La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis

CHANT XIX

 

Devant moi paraissait, les ailesdéployées,

ce symbole éclatant qui, dans le douxfruit[268] ,

augmentait le bonheur des âmes enchâssées,

 

et chacune semblait un tout petit rubis

dans lequel scintillait le rayon du soleil

si fort, que ses reflets offusquaient monregard.

 

Et ce que je voudrais rapporter à présent,

l’encre ou la voix jamais ne l’ont écrit oudit,

et l’esprit des humains ne l’a jamaisconçu.

 

Je vis et j’entendis cet aigle quiparlait,

et sa voix prononçait les mots« je » comme « mon »,

quand son intention disait « nous »ou bien « notre ».

 

Il dit : « Pour être juste et fidèleà la fois,

je me trouve exalté maintenant dans lagloire

qui dépasse de loin le songe des humains.

 

Sur la terre, là-bas, mon souvenirdemeure,

et son exemple est tel, que même lespervers

en font partout l’éloge, et ne l’imitentpas. »

 

Et comme d’un monceau de charbons embrasés

une seule chaleur monte, de tant d’amours

qui formaient ce portrait, ne sortait qu’unevoix.

 

Je répondis alors : « Ô fleursperpétuelles

du bonheur éternel, qui me faites ainsi

tir tous les parfums à la fois, comme unseul,

 

mettez par votre souffle une fin au grandjeûne

qui depuis trop longtemps me tenaitaffamé,

car je n’en trouve pas le remède surterre !

 

Je sais que dans le ciel il est un autreempire

dont forme son miroir la divineJustice ;

mais le vôtre non plus ne le voit pasvoilé.

 

Vous savez que l’esprit s’apprête à vousentendre

avec le plus grand soin ; et vous savezquel est

ce doute, objet pour moi d’un si durablejeûne. »

 

Et comme le faucon qui, sortant de sacoiffe,

regarde tout autour et se flatte les ailes

et dresse, impatient, sa tête vers leciel,

 

tel je vis se mouvoir cet emblème tissé

par le chœur des chanteurs de la grâcedivine,

avec des chants que seuls connaissent lesélus.

 

Ensuite il commença : « Celui dontle compas

fit les confins du monde et répartit eneux

les objets que l’on voit et ceux qu’on ne voitpas,

 

n’avait pas mis le sceau de satoute-puissance

dans tout ce qu’il a fait ; en sorte queson verbe

demeure infiniment au-dessus du créé.

 

Comme exemple on peut voir le premierorgueilleux,

lequel, quoique au sommet de la création,

n’attendit pas la grâce et tomba sansmûrir[269].

 

II est d’autant plus clair que les naturesmoindres

ne peuvent contenir mieux qu’il l’a fait, ceDieu

qui, n’ayant pas de fin, se mesure enlui-même.

 

Donc, votre vision, qui nécessairement

vient de quelque rayon de cetteintelligence

qui pénètre et remplit tous les objets dumonde,

 

ne saurait se trouver des forcessuffisantes

pour refuser de voir que son propreprincipe

dépasse de bien loin les bornes dusensible[270].

 

Et c’est pourquoi la vue accordée auxhumains

plonge pour pénétrer la justice éternelle

comme fait le regard qui se perd dans lamer

 

et qui peut voir le fond, étant sur lerivage,

mais non en haute mer : il n’en est pasmoins là,

quoique sa profondeur empêche de le voir.

 

Il n’est pas de lumière, à part le cielserein

que rien ne peut troubler ; tout le resteest ténèbres

ou l’ombre de la chair ou, sinon, sonvenin.

 

Voilà l’obscurité dissipée à présent,

qui t’empêchait de voir la justice vivante

et produisait en toi des doutes sifréquents.

 

« Un homme, te dis-tu, qui naquit sur lesbords

de l’Indus, où le Christ ne lui fut pasprêché,

où l’on n’enseigne pas et n’écrit pas saloi,

 

et dont tous les désirs, tous les actes sontjustes

autant que le conçoit notre humaineraison,

qui ne pécha jamais en œuvres ou paroles,

 

meurt sans avoir la foi, sans êtrebaptisé :

où donc est le bon droit qui le peutcondamner ?

et quelle est son erreur, s’il n’était pascroyant ? »[271]

 

Mais toi, qui donc es-tu, qui veux monter enchaire

et t’ériger en juge, à plus de millemilles,

avec ton jugement qui porte à deuxempans ?

