CHANT XXIX
Au moment où le fils de Latone et safille,
à côté du Bélier ou bien de la Balance,
forment de l’horizon leur ceinturecommune[398],
le temps que le zénith les tient enéquilibre
jusqu’à ce que les deux sortent de cettezone
et changent d’hémisphère, est égal à celui
pendant lequel se tut Béatrice, entournant
son visage où brillait le bonheur, pourfixer
son regard sur le Point qui m’avaitébloui.
« Je te dirai, fit-elle, et sans que tudemandes,
ce que tu veux savoir, car je viens de levoir
dans cet endroit que font tous les lieux etles temps.
Ce n’est pas pour avoir un bien qui lui fûtpropre,
ce qui n’a pas de sens, mais pour que sasplendeur
pût, en brillant plus fort, affirmer :« Subsisto ! »[399]
qu’en son éternité, hors de toute limite,
hors des bornes du temps, pour son plaisir,l’Amour
éternel s’est ouvert dans des amoursnouvelles.
Il n’était pas resté jusqu’alors inactif,
puisque l’esprit de Dieu n’a plané sur ceseaux
le temps qui précéda, ni celui qui suivit.
La forme et la matière, ensemble ouséparées,
pures de tout défaut, en procèdent, demême
qu’un triple trait jaillit de l’arc à triplecorde.
Comme à travers le verre ou l’ambre ou lecristal
un rayon resplendit si vite, qu’il nepasse
nul espace de temps entre atteindre etbriller,
de même du Seigneur cette source triforme
rayonna tout d’abord dans sa création,
entière et sans connaître aucuncommencement.
La substance reçut un ordre Écritures
dont elle fut empreinte ; et l’on mit lesessences
qu’engendre l’acte pur, au sommet ducréé[400].
On assigna le bras à la purepuissance ;
et l’acte et la puissance ont été joints aucentre
dans des liens si forts, que rien ne lessépare.
Jérôme a soutenu que les ordres des anges
avaient été créés bien des siècles avant
que l’univers entier n’eût reçul’existence.
Pourtant, la vérité paraît dans bien despages
de tous ces écrivains que l’Esprit saintinspire,
et tu les trouveras, si tu sais regarder.
Et la raison aussi la devine en partie,
qui ne peut concevoir que les moteurs aientpu
rester si longuement sans ce qui lesparfait[401].
Or, tu sais maintenant quand et où cesamours
furent faits et comment ; en sorte quetrois flammes
au fond de ton désir sont éteintes déjà.
On n’arriverait pas, en comptant, jusqu’àvingt
dans le temps qu’il fallut aux angesrévoltés
pour troubler les bas-fonds des autreséléments.
Pour ceux qui sont restés, ils avaient mis enœuvre
avec un tel bonheur cet art que tucontemples,
que jamais aucun d’eux n’a cessé detourner.
La cause de la chute était la malheureuse
superbe de celui que tu pus contempler,
écrasé sous le poids de l’universentier[402].
Ceux que tu vois ici furent assez modestes
pour avouer leur dette envers cette Bonté
qui les avait créés aptes à lecomprendre ;
et c’est pourquoi leur vue est améliorée
par leur propre mérite, ainsi que par lagrâce
qui vint illuminer leur ferme volonté.
Abandonnant le doute, il faut que tu soissûr
que recevoir la grâce est un mérite ensoi,
mesuré sur l’amour qui lui servit deporte.
Tu peux dorénavant méditer longuement
et sans autre secours sur cesréunions[403],
si tu m’as écouté pendant tout cediscours.
Pourtant, comme à l’école on prétendenseigner
que les anges sont faits capables parnature
d’entendre, de vouloir et de se souvenir,
il faut que je poursuive, afin que tuconnaisses
la pure vérité, que vous rendez obscure
en vous laissant tromper par de tellesleçons.
Après avoir joui du visage de Dieu,
ces substances n’ont plus détourné leursregards
du sien, à qui jamais rien ne peutéchapper.
Ainsi, leur vision n’est pas interceptée
par de nouveaux objets ; ils n’ont doncpas besoin
de se ressouvenir des conceptsoubliés[404].
Et l’on rêve chez vous, avec les yeuxouverts,
quand on parle autrement, soit qu’on y penseou non ;
mais l’un de ces deux semble et coupable etplus vil[405].
Votre philosophie à vous ne suit jamais
un sentier uniforme, tellement vousséduisent
l’amour de l’apparence et la soif debriller.
Dans le ciel, cependant, avec moins decolère
on souffre cette erreur que celled’oublier
la divine Écriture, ou de changer sonsens ;
car vous ne pensez pas à tout le sangversé
pour la semer au monde, et qu’il estagréable
au ciel, que l’on confie en ellehumblement.
Pour se faire admirer, chacun vous vante etbrode
sa propre fantaisie, et les prédicateurs
en font cas, oubliant d’ouvrir lesÉvangiles.
L’un conte que la lune a rebroussé chemin,
lors de la mort du Christ, et s’estinterposée
afin que le soleil refusât salumière :
il ment, puisque le jour s’obscurcit delui-même :
c’est pourquoi cette éclipse était aussivisible
aux Juifs, aux Indiens et jusqu’auxEspagnols.
Les Lapi, les Bindi[406] nesont point plus nombreux
que les fables qu’on fait tous les ans àFlorence
et que les orateurs colportent de leurchaire,
faisant que les brebis, qui n’ont pas lesavoir,
rentrent du pâturage ayant mangé du vent,
en quoi leur ignorance est une piètreexcuse.
Le Christ n’avait pas dit à son premierchapitre :
« Partez, allez partout prêcher desbalivernes ! »
mais leur donna le vrai qui leur servaitd’assise,
et ce vrai fut le seul qui sonna sur leurslèvres,
si bien qu’à leur combat pour propager lafoi
l’Évangile a fourni la lance et lebouclier.
Avec des calembours et des bouffonneries
on prêche maintenant ; et pourvu qu’ons’amuse,
le capuce se gonfle et le moine estcontent.
Mais souvent tel oiseau niche dans lacagoule
que, s’il pouvait le voir, le vulgairesaurait
la valeur des pardons qu’on lui vientproposer ;
et la stupidité s’augmente sur la terre
tellement que, sans preuve et sans aucungarant,
vite on fait confiance aux plus follespromesses.
Ainsi fut engraissé le porc de saintAntoine[407],
et bien d’autres encor qui sont pis que desporcs,
et en fausse monnaie on veut payer lemonde.
Mais sans nous éloigner du sujet, tournedonc
désormais ton regard vers la plus courteroute,
pour économiser le chemin et letemps !
Des anges le modèle est souvent répété,
cependant la parole et les concepts deshommes
n’auraient pas le moyen d’en direl’étendue.
Et si tu te souviens de ce que nous révèle
Daniel, tu verras qu’on ignore le chiffre
de leur nombre précis, dont il dit lesmilliers[408].
Leur nature reçoit la lumière première
qui rayonne partout, en autant de manières
qu’il existe d’éclats qui doiventl’accueillir[409] ;
et l’acte de comprendre étant toujourssuivi
de l’amour, il ressort que la douceurd’aimer
s’allume et bout en elle aussidiversement.
Tu vois l’immensité de l’éternel Pouvoir
et sa sublimité, puisqu’il s’est fait toutseul
de si nombreux miroirs où son reflet sebrise,
tout en restant lui-même unique, commeavant. »