi, Greci, Alberichi,

illustres citoyens, déjà sur ledéclin ;

 

et j’ai vu les maisons aussi grandesqu’anciennes

de ceux de Sannella, comme de ceux d’Arca,

Ardinghi, Botichi et Soldanieri.

 

À côté de la porte à présent accablée

par l’autre iniquité[223], quilui pèse si lourd

qu’elle fera bientôt crouler toute labarque,

 

étaient les Ravignan, desquels sontdescendus

tous ceux qui par la suite, avec le comteGuide,

ont hérité le nom du grandBellincioni[224].

 

Déjà Délia Pressa connaissait à merveille

l’art du gouvernement, et les Galigaï

portaient déjà la garde et le pommeaudorés[225].

 

La colonne du Vair était alors biengrande[226],

Sacchetti, Ginocchi, Fifanti, Barucci,

Galli, comme tous ceux qu’un boisseau faitrougir[227].

 

La source où sont venus plus tard lesCalfucci

était grande, et déjà l’on mettait lesSizi

et les Arigucci sur la chaise curule[228].

 

Qu’ils étaient grands alors, ceux que leurvanité

a fait tomber depuis[229] ! Alors les boules d’or

parmi les plus hauts faits accompagnaientFlorence[230].

 

Ainsi se sont conduits les pères deceux-là

qui, dès que votre église est vacante àprésent,

préfèrent s’engraisser aux dépens duchapitre[231].

 

L’outrecuidant lignage acharné d’habitude

contre celui qui fuit, et qui devientagneau

dès qu’on lui laisse voir la bourse ou bienles crocs[232],

 

commençait à monter, mais partait de bienbas ;

Ubertin Donato ne s’est pas réjoui

de voir que son beau-père en faisait desparents[233].

 

Déjà Caponsacco habitait le Marché,

descendant de Fiesole ; et les Giudapassaient,

ainsi qu’Infangato, pour de bonscitoyens[234].

 

Je dirai cette chose incroyable, maisvraie :

dans cette étroite enceinte on entrait par laporte

qui rappelait le nom de ceux de laPera[235].

 

Et tous les possesseurs des bellesarmoiries

de l’illustre baron dont à la Saint-Thomas

on célèbre toujours le nom et lavaleur[236],

 

obtinrent la noblesse avec ses privilèges,

bien qu’à présent l’un d’eux s’allie avec lepeuple,

oui depuis a brisé ses armes d’un pald’or[237].

 

Et les Gualterotti se trouvaient bien enplace

et les Importuni[238] ; Borgo serait plus calme,

s’il n’eût ouvert la porte à de nouveauxvoisins.

 

Cette maison qui fut la source de voslarmes,

pour la juste fureur qui causa tant demorts,

et devait mettre un terme à votre vieheureuse[239],

 

était au premier rang, elle et sesalliés ;

il était bien mauvais, le conseil,Buondelmonte,

qui t’a fait annuler l’union projetée ![240]

 

Beaucoup seraient contents, qui pleurent àprésent,

si Dieu t’avait laissé dans les flots del’Ema

dès la première fois que tu vins à laville[241].

 

Mais, à ce qui paraît, la pierre mutilée

qui veille sur le pont[242]réclamait de Florence,

sur la fin de sa paix[243], unetelle victime.

 

Or, c’est avec ces gens et bien d’autrespareils

que j’ai connu Florence au sein d’un telrepos,

qu’on n’y trouvait alors de raison pourpleurer ;

 

et c’est avec ces gens que j’ai connu sonpeuple

si juste et triomphant, qu’on n’a pas vu sonlis

traîner dans la poussière au bout de sabannière,

 

ni devenir vermeil dans les combatscivils. »[244]

 

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer