La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis

CHANT X

 

Regardant en son Fils avec ce même amour

qu’ils respirent les deux pour des sièclessans fin,

la Puissance première et impossible à dire

 

avec tant d’ordre a fait tout ce que l’onconçoit

par l’esprit ou les sens, que, lorsque l’on ypense,  »

on ne peut le comprendre ou le voir sansl’aimer.

 

Lève donc, ô lecteur, ton regard avec moi

vers les sphères d’en haut, au pointprécisément

où l’un des mouvements se pénètre avecl’autre[109],

 

et deviens amoureux de cette omniscience

du Maître, qui si fort aime son propreouvrage,

qu’il n’en détourne pas les yeux un seulinstant.

 

Vois comme c’est de là que vient seséparer

obliquement le cercle où restent lesplanètes[110],

afin de contenter le monde quil’appelle ;

 

et si leur route ici n’était pas inclinée,

bien des forces du ciel iraient se perdre envain

et les vertus, là-bas, resteraient presquemortes ;

 

ou si l’écart était plus ou moinsimportant

sur l’horizon, en haut aussi bien qu’à labase

l’ordre de l’univers serait plusimparfait[111].

 

Garde ta place au banc, ô lecteur,méditant

aux choses dont ici je t’offre lesprémices,

et tu seras content bien avant d’être las.

 

Voici ton aliment : sers-toi seuldésormais,

car pour moi, tous mes soins serontaccaparés

par l’unique sujet dont je suisl’interprète.

 

Le premier serviteur de toute la nature,

qui baigne l’univers dans la vertu du ciel

et qui de sa clarté mesure notre temps,

 

se trouvait sous le signe indiqué tout àl’heure

et roulait maintenant avec les mêmes orbes

où nous l’apercevons chaque matin plustôt.

 

Je m’y trouvais déjà[112], maissans me rendre compte

que je montais vers lui, comme l’on ne sentpas

un penser nous venir, avant qu’il n’ait priscorps.

 

Béatrice, en effet, conduit du bien aumieux

d’une telle manière et si soudainement

que tous ses mouvements ignorent la durée.

 

Comme devaient-ils être étincelantseux-mêmes,

ceux qui faisaient demeure au soleil oùj’entrais

et dont on distinguait l’éclat, non lacouleur !

 

J’invoquerais en vain art, métier ougénie,

car pour l’imaginer il faut plus que mondire ;

on peut pourtant y croire et rêver de levoir.

 

Ce n’est pas étonnant, si notre fantaisie

pour de telles hauteurs reste toujours tropbasse,

puisque l’œil n’a jamais soutenu lesoleil.

 

Telle restait là-haut la quatrième famille

du Père tout-puissant, qui la combletoujours

lui faisant voir comment il insuffle etengendre.

 

Béatrice se prit à me dire : « Rendsgrâces,

rends grâces au Soleil des anges, dont lagrâce

t’a permis de monter à ce soleilsensible ! »

 

Jamais un cœur mortel ne fut mieuxpréparé,

dans ses dévotions, pour l’abandon à Dieu

avec tant de bonheur ni plus rapidement

 

que je l’étais alors, au son de cesparoles,

et mon amour mortel se mit si fort en lui,

que l’aile de l’oubli me cacha Béatrice.

 

Mais cela ne dut pas lui déplaire ; elleen rit,

si bien que la splendeur de son regardheureux

de mon attention divisa l’unité.

 

J’aperçus des lueurs vives et pénétrantes

former autour de nous une belle guirlande,

la douceur de leurs voix surpassant leuréclat.

 

C’est ainsi que parfois, quand l’air est plusépais,

la fille de Latone apparaît entourée

d’un halo qui retient le fil de saceinture.

 

Au ciel, dans cette cour dont je suisrevenu,

le nombre est infini des joyaux chers etbeaux

qu’on prétendrait en vain sortir de leurroyaume[113] :

 

le chant de ces clartés en est un des plusbeaux :

qui n’aura pas assez de plumes pour s’yrendre,

attende qu’un muet lui dise ce quec’est !

