LA FÊTE DU POTIRON d’ Agatha Christie

Se laissant choir dans un profond fauteuil, Mrs. Oliver soupira :

— Je ne sais comment vous expliquer.

— Racontez-moi, n’importe comment.

— Maintenant que je me trouve devant vous, je ne sais par où entamer mon récit !

— Par le commencement, ou jugez-vous cette méthode trop banale ?

— Ma foi, il se peut que l’histoire remonte assez loin dans le passé.

— Calmez-vous et essayez de rassembler dans votre esprit tous les détails que vous connaissez et confiez-les-moi. Dites-moi, par exemple, ce qui a pu vous bouleverser à ce point ?

— Eh bien ! tout a débuté par une soirée !

— Bon, fit Poirot soulagé d’entendre parler d’un sujet aussi simple et sensé qu’une soirée. Donc, vous vous êtes rendue à une soirée et quelque chose d’anormal s’y est produit ?

À brûle-pourpoint, la romancière remarqua :

— Savez-vous qu’ici, on fête la veille de la Toussaint ?

— En effet, le 31 octobre. Son regard pétilla, alors qu’il enchaînait : C’est le jour où les sorcières s’envolent à cheval sur leur manche à balai.

— Il y avait, en effet, des balais, assez mal décorés d’ailleurs, bien qu’on leur ait attribué des prix d’honneur.

— … Je ne comprends pas ?…

Le petit détective jeta un coup d’œil soupçonneux à sa compagne. Le soulagement qu’il avait d’abord ressenti à l’annonce du récit d’une soirée faisait place à de la perplexité. S’il n’avait pas été certain que Mrs. Oliver ne touchait jamais aux boissons alcoolisées, il aurait été enclin à croire qu’elle s’était laissée aller à boire un peu trop.

— Une soirée enfantine, précisa Mrs. Oliver. Ou plutôt pour les élèves de la « Plus de Onze ans ».

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— C’est une formule qui désigne un examen par lequel on juge de l’aptitude des écoliers de onze ans. Les plus brillants poursuivent leurs études secondaires, tandis que les autres sont orientés vers des collèges techniques. Cet examen a d’ailleurs été aboli bien que l’on s’y réfère encore.

— Je dois avouer que je ne vois pas très bien où vous voulez en venir.

Prenant une grande aspiration, Ariadne Oliver lança :

— Au vrai, tout a commencé avec les pommes.

— Ah ?… Évidemment, avec vous, les pommes jouent toujours un rôle primordial. Eh bien ! parlons donc des pommes !

— Le 31 octobre, le jeu des pommes est de tradition.

— Oui, je suis au courant.

— On organise également le jeu du gâteau de farine, celui des miroirs pour les jeunes filles…

— Et grâce auquel elles sont supposées découvrir le visage de leur compagnon de demain. Tout ça, dans le fond, c’est du folklore. Était-ce donc cela votre soirée ?

— Oui, elle eut d’ailleurs un grand succès. La dernière attraction, le Snapdragon fut particulièrement spectaculaire. D’une voix mal assurée, elle ajouta : J’imagine que c’est dans le même temps que… ça s’est produit.

— Quoi donc ?

— Le meurtre ! Les jeux finis, tout le monde prit congé et c’est alors que nous avons constaté son absence.

— L’absence de qui ?

— De Joyce, une fillette. Nous l’avons appelée en essayant de nous rappeler où nous l’avions vue pour la dernière fois. Nous supposâmes qu’elle était partie avec des camarades. Sa mère, venue la chercher, exprima son mécontentement de ce que sa fille n’ait averti personne.

— Avait-elle décidé de rentrer toute seule chez ses parents ?

— Elle n’était pas rentrée. Elle se trouvait dans la bibliothèque. Là où avait lieu le jeu des pommes… Le seau était encore au centre de la pièce, un grand seau galvanisé rempli d’eau…

— Mais enfin, que s’est-il produit ?

— Nous avons découvert Joyce, la tête dans l’eau, parmi les pommes. Elle se tenait encore à genoux dans l’attitude du joueur qui cherche à saisir un fruit avec les dents. On l’avait maintenue ainsi jusqu’à ce qu’elle fût noyée. Noyée dans un seau…

— Avec un frisson, la romancière cria, véhémente : À présent, je déteste les pommes, monsieur Poirot ! Jamais plus, je ne pourrai les regarder avec plaisir !

Le détective la fixa, puis tendant soudain la main, il saisit un petit verre laissé à sa portée, le remplit de cognac et l’offrit à sa compagne, en ordonnant :

— Buvez. Cela vous fera du bien.

CHAPITRE IV

Mrs. Oliver avala d’un trait le contenu du verre et sourit à Poirot.

