LA FÊTE DU POTIRON d’ Agatha Christie

— Oui, je vais vous expliquer. Un jour que Mrs. Llewellyn-Smythe ne se sentait pas dans son assiette, elle nous a priés de la rejoindre dans son bureau, moi et le jeune Jim, le garçon qui aidait dans le jardin et rentrait le bois. Nous sommes donc entrés dans le boudoir et avons trouvé la patronne assise devant son secrétaire couvert de papiers. Elle s’est tournée vers l’étrangère – Miss Olga, comme nous l’appelions – et lui a dit à peu près ces mots : « Maintenant, sortez, mon petit, parce que vous ne devez pas être présente lors de cette phase de notre affaire. » Miss Olga est donc partie, après quoi Mrs. Llewellyn-Smythe nous a demandé d’approcher : « Ceci est mon testament » nous déclara-t-elle, en désignant une feuille de papier dont elle avait caché l’en-tête avec un buvard. « Je vais écrire quelques lignes sous vos yeux et je désire qu’ensuite vous apposiez vos signatures pour prouver que j’ai écrit et signé le document. » Et elle commença à écrire en se servant d’une plume que l’on trempe dans l’encrier, car elle n’aurait jamais consenti à user d’un stylo. Au bout de deux ou trois lignes, elle a signé, après quoi elle me dit : « Maintenant, Mrs. Leaman, vous allez inscrire ici votre nom et votre adresse. » J’obéis puis ce fut le tour de Jim. Satisfaite, Mrs. Llewellyn-Smythe nous annonça : « Vous m’avez vue écrire et signer, j’ai vos signatures, donc tout est en ordre. C’est tout, merci beaucoup. » Au moment où nous sortions, j’ai remarqué quelque chose qui m’a, sur le moment, intriguée. Comme je tirais sur moi la porte qui fermait mal, j’ai jeté un coup d’œil dans la pièce, mais sans vraiment regarder. Vous comprenez ?

— Je comprends.

— Une sorte de mouvement inconscient. Mrs. Llewellyn-Smythe venait de se lever de son siège. Marchant avec difficulté, elle alla au rayonnage à livres, en tira un ouvrage, y plaça le papier qu’elle avait glissé dans une enveloppe sous nos yeux et le remit en place sur l’étagère inférieure où elle l’avait pris. Je notai aussi que la reliure était très grande. Je suis sortie et, une fois dehors, j’oubliai l’incident. Il m’était complètement sorti de l’esprit… mais lorsque, après la mort de notre patronne, les notaires suggérèrent que le codicille avait été truqué, j’eus le sentiment… enfin, je…

Comme elle se taisait, embarrassée, Mrs. Oliver insinua :

— Vous voulez dire que vous n’avez jamais cherché à savoir…

— Eh bien, si, je l’avoue franchement, j’étais curieuse de lire ce qu’elle avait écrit sous nos yeux. Après tout c’est naturel de vouloir prendre connaissance de ce que l’on a signé. C’est dans la nature humaine, pas vrai ?

— Oui, c’est dans la nature humaine.

— Alors, le lendemain, alors que Mrs. Llewellyn-Smythe se faisait conduire à Medchester et que je nettoyais son boudoir, j’ai repéré l’ouvrage relié en question, un vieux livre datant, à mon avis, de l’époque de la reine Victoria et dont le titre était : Enquire Within upon Everything[7].

— Vous avez donc trouvé le papier et avez pris connaissance de son contenu ?

— Oui, madame. Je l’ai lu. Il s’agissait d’un document légal. Sur la dernière page, je reconnus les quelques lignes inscrites sous nos yeux par Mrs. Llewellyn-Smythe et auxquelles s’ajoutaient nos signatures de la veille. L’écriture en était très lisible, quoique notre maîtresse ait eu l’habitude de former des lettres très pointues.

— Et que disait-elle dans le message ?

— Ma foi, je ne me souviens plus très bien, sinon qu’elle faisait allusion à un codicille devant modifier ses décisions antérieures, car elle léguait toute sa fortune à Olga… Seminoff, je crois, pour la remercier de sa gentillesse et de ses soins attentifs. Suivaient sa signature, la mienne et celle de Jim. Dès que j’ai eu fini de lire, j’ai remis le papier dans son enveloppe et à la même page du livre que je reposai à sa place sur le rayon, j’étais bien surprise de ce que j’avais appris. Imaginez cette étrangère héritant de toute la fortune de Mrs. Llewellyn-Smythe !

Personnellement, je n’aimais pas beaucoup Miss Olga qui se montrait souvent dure et de mauvaise humeur envers les autres domestiques alors qu’elle était toujours d’une docilité parfaite envers notre patronne. Elle devait veiller à ses intérêts. J’ai tout de même trouvé drôle que la vieille dame ne laisse rien à sa propre famille. Et puis, j’ai vite oublié l’incident jusqu’au jour où tout a été remis en question. Lorsque la vieille dame mourut et que le codicille fut présenté devant notaires, les autorités déclarèrent que le document ne pouvait avoir été écrit par Mrs. Llewellyn-Smythe, que quelqu’un avait imité son écriture et sa signature.