 

Lorsqu’en chantant ainsi ces soleilsembrasés

eurent tourné trois fois autour de nospersonnes,

comme l’étoile tourne autour des pôlesfixes,

 

je crus voir s’arrêter une ronde de dames,

silencieusement, attendant que commencent

les premiers mouvements de la prochainedanse.

 

Et de l’un de ces feux j’entendis qu’ondisait :

« Le rayon de la grâce à la flammeduquel

s’allume l’amour vrai, qui s’augmente enaimant,

 

en toi se multiplie et resplendit si fort,

qu’il te mène là-haut, le long de cetteéchelle

que nul ne descendit sans pouvoirremonter.

 

Qui te refuserait de sa gourde le vin

à l’heure de ta soif, ne serait pas pluslibre

qu’un fleuve qui s’enlise et ne voit pas lamer.

 

Tu voudrais bien savoir de quelles plantess’orne

la guirlande qui forme à cette belle dame

qui t’enseigne le ciel, une courtournoyante.

 

Je fus l’un des agneaux de ce troupeausacré

conduit par Dominique dans un sentier quifait

que l’on s’engraisse bien, à moins qu’on nes’égare[114].

 

Celui qui, sur ma droite, est mon prochevoisin

fut jadis mon confrère et mon maître à lafois :

c’est Albert de Cologne[115],et moi, Thomas d’Aquin.

 

Et si tu veux savoir qui sont aussi lesautres,

suis avec le regard le fil de mondiscours,

fais avec moi le tour de l’heureusecouronne.

 

Ce beau pétillement sort de l’heureuxsourire

de Gratien, qui rend de si brillantsservices

à l’un et l’autre droit, qu’il plaît auParadis[116].

 

Le suivant, qui plus loin embellit notrechœur,

est ce Pierre qui fit, à l’instar de lapauvre,

offre à la sainte Église de son meilleurtrésor[117].

 

La cinquième clarté, parmi nous la plusbelle,

respire un tel amour, qu’au monde delà-bas

on éprouve toujours la soif de sesnouvelles[118] ;

 

dans son intérieur est cette intelligence

d’un savoir si profond que, si le vrai ditvrai,

nul second n’a surgi qui pût voir aussiloin[119].

 

À ses côtés se tient l’éclat de ceflambeau

qui, du temps de sa chair, avait mieux que nulautre

pénétré la nature et l’officeangéliques[120].

 

Et dans l’autre splendeur qui sourit près delui

reste le défenseur des premiers tempschrétiens[121] :

Augustin s’est souvent servi de son latin.

 

Or, si de ton esprit le regard est venu

de lumière en lumière, en suivant meslouanges,

il te reste la soif de savoir la huitième.

 

C’est là qu’en contemplant le suprêmebonheur

jouit cet esprit saint qui du mondetrompeur

à qui sait le comprendre a découvert lespièges[122] ;

 

quant au corps dont l’esprit a dû seséparer,

il repose à Cieldaure ; et au bout dumartyre

et de l’exil, son âme a trouvé cette paix.

 

Au-delà, tu peux voir briller le souffleardent

d’Isidore, de Bède et celui de Richard,

d’un esprit plus qu’humain commecontemplateur[123] ».

 

Celui d’où ton regard s’en retourne versmoi

est le repos d’une âme à qui la mortsemblait

venir trop lentement pour ses gravespensers :

 

C’est l’éclat éternel de Siger[124], qui jadis,

lisant rue au Fouarre, avait syllogisé

des vérités d’où vint l’aliment àl’envie. »

 

Puis, pareille à l’horloge appelant lesfidèles

quand l’épouse de Dieu se lève pourchanter

matines à l’Époux, invoquant son amour,

en sorte qu’un rouage entraîne et pressel’autre,

en sonnant du tin tin l’agréableharmonie

qui baigne dans l’amour les esprits biendispos,

 

je sentis s’ébranler la ronde glorieuse

et une voix répondre à l’autre avec unson,

avec une douceur qu’on ne sauraitconnaître

 

qu’au seul endroit où dure à tout jamais lajoie.

 

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer