La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis

CHANT XI

 

Oh ! qu’il est insensé, l’intérêt desmortels !

De combien de défauts sont pleins lessyllogismes[125]

qui leur font battre l’aile et voler près dusol !

 

L’un exploitait les lois, l’autre lesaphorismes,

un troisième courait après lesacerdoce ;

qui prétendait régner par la force oul’astuce,

 

qui projetait un vol, qui lançait uneaffaire,

qui s’épuisait en proie aux plaisirs de lachair

et qui s’abandonnait, enfin, à la paresse,

 

à cet instant où moi, libre de tous cessoins,

je me voyais là-haut, dans le ciel,accueilli

si glorieusement auprès de Béatrice.

 

Sitôt que chacun d’eux avait repris saplace

au cercle qu’il avait d’abord abandonné,

il s’arrêtait, plus droit qu’un cierge auchandelier.

 

Et j’entendis, du sein de la mêmesplendeur,

la voix de tout à l’heure, à l’éclatredoublé,

m’adresser ce discours comme dans unsourire :

 

« Comme je réfléchis ses rayons enmoi-même,

de même, en regardant l’éternelle clarté,

je vois dans ta pensée et j’aperçois sasource.

 

Tu doutes ; tu voudrais qu’on expliquâtpour toi

en langage assez clair pour qu’il soitaccessible

à ton entendement, quelle était ma pensée

 

quand je disais tantôt « que l’onengraisse bien »

et lorsque je disais : « Nul secondn’a surgi »[126] ;

et il est important de distinguer d’abord.

 

La haute Providence, administrant le monde

avec cette sagesse où tout regard créé

s’est perdu bien avant d’arriver jusqu’aufond,

 

pour que se dirigeât vers l’Épouxbien-aimé

plus sûre d’elle-même et à lui plus fidèle

l’épouse de Celui qui l’unit àlui-même[127]

 

avec son sang béni, dans des cris dedouleur,

lui fit mander deux princes, dans le but del’aider

et de l’accompagner, chacun de son côté.

 

L’un d’eux fut d’une ardeur tout à faitséraphique ;

la sagesse de l’autre a paru sur la terre

un éclat qui venait du chœur deschérubins[128].

 

Je dirai de l’un seul, car en parlant delui,

quel qu’il soit, on a fait de tous les deuxl’éloge,

puisque de leurs efforts la fin était lamême.

 

Entre l’eau qui descend du mont qu’avaitchoisi

le bienheureux Ubald et Topino, s’étale

au pied de la montagne une côtefertile[129]

 

d’où la chaleur descend, ou le froid,empruntant

la Porte du Soleil, à Pérouse ; et plusloin

gémissent sous leur joug Gualdo, puisNocera.

 

Et c’est sur cette côte, à l’endroit où lapente

a perdu sa raideur, qu’un soleil vint aumonde,

comme le nôtre naît parfois des eaux duGange ;

 

aussi, voulant parler de l’endroit que jedis,

on ne devrait pas dire Assise, c’est troppeu :

pour être plus exact, il faut dire Orient.

 

Il n’était pas encor bien loin de sonlever,

que déjà tout le monde avait pu contempler

les premiers réconforts de sa grandevertu ;

 

car, tout jeune, il faisait à son père laguerre

en faveur d’une dame à qui, comme à lamort,

nul n’ouvre avec plaisir la porte de chezlui,

 

jusqu’au point qu’il voulut l’épouser à lafin,

coram patrem, devant la Courspirituelle,

et qu’il aima depuis un peu plus chaquejour[130].

 

Pour elle, veuve encor de son premierÉpoux[131],

pendant mille et cent ans on l’avaitméconnue

et, jusqu’à lui, laissée obscure etnégligée.

 

C’est en vain qu’on a su qu’elle futimpassible

chez le pauvre Amyclas, au son de cettevoix

qui faisait cependant trembler toutl’univers[132] ;

 

c’est en vain qu’elle fut courageuse etconstante

et, tandis que pour elle restait en basMarie,

elle a suivi le Christ jusqu’en haut de lacroix[133].

 

Comme je ne veux pas procéder par énigmes,

dans mon parler diffus il faut que tucomprennes

par ces deux amoureux, François etPauvreté.

 

Leurs visages joyeux, leur bonneintelligence,

leur amour admirable et leurs tendresregards

ne produisaient jamais que de saintespensées,

 

tellement que Bernard le vénérable ôta

sa chaussure et courut le premier vers lapaix,

et trouvait que sa course était encor troplente.

 

Ô richesse inconnue, ô fécondebonté !

Gilles se déchaussa, Sylvestre l’imita,

voulant suivre l’époux, tant leur plaisaitl’épouse[134]  !

 

Lui, le père et le maître, il s’en fut par lasuite

errant avec sa femme et sa sainte famille

qui se ceignait déjà de son humble cordon.

 

Le signe d’un cœur vil ne marquait pas sonfront,

quoiqu’il ne fût que fils de PierreBernardone[135]

et qu’on ne lui montrât qu’un merveilleuxmépris ;

 

mais souverainement ayant fait l’exposé

de son projet austère, il obtintd’Innocent

pour la première fois de son ordre lesceau[136].

 

Tous les jours s’augmentait une foule depauvres

derrière celui-ci, dont la vie admirable

dit la gloire du Ciel encor mieux que lasienne.

 

Honorius, au nom de l’Esprit éternel,

pour la seconde fois mit alors la couronne

aux saintes volontés de cetarchimandrite[137].

 

Et lorsque, stimulé par la soif dumartyre,

il eut, sous les regards de l’orgueilleuxSoudan,

prêché le nom du Christ et de ceux quisuivirent[138],

 

et qu’ayant rencontré cette gent troprétive

à la conversion, plutôt que d’y rester

il vint cueillir le fruit des plantsitaliens,

 

sur un âpre rocher entre l’Âme et le Tibre

il prit de Jésus-Christ son ultimestigmate,

dont il porta deux ans l’empreinte sur soncorps[139].

 

Quand il plut à Celui qui l’avaitdistingué

de l’appeler en haut, pour cetterécompense

qu’il a su mériter par son humilité,

 

à ses frères, qui sont ses droitshéritiers,

il a recommandé le soin de son épouse,

ordonnant qu’on l’aimât avecfidélité ;

 

et puis de son giron cette âme radieuse

accepta de partir, rentrant dans sonroyaume ;

et il ne voulut pas, pour son corps, d’autrebière.

 

Tu vois, par lui, quel fut cet autre[140] qui l’aida

à mener dignement la barque de saintPierre

flottant en haute mer vers le refuge élu.

 

Et ce fut ce dernier qui fut monpatriarche ;

et celui qui le suit, comme il l’acommandé,

comme tu peux comprendre, a bien chargé sanef.

 

Son troupeau, cependant, de nouvellespâtures

est devenu friand, et ne peut s’empêcher

d’aller s’éparpillant sur des cheminsdivers ;

 

et plus de ce troupeau les brebisvagabondent,

s’écartant du sentier qui leur étaittracé,

plus elles rentreront sans lait à leurbercail.

 

II en existe encor qui, craignant ledanger,

se collent au berger, mais elles sont sirares

qu’un bout de drap suffit pour tailler leursmanteaux.

 

Ores, si mes propos ne sont pas tropfumeux,

si tu m’as écouté bien attentivement

et si tu te souviens de tout ce que je t’aidit,

 

tu dois voir tes désirs satisfaits enpartie ;

car tu sais où la plante est en train decasser

et quel était le sens de macorrection :

 

« Que l’on engraisse bien, à moins qu’onne s’égare. »

 

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