— Qu’avez-vous fait ?

— Rien du tout, et c’est ça qui ne cesse de me tourmenter. Tout d’abord, j’ai pensé que les notaires racontaient ces choses parce que, comme tout le monde, ils n’aimaient pas l’étrangère. Pendant que ces rumeurs couraient dans le pays, Miss Olga jouait à la grande dame. Je me suis dit que tout allait s’arranger, car si Mrs. Drake déclarait que Miss Olga n’était pas de la famille, l’argent retournerait aux héritiers directs, ce qui serait normal, dans le fond. C’est ce qui est arrivé, dans un sens, car l’affaire n’est jamais passée devant les tribunaux. L’argent revint à Mrs. Drake alors que Miss Olga s’enfuyait, probablement vers son pays d’origine, ce qui prouverait qu’elle avait dû manigancer quelque malhonnêteté pour se faire léguer la fortune de Mrs. Llewellyn-Smythe.

— À combien de temps remontent tous ces événements ?

— Voyons… Mrs. Llewellyn-Smythe est morte il y a près de deux ans.

— Et la tournure que prirent les choses ne vous causa aucun tourment ?

— Ma foi, non. À l’époque, vous comprenez, j’étais persuadée que Miss Olga avait sûrement commis un acte répréhensible et comme tout semblait rentrer dans l’ordre, je ne pensais pas que mon témoignage changerait les choses.

— Et qu’est-ce qui vous a poussée à changer d’avis ?

— C’est ce crime affreux qui vient d’avoir lieu. Joyce, a, paraît-il déclaré avoir été témoin d’un meurtre et je me demande si elle n’aurait pas surpris Miss Olga tuant la vieille dame pour hériter plus vite de sa fortune, qu’elle ait disparu après que les notaires et la police, l’aient interrogée indique qu’elle n’avait pas la conscience tranquille.

— Vous avez réellement vu Mrs. Llewellyn-Smythe écrire et signer le document que vous-même et Jim avez aussi signé ?

— Oui, madame.

— Donc, il ne s’agissait pas d’un faux.

— Je vous ai dit la vérité, madame, et si Jim était ici, il confirmerait ce que je raconte, mais c’est impossible. Il a quitté le pays l’année dernière pour s’installer en Australie et je ne connais même pas sa nouvelle adresse.

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Je voudrais que vous vous renseigniez pour savoir si je dois aller parler de tout ça aux autorités. Remarquez que personne ne m’a jamais demandé si je savais quoi que ce soit à propos d’un testament.

— Votre nom est Leaman. Et votre prénom ?

— Harriet.

— Harriet Leaman, bon. Et Jim, quel est son nom de famille ?

— Attendez, que je me souvienne… Jim Jenkins. C’est cela, Jim Jenkins. Je vous serais bien reconnaissante si vous pouviez tenter quelque chose, madame, parce que maintenant, cette histoire m’inquiète. Ce drame affreux semblerait impliquer que Miss Olga a tué Mrs. Llewellyn-Smythe et a été surprise par Joyce… Elle jubilait Miss Olga, lorsqu’elle a appris des notaires qu’elle allait hériter d’une grosse fortune. Mais quand la chance a tourné, elle n’a pas attendu longtemps pour filer, allez !

— Il se peut que vous soyez obligée de répéter tout cela devant le notaire qui représentait Mrs. Llewellyn-Smythe.

— Ma foi, je vous fais confiance.

— J’agirai de mon mieux pour qu’on ne vous ennuie pas.

Les yeux de Mrs. Oliver se fixèrent sur une élégante silhouette qui débouchait du sentier en contrebas.

Mrs. Leaman se leva, enfila ses gants tout froissés et disparut sur quelques mots d’excuse et une courte révérence.

Lorsque Poirot parvint à sa hauteur, Mrs. Oliver questionna :

— Que vous arrive-t-il ? Vous semblez ennuyé ?

— Mes pieds me font horriblement souffrir.

— C’est la faute de vos chaussures vernies. Asseyez-vous et apprenez-moi ce que vous voulez me confier. Ensuite, mon cher, je vous raconterai quelque chose qui vous causera sans doute une assez grande surprise !

CHAPITRE XVIII

Poirot s’assit, étira ses jambes et soupira :

— Ah ! cela va mieux…

— Si vous me permettez un conseil vous ne devriez pas porter des chaussures vernies à la campagne. L’ennui avec vous est que vous voulez toujours être chic. Vous vous souciez plus de l’apparence de vos vêtements et de vos moustaches que du confort. Pour moi, le confort est une invention merveilleuse. Après la cinquantaine, je trouve même que c’est la seule chose qui compte.