 

Évidemment, celui qui voudrait ergoter

contre moi trouverait des raisons dedouter,

s’il n’avait à côté l’Écriture qui veille.

 

Oh ! grossiers animaux, esprits par tropobtus !

La Volonté première et bonne par nature

n’a jamais oublié qu’elle est le biensuprême ;

 

et tout ce qui s’accorde avec elle est doncjuste,

et aucun bien créé ne peut disposerd’elle :

c’est elle qui le fait, par sonrayonnement. »

 

Comme au-dessus du nid tourne en rond lacigogne,

après avoir donné la pâture aux petits,

et que ceux-ci, repus, la suivent duregard,

 

tel je levais les yeux et telle s’agitait

cette image sacrée, en battant des deuxailes

que tant de volontés mettaient enmouvement.

 

Elle traçait des ronds et chantait :« Comme toi,

tu ne peux pénétrer le sens de ma musique,

telle est pour vous, mortels, la justice deDieu ! »

 

L’incendie éclatant que fait leSaint-Esprit

finit par s’arrêter, formant toujoursl’emblème

qui rendit les Romains maîtres del’univers,

 

puis il recommença : « Jusqu’à notreroyaume

nul n’est jamais monté, s’il ne crut pas enChrist,

soit avant, soit après qu’on l’eut mis sur lebois ! »

 

Nombreux sont cependant ceux quis’écrient : « Christ !

qui, lors du jugement, s’en trouveront plusloin Christ ! »

que d’autres qui, pourtant, n’ont pas connu leChrist ;

 

et l’Éthiopien damnera les chrétiens,

le jour où l’on verra diviser les deuxchœurs,

l’un riche à tout jamais et l’autremisérable.

 

Que pourront dire alors les Perses à vosrois[272],

lorsqu’on leur montrera le grand volumeouvert

où de tous leurs méfaits on tient le compte àjour ?

 

C’est là que l’on verra, parmi les faitsd’Albert,

ce fait dernier qui doit venir bientôts’inscrire

et changer en désert le royaume dePrague[273].

 

C’est là que l’on verra le deuil que sur laSeine

doit produire, en frappant de la faussemonnaie,

celui pour qui la mort s’habillera decouenne[274].

 

C’est là que l’on verra l’orgueil dontl’aiguillon

rend dément l’Écossais aussi bien quel’Anglais[275]

et les pousse à sortir de leurs justeslimites.

 

On verra la luxure et le dérèglement

du souverain d’Espagne et du roi deBohême[276],

qui n’a jamais aimé ni connu la vertu.

 

On verra le Boiteux, roi de Jérusalem,

noté dans le journal de ses bienfaits d’unI,

tandis qu’il porte un M à la colonne enface[277].

 

On verra l’avarice avec la vilenie

de celui qui régit l’île brûlante oùvinrent

se terminer enfin les errementsd’Anchise[278] ;

 

et pour mieux faire voir qu’il ne vaut pasbeaucoup,

son compte sera fait en sigles abrégés,

donnant beaucoup de texte en un petitespace.

 

Chacun y trouvera les œuvres repoussantes

et de l’oncle et du frère : ils ontdéshonoré

leur illustre maison, avec leurs deuxcouronnes.

 

Celui de Portugal et celui de Norvège[279]

s’y feront bien connaître, et celui deRascie,

qui du coin de Venise eut d’injustesprofits[280].

 

Puisqu’elle n’admet plus qu’on la malmèneencore,

heureuse la Hongrie ! Heureuse laNavarre,

si la montagne peut lui servir derempart !

 

Il est à supposer que c’est en guised’arrhes

que déjà Nicosie, ainsi que Famagoste,

se plaignent à grands cris de leur bêtesauvage[281]

 

qui va si bien de pair avec ceux que j’aidit. »

 

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