La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis

CHANT V

 

« Si je flambe à tes yeux dans le feu del’amour,

plus fort qu’on ne saurait le concevoir surterre,

au point que de tes yeux j’offusque lepouvoir,

 

n’en sois pas étonné : cela vient de lavue

parfaite qui, sitôt qu’elle aperçoit lebien,

sans perdre un seul instant se dirige verslui.

 

J’observe cependant que ton intelligence

fait déjà resplendir la lumière éternelle,

qui donne de l’amour aussitôt qu’on lavoit ;

 

et si d’autres objets séduisent votrecœur,

c’est que vous y trouvez les résidusinformes

de cet unique amour, brillant entransparence.

 

Tu veux savoir de moi si par d’autresservices,

malgré des vœux manques, on pourraitobtenir

lors du dernier procès l’assurance del’âme. »

 

C’est de cette façon que commença ce chant

Béatrice ; après quoi, poursuivant sondiscours,

elle développa son saintraisonnement :

 

« La plus chère vertu que Dieu dans salargesse

mit dans sa créature et qui répond lemieux

à sa propre bonté, la plus douce à sesyeux,

 

ce fut la liberté de ses décisions,

dont les êtres doués d’intelligence, euxseuls,

furent alors pourvus et le sont depuislors.

 

Or, en y pensant mieux, tu comprendras sansdoute

l’importance d’un vœu, s’il fut fait defaçon

que Dieu consente aussi, quand tu consenstoi-même,

 

puisque l’homme, en signant ce contrat avecDieu,

spontanément s’engage à lui sacrifier

ce trésor précieux dont j’ai ditl’intérêt.

 

Partant, que pourrait-on proposer enéchange ?

Si tu crois que tes dons servent à cetusage,

c’est d’un bien mal acquis vouloir de bonseffets[40] .

 

Te voilà rassuré sur ce pointcapital ;

pourtant, comme l’Église en donne desdispenses

qui semblent infirmer ce que je viens dedire,

 

il ne faut pas encore abandonner la table,

car l’aliment trop cru que tu viensd’avaler

demande encor qu’on l’aide avant d’êtreaccepté.

 

Ouvre donc ton esprit à ce que je temontre

et retiens tout ceci : le savoir ne vientpas

du seul fait de comprendre, il y faut lamémoire.

 

Si de ce sacrifice on regarde l’essence,

on y voit deux aspects : d’un côté l’ondistingue

un objet, et de l’autre une obligation.

 

Or, on ne peut jamais supprimer celle-ci,

sauf en l’exécutant ; et c’est à sonsujet

que je parlais tantôt avec tant dedétail ;

 

c’est pourquoi chez les Juifs on jugeaitnécessaire

le devoir de donner, bien que parfoisl’offrande

changeât de contenu, comme tu dois savoir.

 

Pour l’objet, tu comprends qu’il s’agit dematière :

il se peut qu’il soit tel qu’on puisse sanserreur

le remplacer parfois par quelque autrematière[41].

 

Mais personne ne doit faire changerd’épaule

cette charge à lui seul ou de son proprechef,

sans que tournent d’abord la clef blanche etla jaune[42] :

 

la substitution est toujours insensée,

si l’objet qu’on reprend n’était pascontenu

comme quatre dans six dans l’objet quiremplace.

 

Si donc du remplaçant la valeur n’est pastelle

qu’irrésistiblement il penche la balance,

on ne peut acquitter par aucune autreoffrande.

 

Ne prenez pas, mortels, les vœux à lalégère !

Réfléchissez d’abord, ne soyez pasaveugles,

évitez de Jephté l’erreur du premiervœu[43] ;

 

car mieux valait pour lui dire :« J’ai mal agi ! »

que de faire le pire en l’observant. Demême,

le commandant des Grecs ne fut pas moinsstupide,

 

qui fit sur sa beauté pleurer Iphigénie,

et pleurer sur son sort les sages et lesfous,

en entendant parler d’un culte si nouveau.

 

Soyez, chrétiens, plus lents dans vosdécisions !

N’imitez pas la plume, emportée à toutvent,

car n’importe quelle eau ne peut pas vouslaver.

 

Vous avez le Nouveau et le VieuxTestament ;

le pasteur de l’Église est là pour vousguider :

cela doit être assez, pour trouver lesalut !

 

Et si la soif du gain vous inspire autrechose,

il faut agir en hommes, et non pas enmoutons,

pour que chez vous le Juif ne se moque devous.

 

Et ne faites jamais comme l’agneau quilaisse

de sa mère le lait par simple espièglerie,

afin d’aller, par jeu, se battre avec sonombre. »

 

Béatrice me dit ce que je viens d’écrire,

puis elle se tourna, d’un grand désirpoussée,

vers cette région où le monde est plusvif[44].

 

Son silence et l’aspect qui latransfigurait

imposaient le silence à mon esprit avide,

où d’autres questions se pressaient sansarrêt ;

 

et pareil au carreau qui vient frapper lebut

dès avant que la corde ait cessé devibrer,

notre vol arrivait au second des royaumes.

 

Là, je vis que ma dame était si radieuse,

dès qu’elle eut pénétré dans l’éclat de ceciel,

que plus resplendissante en devint laplanète.

 

Si l’étoile sourit et changea de visage,

que devais-je sentir, moi, qui de manature

suis enclin à changer de toutes lesfaçons ?

 

Comme dans un vivier à l’eau tranquille etpure

accourent les poissons vers tout ce qu’on leurjette

du dehors, en pensant que c’est de lapâture,

 

de même je vis là plus de mille splendeurs

se diriger vers nous, et chacunedisait :

« Voici quelqu’un qui vient augmenter nosamours ! »[45]

 

Et comme chacun d’eux s’approchaitdavantage,

on pouvait voir l’esprit qui, remplid’allégresse,

résidait dans chacun des éblouissements.

 

Pense, si le récit que je commence ici

s’interrompait, lecteur, comme tusentirais

le désir angoissant d’en savoirdavantage ;

 

et par toi tu verras comment je désirais

apprendre de ceux-ci quel était leurdestin,

aussitôt qu’à mes yeux ils semanifestèrent.

 

« Ô toi, mortel heureux et bien né, quela grâce

du triomphe éternel laisse admirer lestrônes,

avant d’abandonner l’état de la milice,

 

nous sommes embrasés par l’éclat répandu

dans tout ce ciel ; partant, si de noustu désires

savoir quoi que ce soit, satisfais tonenvie ! »

 

C’est ainsi que me dit l’un des pieuxesprits ;

et Béatrice : « Dis ; parleavec assurance,

crois ce qu’ils te diront, comme l’on croitaux dieux ! »

 

« Je vois bien, dis-je alors, que tu t’esfait un nid

dans ta propre splendeur, qui jaillit de tesyeux,

car je les vois briller pendant que tusouris ;

 

j’ignore cependant qui tu fus, âme digne,

et pourquoi tu jouis du cercle de ceglobe[46]

qui se voile aux mortels sous les rayons d’unautre. »

 

Je demandai ceci, me tournant vers l’éclat

qui parla le premier ; et il devintalors

bien plus resplendissant qu’il n’était toutd’abord.

 

Et pareil au soleil qui se cache parfois

dans son éclat trop grand, à l’heure où lachaleur

consume les vapeurs qui semblaientl’amoindrir,

 

sa plus grande liesse également cachait

cette sainte figure au creux de sesrayons ;

et ainsi prise, prise elle me répondit

 

comme chante le chant qui suit un peu plusloin.

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