La divine comédie – Tome 3 – Le Paradis

CHANT VI

 

« Après que Constantin eut retourné lesaigles

contre le cours du ciel, qu’elles avaientsuivi

sur le pas de l’aïeul, époux deLavinie[47],

 

cent et cent ans et plus resta l’oiseau deDieu

au nid qu’il s’était fait sur le bord del’Europe

et non loin de ces monts dont il sortitd’abord ;

 

et là, sous le couvert de ses plumessacrées,

passant de main en main, il gouverna lemonde

et, en changeant ainsi, termina parm’échoir.

 

Oui, je fus empereur, je suisJustinien ;

mû par la volonté d’un souverain amour,

j’ai supprimé des lois l’excessif et levain.

 

Avant de consacrer mes soins à cetouvrage,

j’admettais dans le Christ une seulenature[48],

et j’étais satisfait avec cette croyance,

 

jusqu’à ce qu’Agapet, ce bienheureux quifut

le suprême pasteur, m’eût avec sesdiscours

enseigné le chemin de la foi véritable.

 

Je crus à sa parole, et maintenant sondire

m’est devenu plus clair que pour toi laprésence

du faux pris dans le vrai descontradictions[49].

 

Sitôt que je suivis les sentiers del’Église,

la divine faveur a voulu m’inspirer

cet important ouvrage[50], et j’ymis tout le temps,

 

me fiant, pour la guerre, aux soins deBélisaire :

comme la main du ciel le protégeaitpartout,

j’ai su que je devais m’en reposer surlui.

 

Je viens de contenter ta première demande

par ce que je t’ai dit ; cependant sanature

m’oblige à t’ajouter une certaine suite,

 

pour que tu puisses voir avec quels justestitres

on veut se soulever contre l’emblèmesaint[51],

les uns pour l’usurper, d’autres pour lecombattre.

 

Vois combien de hauts faits l’ont déjà rendudigne

de respect, à partir de cette heure oùPallas

pour lui faire un royaume avait donné savie[52].

 

Tu sais comment dans Albe il fixa sademeure

pendant plus de cent ans, jusqu’au jour de lafin,

quand les trois contre trois ont combattu pourlui.

 

Tu sais ce qu’il a fait, du chagrin desSabins

au malheur de Lucrèce, aux mains de ses septrois,

soumettant alentour les peupladesvoisines.

 

Tu sais ce qu’il a fait, porté par lesvaillants

Romains contre Brennus et puis contrePyrrhus,

contre les autres rois, contre lesrépubliques,

 

grâce à quoi Torquatus et Quintius au nom

tiré de ses cheveux mal peignés[53], Decius,

Fabius, ont gagné le renom que je loue.

 

C’est lui qui terrassa des Arabes[54] l’orgueil

passant sous Annibal les alpestres rochers

d’où le courant du Pô descend dans lacampagne.

 

C’est sous lui que Pompée et Scipionjouirent

tout jeunes du triomphe ; et il parutbien dur

à ceux de la colline où tu vis lalumière[55].

 

Puis, à peu près au temps où le ciel voulutrendre

au monde l’ordre heureux qui fut partout lesien,

César vint s’en saisir, avec l’accord deRome.

 

Ce qu’il a fait alors, du Var jusques auRhin,

l’Isère avec la Loire et la Seine l’ontvu,

et tous les affluents qui grossissent leRhône.

 

Et ce qu’il fit ensuite, au départ deRavenne,

passant le Rubicon, fut d’un vol si hardi

que la langue et la plume ont du mal à lesuivre.

 

Du côté de l’Espagne il porta son essor,

puis contre Durazzo, frappant si fortPharsale,

que le Nil embrasé frémissait de douleur.

 

Lors il revit l’Antandre avec le Simoïs

où fut son nid premier, et le tombeaud’Hector,

et puis reprit son vol, abattant Ptolémée.

 

Tombant comme la foudre, il fonça surJuba,

puis vers votre Occident il redressa sonaile,

à l’heure où de Pompée éclatait lafanfare.

