La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis

CHANT XXX

 

Lorsque la sixième heure erre à six millemilles

plus ou moins de distance, et que de notremonde

l’ombre penche déjà sur son litallongé[410],

 

le centre de la voûte, au point le plusprofond

pour nos yeux, devient tel que certainesétoiles

ne se laissent plus voir aux bas-fonds où noussommes ;

 

et aussitôt qu’on voit l’esclave lumineuse

du soleil[411] semontrer, le ciel paraît éteindre

ses flambeaux tour à tour, jusqu’au plus beaude tous.

 

De la même façon la danse triomphale

tournant autour du Point qui m’avaitébloui

et semblait contenir Celui qui lacontient,

 

s’éteignit sous mes yeux presqueinsensiblement ;

et l’amour et le fait de ne rien voir mefirent,

comme toujours, tourner mes yeux versBéatrice.

 

Si tout ce que j’ai dit sur elle jusqu’ici

pouvait s’amalgamer et faire un seuléloge,

cela serait trop peu pour remplir cetoffice.

 

La beauté que je vis en elle outrepassait

ce que nous concevons et, je crois, plusencore,

que son seul Créateur la possède enentier.

 

Sur ce point, je confesse avoir été vaincu

plus qu’aucun autre auteur, soit comique outragique[412],

ne l’a jamais été par un aspect duthème ;

 

car comme le soleil offusque le regard,

ainsi le souvenir de son sourire heureux

me prive en cet instant du secours del’esprit.

 

Depuis le premier jour où j’ai vu sonvisage

dans le monde mortel, et jusqu’en cetinstant,

rien n’a pu m’empêcher de poursuivre monchant ;

 

mais il faut à présent que je mette unefin

aux efforts que j’ai faits pour chanter sabeauté,

puisque même notre art reconnaît deslimites.

 

Telle que je la laisse à des voix plussonores

que mon pauvre clairon, qui s’apprêtelui-même

à mettre fin bientôt au sujet trop ardu,

 

elle recommença, sur le ton décidé

d’un vrai chef : « Maintenant nousvenons de sortir

du plus grand corps au ciel fait de purelumière[413] ;

 

lumière de l’esprit, que l’amourentretient ;

amour du bien réel, tout remplid’allégresse ;

allégresse au-dessus de toutes lesdouceurs.

 

Tu pourras voir ici l’une et l’autremilice

du Paradis, dont l’une a déjà l’apparence

que tu reconnaîtras au dernierjugement. » [414]

 

Comme un éclair s’allume à l’improviste etblesse

les esprits de la vue, empêchant le regard

de percevoir encor d’autres objetsbrillants,

 

cette vive clarté m’avait paralysé,

sa fulguration ayant mis sur mes yeux

comme un épais bandeau qui me rendaitaveugle.

 

« L’amour qui fait toujours la paix de ceroyaume

accueille dans son sein par ce même salut,

préparant la chandelle à recevoir saflamme. »

 

Ces brefs propos étaient à peine parvenus

jusqu’à moi, qu’aussitôt je pus me rendrecompte

que je me surpassais au-delà de mesforces.

 

Dans mes yeux s’allumait une seconde vue,

telle qu’aucun éclat, pour lumineux qu’ilfût,

ne pouvait désormais arrêter mon regard.

 

Je vis une splendeur en forme de torrent

éclatant de clarté, serré dans ses deuxrives

qu’un printemps merveilleux émaillait departout.

 

Des flots je vis jaillir de vivesétincelles

qui de tous les côtés se posaient sur lesfleurs

et semblaient des rubis enchâssés dans del’or.

 

Ensuite, paraissant de parfum enivrées,

elles allaient plonger dans le gouffreadmirable ;

et dès que l’une entrait, une autre enjaillissait.

 

« Cet intense désir qui t’enflamme et tepresse

si fort, de pénétrer tout ce que tucontemples,

m’enchante d’autant plus qu’il devient pluspuissant.

 

Mais il faut de cette eau que tu boivesencore,

si tu veux que ta soif puisse enfins’apaiser. »

C’est ainsi que parla le soleil de mesyeux.

 

Elle ajouta : « Le fleuve, ainsi queles topazes

qui font ce va-et-vient, le sourire del’herbe,

ne sont que la préface et l’ombre de leurvrai[415].

 

Ce n’est pas que cela soit trop dur àcomprendre ;

il s’agit d’un défaut, dont la source est entoi,

qui n’as pas encor l’œil superbe qu’ilfaudrait. «

 

L’enfant ne tourne pas aussi rapidement

vers le sein maternel sa face, le matin

lorsqu’il s’est éveillé plus tard que decoutume,

 

que je ne me tournai, pour faire de mesyeux

un miroir plus fidèle, en me penchant surl’onde

qui s’épanche là-haut pour nous rendremeilleurs.

 

Et sitôt que le bord de mes paupières vint

se baigner dans ses eaux, je crusm’apercevoir

que ce que j’avais pris pour longueur étaitrond.

 

Puis, comme on voit quelqu’un qui demeuraitmasqué

se montrer différent, sitôt qu’il sedépouille

de l’aspect étranger qui nous donnait lechange,

 

les fleurs avaient changé, comme lesétincelles,

en un bonheur plus grand, et je vis tout àcoup

s’étaler sous mes yeux la double cour duciel.

 

Ô toi, splendeur de Dieu, qui m’as permis devoir

le triomphe éternel du royaume du vrai,

fais-le-moi raconter tel que je l’aiconnu !

 

Il est une clarté là-haut, qui rendvisible

le Créateur lui-même à toute créature

dont le bonheur consiste à contempler saface.

 

Cette clarté s’étale et forme comme uncercle,

6e déroulant si loin, que sa circonférence

serait pour le soleil une ceinturelâche[416].

 

Tout ce qu’on peut en voir est formé derayons

qui baignaient le sommet du mobile premier

et lui donnent ainsi la vie et lapuissance.

 

Et de même qu’un mont se mire dans leseaux

qui coulent à ses pieds, pour y voir saparure,

alors qu’il est plus riche en verdure et enfleurs,

 

tel je vis, dominant tout autour cetéclat,

s’y mirer longuement, du haut de millemarches,

tous ceux qui d’entre nous ont fait retourlà-haut.

 

Et puisque le gradin le plus bascirconscrit

un si vaste foyer, quelle ne doit pas être

l’ampleur de cette rosé au bord de sespétales !

 

Mes yeux ne perdaient rien de toute cetteampleur

ni de sa profondeur, mais embrassaient trèsbien

de ces félicités l’étendue et le mode.

 

Là, d’être près ou loin n’ajoute nin’enlève ;

car lorsque Dieu gouverne immédiatement,

les lois de la nature ont perdu leurpouvoir.

 

Dans le centre doré de la rosé éternelle

qui s’étale et s’étage et exhale un parfum

de louange au Soleil du printemps éternel,

 

pareil à qui se tait tout en voulantparler,

m’attira Béatrice, en me disant :« Regarde

comme il est grand, le chœur de ces blanchesétoles !

 

Tu vois le tour qu’ici comprend notrecité ;

et nos sièges, tu vois, sont déjà siremplis

qu’il reste peu de place à ceux que l’onattend[417].

 

Et quant à ce grand siège où ton regards’arrête,

parce qu’il est déjà marqué d’unecouronne,

avant qu’on ne t’invite à ces nocestoi-même,

 

il doit recevoir l’âme, auguste sur laterre,

de Henri, qui viendra redresserl’Italie ;

mais il doit arriver avant qu’elle soitprête[418].

 

L’aveugle convoitise, en vous rendantstupides,

vous pousse à réagir comme certainsenfants

qui, tout en ayant faim, repoussent leurnourrice.

 

Le tribunal divin lors aura pour préfet

un tel qui n’ira point sur le même chemin

que lui, tant en secret qu’au su de tout lemonde.

 

Mais il ne sera plus supporté longuement

par Dieu dans son office ; il descendrabientôt

où la justice a fait tomber Simon le Mage,

 

et celui d’Anagni s’enfoncerad’autant. »[419]

 

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