La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis

CHANT XXI

 

Déjà mes yeux venaient se fixer à nouveau

dans les yeux de ma dame, et mon âme aveceux,

s’éloignant tout à coup de tout autreintérêt.

 

Elle ne riait pas ; et ellem’expliqua :

« Si je te souriais, tu deviendrais,dit-elle,

pareil à Sémélé, qui fut réduite encendre[298].

 

Tu dus t’apercevoir que le long des degrés

du palais éternel ma beauté se transforme

à mesure qu’on monte et s’accroît toujoursplus.

 

Elle resplendirait si fort, si j’enmontrais

tout l’éclat, que ton cœur de mortel, devantelle,

ne serait qu’une feuille au gré del’ouragan.

 

Voici que nous reçoit la septièmesplendeur[299]

qui là, sous le poitrail du Lion enflammé,

projette des rayons chargés de sa vertu.

 

Que ton esprit s’applique à suivre tonregard !

Tâche de refléter dans tes yeux la figure

qui deviendra pour toi visible en cemiroir ! »

 

Si l’on a bien compris quelle était lapâture

qu’avaient trouvée mes yeux sur son heureuxvisage,

quand je l’abandonnai pour des soinsdifférents,

 

On pourra mieux saisir quel était sonplaisir

d’obéir de la sorte à ma céleste escorte,

en faisant d’un désir le contrepoids del’autre.

 

Au-dedans du cristal qui tourne autour dumonde

et qui reçoit son nom d’après le douxseigneur

du temps duquel la terre ignorait lamalice[300],

 

de la couleur de l’or qui scintille ausoleil,

j’aperçus une échelle allant de bas enhaut

si loin, que mon regard n’en trouvait pas lebout[301].

 

Le long de ses degrés je vis tant deflammèches

descendre, qu’on eût dit que toutes lesétoiles

qui paraissent au ciel venaient s’yrencontrer.

 

Et comme, obéissant à leurs loisnaturelles,

la bande des corbeaux, sitôt que le jourpointe,

s’ébat pour réchauffer les ailesengourdies,

 

et puis les uns s’en vont pour ne plusrevenir,

les autres font retour à leur point dedépart,

ou bien restent sur place en tournoyant dansl’air ;

 

de la même façon il me semblait voir là

tous ces scintillements venir en mêmetemps

se placer à la fois sur un certain gradin.

 

Celui qui se trouvait être plus près denous

devenait si brillant, que je dis enmoi-même :

« J’aperçois bien l’amour que tu veux memontrer ! »

 

Mais celle dont j’attends de mon silence, oudire

le quand et le comment[302],se tait ; malgré l’envie

je pense donc bien faire en ne demandantrien ;

 

ce qui fit bientôt qu’elle, ayant vu monsilence

au moyen du regard de Celui qui voittout[303],

elle dit : « Satisfais le désir donttu brûles ! »

 

« Bien que je sache, dis-je alors, quemon mérite

ne me rend pas encor digne de ta réponse,

au nom de celle-ci, qui permet qu’on t’enprie,

 

ô bienheureux esprit qui te caches ainsi

au sein de ton bonheur, laisse-moi doncapprendre

la raison qui t’a fait venir plus près demoi !

 

Explique-moi pourquoi, dans cette sphère àvous,

se tait du Paradis la douce symphonie,

qui si dévotement résonne un peu plusbas. »

 

« C’est que, comme ton œil, ton oreilleest mortelle,

me fut-il répondu ; pour la mêmeraison

nous suspendons nos chants, et ses risBéatrice.

 

Je descends les gradins de l’échellesacrée

pour mieux te faire fête, autant par mespropos

que par cette clarté dont tu me voisdrapé.

 

Ce n’est pas plus d’amour qui me pousse verstoi :

ici chacun en sent autant et davantage,

et ces scintillements le rendentmanifeste ;

 

la charité suprême est celle qui nouspresse

de servir le vouloir qui gouverne le monde

et qui, comme tu vois, nous dispose à songré. »[304]

 

« Je vois bien, répondis-je, ô lumièresacrée,

comment un libre amour suffit dans cettecour

pour accomplir les vœux d’une éternellegrâce.

