LA FÊTE DU POTIRON d’ Agatha Christie

Curieux, Poirot lui demanda quel âge elle avait.

— Douze ans et l’année prochaine j’entrerai en pension.

— Cela vous plaira-t-il ?

— Je ne le saurai vraiment que le moment venu. Il faut que vous veniez à présent.

— Mais certainement, certainement. Pardonnez-moi encore d’être en retard.

— Cela n’a pas grande importance.

— Comment vous appelez-vous ?

— Miranda.

— À mon avis, ce nom vous sied à merveille.

— À cause de Shakespeare ?

— Oui. L’étudiez-vous à l’école ?

— Miss Emlyn nous lit parfois certains passages de ses œuvres.

S’engageant sur le sentier central, la fillette annonça :

— Nous n’avons pas très loin à aller et nous déboucherons au fond de notre jardin.

Regardant par-dessus son épaule, elle indiqua du menton le milieu du jardin qu’ils abandonnaient.

— C’est là-bas que se trouvait la fontaine.

— Quelle fontaine ?

— Oh ! c’est si vieux ! J’imagine qu’elle existe toujours sous les arbustes et les azalées. Elle était toute cassée vous comprenez. On l’a démantelée et personne n’en a construit une autre pour la remplacer.

— C’est dommage, vous ne croyez pas ?

— Aimez-vous beaucoup les fontaines ?

— Ça dépend.[4]

— Je connais un peu de français et j’ai compris votre remarque.

— Vous semblez avoir reçu une très bonne éducation.

— Tout le monde dit que Miss Emlyn est un excellent professeur. Elle est notre directrice et bien qu’elle se montre souvent d’une sévérité excessive, ses leçons sont parfois très intéressantes.

— Venez-vous souvent ici ?

— C’est une de mes promenades favorites. Vous comprenez, lorsque je suis là, personne ne sait où je me trouve. Je grimpe aux arbres et m’assieds sur les branches pour regarder un tas de choses. Cela me plaît d’observer ce qui se passe alentour.

— Quoi, par exemple ?

— Les oiseaux et les écureuils.

— Et les gens ?

— Quelquefois. Mais bien peu passent par là.

— Je me demande pourquoi.

— Peut-être ont-ils peur ?

— Pour quelle raison auraient-ils peur ?

— Parce qu’il y a longtemps, quelqu’un a été tué dans ce coin. Je veux dire, avant que le jardin ne soit créé. On l’a trouvé sous un tas de pierres, ou de graviers. Pensez-vous que le vieux proverbe soit juste, celui qui dit qu’on naît pour être pendu ou noyé ?

— Personne n’est né pour être pendu, de nos jours. Cette coutume n’est plus pratiquée en Angleterre.

— Mais elle persiste dans d’autres pays où l’on pend les gens jusque dans la rue. Je l’ai lu dans le journal.

Miranda ajouta du même ton :

— Joyce a été noyée. Mummy ne voulait pas me l’apprendre, ce qui est assez stupide, ne trouvez-vous pas ? J’ai tout de même douze ans.

— Joyce était-elle de vos camarades ?

— Oui. Dans un sens. Elle me racontait parfois des choses fort intéressantes, à propos d’éléphants et de rajahs. Elle a eu l’occasion de voyager aux Indes. J’aimerais bien y aller. Joyce et moi, nous nous confions tous nos secrets. Personnellement, je n’en ai pas tant que Mummy. Savez-vous qu’elle est allée en Grèce ? C’est là-bas qu’elle a fait la connaissance de tante Ariadne, mais je n’étais pas du voyage.

— Qui vous a appris la nouvelle au sujet de Joyce ?

— Mrs. Perring, notre cuisinière. Elle en parlait avec Mrs. Mindens, la femme de ménage. Quelqu’un lui a maintenu la tête dans un seau d’eau, n’est-ce pas ?

— Soupçonnaient-elles qui aurait pu être ce quelqu’un ?

— Je ne pense pas. Elles ne semblaient pas s’en douter. Il est vrai qu’elles sont toutes les deux très sottes.

— Et vous, Miranda, le savez-vous ?

— Je n’étais pas présente à la soirée. Ce jour-là, j’avais mal à la gorge et un peu de température. Mummy n’a pas voulu me laisser sortir. Nous allons passer à travers les massifs. Prenez garde de ne pas accrocher vos vêtements.