 

Et tout ce qu’accomplit le suivantporte-enseigne,

Brutus et Cassius là, dans l’Enfer,l’aboient,

et Modène et Pérouse en ont porté ledeuil.

 

Il fit pleurer aussi la triste Cléopâtre

qui, fuyant devant lui, demandait àl’aspic

une mort ténébreuse aussi bien quesoudaine.

 

Il courut avec lui jusqu’aux ondesvermeilles,

et le monde sous lui connut une paixtelle,

qu’on dut fermer la porte au temple deJanus.

 

Mais ce que l’étendard qui conduit mondiscours

a fait par le passé, ce qu’il a faitensuite

au royaume mortel soumis à son pouvoir,

 

apparaît comme obscur et insignifiant,

si l’on voit d’un cœur pur et d’un œilclairvoyant

ce qu’il fit dans la main du troisièmeCésar ;

 

car le juge éternel qui dicte mes paroles

lui céda, lorsqu’il fut dans la main que jedis,

l’honneur de la vengeance où son courroux pritfin[56].

 

Admire maintenant ce que j’ajouteici :

plus tard, avec Titus, il courut pourvenger

la vengeance, rachat de notre ancienpéché.

 

Et quand la dent lombarde ensuite voulutmordre

l’Église, ce fut lui qui couvrit de sonaile

Charlemagne vainqueur, qui la vintsecourir.

 

Or, tu peux maintenant former un jugement

sur ceux que j’accusais tantôt et sur leurscrimes,

qui de tous vos malheurs sont la causepremière.

 

L’on oppose parfois l’universel symbole

aux lis d’or ; l’on en fait l’emblèmed’un parti[57] ;

et l’on ne voit pas bien quel est le pluscoupable.

 

Qu’ils fassent leurs complots, mais sous uneautre

les Gibelins ; c’est mal servir souscelle-ci, enseigne,

que de la maintenir si loin de lajustice !

 

Que ce Charles[58] nouveau,secondé par ses Guelfes,

ne pense pas l’abattre, et qu’il craigne laserre

qui tira plus d’un poil à de plus fierslions !

 

Souvent, dans le passé, les enfants ontpleuré

par la faute du père ; et qu’on ne penseplus

que Dieu pourrait changer ses armes pour leslis !

 

Cette petite étoile renferme en sonenceinte

les esprits vertueux qui se sont employés

à faire que la gloire et l’honneur leursurvivent ;

 

et lorsque les désirs se proposent ce but,

ce chemin détourné fait que de l’amourvrai

le rayon monte au ciel avec plus delenteur.

 

Mais c’est un autre aspect de notre heureuxétat,

que cette égalité du mérite et des gages,

qui fait qu’on ne les veut ni moindres ni plusgrands.

 

Le vivant justicier modère dans nos cœurs

si bien notre désir, que l’on ne peutjamais

le tordre dans le sens de quelqueiniquité.

 

Diversité de voix fait la doucemusique :

de même parmi nous des sièges différents

produisent dans nos cieux une douceharmonie.

 

Et dans l’intérieur de cette marguerite

brille d’un grand éclat ce Romieu, dontl’ouvrage,

quoiqu’il fût grand et beau, fut malrécompensé[59].

 

Mais tous les Provençaux qui tramaient contrelui

n’en ont pas ri ; partant, mal choisitson chemin

qui paie avec le mal le bien fait par unautre.

 

Car Raymond Bérenger avait eu quatrefilles,

qui toutes ont régné : ce résultatétait

l’œuvre de ce Romieu, modeste et sansparents.

 

Les intrigues, plus tard, de certainsenvieux

lui firent demander des comptes à cejuste,

qui lui rendit pour dix, sept et cinq à lafois.

 

Et il partit, bien vieux et sans un souvaillant ;

si le monde savait ce qu’il avait au cœur,

lorsqu’il dut mendier pour un morceau depain,

 

quoiqu’on le loue assez, on le loueraitplus. »

 

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