 

Ce qui paraît pourtant difficile àcomprendre,

c’est, parmi tant d’éclats, cette raisonprécise

qui t’a prédestiné, toi seul, à cetoffice. »

 

Avant d’avoir fini le dernier de ces mots,

ayant fait de son centre un axe, ceflambeau

se prit à tournoyer plus vite qu’unemeule ;

 

puis l’amour enchâssé au-dedansrépondit :

« C’est un éclat divin qui, sur moiprojeté,

traverse la clarté dont 6ont formés meslanges ;

 

et sa propre vertu s’unissant à la vue

vient m’élever si haut au-dessus demoi-même,

que l’Essence suprême est visible pourmoi.

 

De là tout ce bonheur qui me faitscintiller,

puisque, dans la mesure où s’épure ma vue,

la splendeur de mon feu devient pluséclatante.

 

Mais l’âme qui se baigne au ciel le plusserein,

le même séraphin qui se mire dans Dieu

plus fixement, ne peut répondre à tademande :

 

ce que tu veux savoir plonge dans lesabîmes

des décrets éternels, qui se trouvent siloin,

que les regards créés ne sauraient lestoucher.

 

Lorsque tu reviendras au monde desmortels,

répète tout ceci, pour que l’on n’ose plus

se diriger en vain vers des buts tropabstrus.

 

L’esprit qui brille au ciel est fumeux sur laterre :

pense donc à part toi s’il peut savoirlà-bas

ce qu’il ignore encore au ciel qui l’areçu. »

 

Ces mots étaient pour moi de si fortesraisons

que, renonçant au reste, il fallut meborner

à prier humblement pour qu’il me dît sonnom.

 

« Là-bas, en Italie, entre ses deuxrivages,

non loin de ton berceau, sont deux rochers sihauts,

qu’on entend le tonnerre au-dessous d’euxgronder.

 

Ils forment l’éperon appelé Catria[305] ,

au pied duquel se trouve une saintechapelle

seulement consacrée à l’adoration. »

 

C’est ainsi qu’il reprit pour la troisièmefois ;

puis, en continuant, il dit :« C’est en ce lieu

qu’au service de Dieu je me suis raffermi

 

et qu’un maigre manger trempé de jusd’olives

m’a suffi pour passer le froid et lachaleur,

satisfait de mes seuls penserscontemplatifs.

 

Ce cloître préparait de fertiles moissons

pour le ciel ; à présent il devient sistérile,

qu’il faut qu’un jour ou l’autre on le sachepartout.

 

Mon nom, dans cet endroit, fut PierreDamien ;

et Pierre le Pécheur dans cette autremaison,

construite à Notre-Dame au bordAdriatique[306].

 

Il me restait bien peu de mon âge mortel

quand je fus appelé par la force auchapeau[307]

qui passe maintenant toujours de mal enpis.

 

Car Céphas aussi bien que l’illustreVaisseau

du Saint-Esprit[308],nu-pieds et ventre creux, allaient

et cherchaient leur manger au hasard desauberges ;

 

nos pasteurs d’aujourd’hui doivent le plussouvent

s’appuyer sur quelqu’un à droite comme àgauche,

tant ils se font pesants, et on les hisse enselle.

 

Comme ils vont des manteaux couvrant leurspalefrois,

sous une même peau l’on dirait voir deuxbêtes :

que de choses tu peux souffrir, ôpatience ! »

 

Je vis à ce moment de nombreusesflammèches

descendre en voltigeant d’un échelon surl’autre,

et chacun de leurs tours les rendait plusbrillantes.

 

Ensuite, s’arrêtant autour de celle-ci,

on entendit un cri qui retentit si fort,

que rien ne le saurait évoquerici-bas ;

 

mais je n’ai rien compris, tant le bruitm’accabla.

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