— Vous avez raison. C’est fort, mais je me sens mieux. Je devenais folle !

— Vous avez reçu un choc, chère madame. Quand cela s’est-il produit ?

— Hier soir.

— Et vous avez décidé de venir me voir… Pourquoi ?

— J’ai pensé que vous pourriez tenter quelque chose. Ce n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire.

— Peut-être… Cela dépend… Il me faudrait plus de détails. Je suppose que la police a été informée. Un médecin a sans doute constaté le décès. Quel a été son verdict ?

— L’enquête doit être ouverte, demain ou après-demain.

— Naturellement. Cette Joyce, quel âge avait-elle ?

— Douze ou treize ans. Je ne sais exactement.

— Était-elle chétive ?

— Non, plutôt robuste.

— À votre avis, avait-elle du sex-appeal ?

— Sans doute, mais je suis persuadée qu’il ne faut pas chercher dans cette direction le motif du crime, sinon je ne pense pas que la victime serait morte dans de telles conditions.

— C’est pourtant le genre de meurtre dont on lit quotidiennement le compte-rendu dans les journaux. Chère amie, j’ai le sentiment que vous ne m’avez pas révélé tout ce que vous savez. Cette Joyce, vous la connaissiez bien ?

— Pas du tout. Mais je ne vous ai pas encore expliqué ma présence à Woodleigh Common.

Poirot hocha pensivement la tête.

— Woodleigh Common… Il me semble que ces temps derniers…

Comme il n’achevait pas, Mrs. Olivier reprit :

— Ce n’est pas très loin de Londres, enfin à moins de quarante miles, et très proche de Medchester. L’agglomération se compose de quelques belles propriétés. Malheureusement, le site est enlaidi peu à peu par des constructions modernes. La petite ville conserve cependant son cachet résidentiel, favorisé par une bonne école et les autochtones y mènent une existence confortable. En conclusion, je dirai que l’on retrouve Woodleigh Common dans bien des coins de l’Angleterre.

— C’est curieux, j’ai le sentiment d’avoir déjà entendu ce nom.

— Je séjournais chez une amie qui habite le village, Judith Butler. Elle est veuve et nous avons sympathisé au cours d’une croisière en Grèce, l’été dernier. Elle a une fillette, Miranda, qui a douze ou treize ans. C’est au cours de mon passage chez elle que nous avons été invitées à cette soirée enfantine. Judith pensait que j’aurais des suggestions intéressantes à faire touchant l’organisation de la soirée.

— Ah !… Elle ne vous aurait pas demandé de mettre en scène une « murder party » par hasard ?

— Allons, monsieur Poirot, croyez-vous que j’accepterais de me prêter à nouveau à ce genre de distraction macabre ? Et pourtant, le plus terrible c’est que c’est tout de même arrivé. Pensez-vous que ma présence en ait été la cause ?

— Cela m’étonnerait. Mais, sait-on jamais ? Quelqu’un des assistants connaissait-il votre identité ?

— Un des enfants a, en effet, fait allusion à mes livres et admis son penchant pour les romans policiers. Cela a d’ailleurs déclenché la discussion dont je veux vous entretenir : à vrai dire, sur le moment, je n’y ai pas attaché d’importance. Les jeunes ont parfois des réactions bizarres. S’il y avait plus de place dans les asiles ou les maisons de redressement, bien des jeunes délinquants ne seraient pas laissés en liberté.

— Y avait-il de tels jeunes gens à cette soirée ?

— Deux, dont l’âge se situe entre seize et dix-sept ans.

— L’un de ceux-ci aurait donc pu faire le coup ? Est-ce là l’opinion de la police ?

— La police se garde toujours de faire connaître ses impressions, mais son attitude semblerait l’indiquer.

— Cette Joyce, comment était-elle ?

— Plutôt vulgaire. Elle se vantait beaucoup et en « installait ». Un âge difficile.

— Combien d’invités à cette soirée ?

— Cinq ou six femmes, des mères accompagnant leurs enfants, l’institutrice, la sœur ou la femme du médecin, un couple d’âge mûr, les deux garçons dont je vous ai parlé, une jeune fille de quinze ans et deux ou trois autres plus jeunes. En tout, une trentaine de personnes.

— Se connaissaient-elles toutes ?

— Plus ou moins. Les fillettes fréquentaient la même école. Deux femmes de ménage du voisinage avaient offert leurs services. La soirée terminée, les mamans se retirèrent avec leur progéniture, tandis que Judith et moi restions pour aider Rowena à mettre un peu d’ordre.

Lorsque nous eûmes découvert Joyce, je me suis souvenue d’une remarque qu’elle avait faite au cours de l’après-midi.

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