— Chère madame, je ne suis pas certain de partager votre opinion.

— Vous avez tort car au fur et à mesure que passeront les années, vous serez appelé à souffrir de plus en plus.

Là-dessus, elle ouvrit une boîte au couvercle coloré, et prit une petite quantité de son contenu qu’elle fit disparaître dans sa bouche. Essuyant ses doigts avec un mouchoir, elle articula d’une voix embarrassée :

— Poisseux !

— Ne mangez-vous plus de pommes ?

— Je vous ai déjà dit que je ne voulais plus voir de pommes.

— Et que mangez-vous en ce moment ? Poirot prit le couvercle sur lequel était peint un palmier. Dattes de Tunis. Tiens, tiens. C’est assez extraordinaire !

— Vous trouvez ? Pourtant, bien des gens en mangent.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Ce que je juge extraordinaire, c’est que, toujours, vous m’indiquez la direction, comment dirais-je, le chemin que je dois prendre ou que je devrais déjà avoir suivi. Jusqu’ici, je n’ai pas réalisé à quel point les dattes étaient importantes.

— Je ne vois pas quel rapport il y a entre les dattes et ce qui vient d’arriver ?

— Vous avez sans doute raison, mais tout événement présent a un passé. Un passé qui fait encore partie du présent, mais qui existait déjà hier ou le mois, l’année précédente. Il y a un an, ou deux, ou trois, un crime a été commis dont une enfant fut témoin et à cause de cela, elle est morte il y a quatre jours. C’est votre avis, n’est-ce pas ?

— Oui, enfin… c’est tout au moins mon impression. Il est néanmoins possible que nous fassions fausse route, en tenant pour crime prémédité ce qui n’est peut-être que le geste d’un dément.

— Ce n’est pas cette conviction qui vous a poussée à venir me trouver, madame.

— Non, je l’admets. Je n’aimais pas la manière dont se présentait l’affaire. Et vous savez, j’éprouve encore le même sentiment.

— Vous avez mis le doigt sur le point sensible et je partage votre point de vue, quoique vous n’ayez pas l’air très convaincue de ma bonne volonté.

— Je crains, en effet, que vous ne vous borniez à rencontrer celui-ci ou celle-là, à poser des questions et à décréter que ceux que vous côtoyez sont sympathiques ou non ?

— Parfaitement.

— Et qu’avez-vous appris de cette manière ?

— Des détails. Des détails qui, en temps voulu, s’emboîteront dans les dates auxquelles ils correspondent.

— C’est tout ?

— J’ai aussi appris que personne n’a foi dans la véracité des paroles de Joyce Reynolds.

— Lorsqu’elle affirmait avoir vu commettre un crime ? Mais je l’ai personnellement entendue !

— Bien sûr, mais puisque nul ne l’a prise au sérieux, force nous est d’admettre que ce n’était pas vrai, qu’elle n’a jamais été témoin d’un tel drame.

— J’ai l’impression que vos détails au lieu de vous aider à progresser, vous obligent plutôt à rétrograder.

— Mais non, je suis sûr que tout doit se tenir. Prenez cette histoire de falsification, par exemple. Nous avons une étrangère qui aurait capté l’affection d’une vieille dame très riche pour hériter d’une fortune colossale. L’étrangère a-t-elle falsifié le testament et son codicille, ou quelqu’un s’en est-il chargé à sa place ?

— Mais qui ?

— Il y avait un autre faussaire dans le village, enfin quelqu’un qui fut une fois poursuivi en justice pour avoir falsifié des documents et qui s’en est sorti avec une peine légère parce qu’il s’agissait de son premier délit.

— Est-ce que je le connais ?

— Non. Il est mort.

— Oh ! Depuis longtemps ?

— Il y a à peu près deux ans. Voyez-vous, j’ai l’intuition que certains événements apparemment séparés sont liés les uns aux autres.

— C’est une suggestion qui vaut d’être retenue. Je ne comprends cependant pas…

— Moi non plus, pour le moment, mais je suis convaincu que les dates m’éclaireront. Où se trouvaient, dans le même temps, les personnes m’intéressant, ce qu’elles faisaient, ce qui leur est arrivé. Tout le monde pense que l’étrangère a rédigé le codicille et là-dessus tout le monde a sans doute raison. Elle devait être la bénéficiaire, n’est-il pas vrai ? Mais, attendez, attendez…

— Attendez, quoi ?

— Retournez-vous bientôt à Londres, madame ou avez-vous décidé de demeurer encore ici ?

— Je rentrerai après-demain. Le travail m’attend et je ne puis m’absenter davantage.

— Dites-moi, dans votre appartement, avez-vous de la place pour loger des invités ?

— En principe, je réponds toujours non. Je déteste devoir changer mes habitudes pour de vagues connaissances. Pour des amis intimes, c’est différent. Ceux dont la compagnie m’est agréable sont toujours les bienvenus chez moi.

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