Poirot obéit, mais les espaces très limités d’une haie convenaient mieux à la mince silhouette d’une enfant qu’à la sienne. Le petit guide se montra cependant plein de sollicitude, prévenant le détective à propos des épines et écartant quelques branches redoutables pour lui permettre de passer sans encombre. Ils se retrouvèrent au fond d’un jardin négligé et suivirent une allée bordant un potager rudimentaire. Bientôt, ils atteignirent un espace étroit, mais parfaitement entretenu, parsemé de rosiers et menant à un bungalow.

Précédant le détective, Miranda monta quelques marches et s’immobilisa sur le seuil du salon qui s’ouvrait par une double-fenêtre pour annoncer avec l’orgueil du collectionneur qui vient de capturer un rare spécimen de scarabée :

— J’ai réussi à le trouver !

— Miranda ! Vous ne lui avez pas fait passer la haie ! s’écria sa mère. Vous auriez dû contourner le chemin et emprunter l’allée centrale !

Mrs. Oliver s’avança, indécise.

— Je ne me souviens plus si je vous ai déjà présenté à mon amie Mrs. Butler ?

— Certainement. Au bureau de poste.

Les présentations s’étaient faites très vite, alors que les intéressés se trouvaient dans la queue devant un guichet… Poirot put, cette fois, mieux observer l’amie de Mrs. Oliver. Il en gardait le souvenir d’une mince silhouette drapée dans un imperméable et coiffée d’un joli foulard. Judith Butler devait avoir dans les trente-cinq ans et alors que sa fille ressemblait à une nymphe des bois, on associait mieux la mère aux ondines. Elle aurait pu être une jeune fille rhénane avec ses longs cheveux blonds lui tombant sur les épaules et son visage délicat, un peu trop allongé, aux pommettes creuses, mais éclairé de deux grands yeux verts frangés de cils très fournis.

— Je suis ravie d’avoir l’occasion de pouvoir vous remercier comme il se doit, monsieur Poirot. C’est bien aimable à vous d’être venu à Woodleigh Common sur la prière d’Ariadne.

— Lorsque Mrs. Oliver me demande quelque chose, je ne puis que me conformer à ses désirs.

— Quel gentil mensonge ! s’exclama l’intéressée.

— Elle est certaine que vous pourrez démêler cette affaire épouvantable. Miranda, ma chérie, pouvez-vous aller dans la cuisine ? J’y ai laissé les « scones » que vous trouverez sur un plateau au-dessus du four.

Avant d’obéir, Miranda adressa à sa mère un sourire qui signifiait clairement : « Vous voulez m’éloigner pour un temps, n’est-ce pas ? »

Lorsqu’elle eut disparu, Mrs. Butler reprit :

— J’ai agi de mon mieux pour qu’elle n’apprenne pas les détails de… de cette horrible aventure, mais j’aurais dû comprendre qu’elle ne pourrait longtemps les ignorer.

— Rien, en effet, madame, ne fait plus vite le tour d’une petite communauté que la nouvelle d’un drame, surtout un drame comme celui qui vient d’avoir lieu. Et de toute manière, on ne peut avancer longtemps dans la vie sans découvrir ce qu’il se passe autour de nous. Les enfants se montrent d’ailleurs tout particulièrement aptes à le réaliser très tôt.

Mrs. Oliver intervint :

— Je ne me souviens plus si c’est Burns ou Sir Walter qui a écrit : « Il y a parmi nous un enfant qui prend des notes », mais il savait certainement de quoi il parlait.

Mrs. Butler enchaîna :

— Il semblerait que Joyce Renolds ait remarqué quelque chose qui se rapporte à un meurtre. On a cependant du mal à le croire.

— Croire qu’elle ait pu l’avoir remarqué ?

— Croire que si elle a vraiment eu l’occasion d’en être témoin, elle ait pu attendre si longtemps pour en parler. Ce trait ne correspond nullement à son caractère.

— Le point sur lequel tout le monde ici paraît d’accord, c’est de voir en Joyce une menteuse invétérée.

Judith Butler hasarda :

— J’imagine qu’il est peut-être possible qu’une enfant invente une histoire qui, par la suite, s’avère exacte ?

— Ne nous égarons pas, madame, et partons de ce fait : le meurtre de Joyce.

— Je suis sûre que vous avez déjà bien progressé, exulta Mrs. Oliver. Il est même possible que vous ayez mentalement résolu toute l’affaire.

— Madame, ne me demandez pas l’impossible. Vous êtes toujours si pressée.

— Pourquoi pas ? Personne n’arriverait à rien de nos jours, s’il ne se hâtait.

Miranda revint à ce moment, portant une assiette de scones.

— Dois-je les mettre sur la table, Mummy ? Vous avez sans doute fini de bavarder ? Ou bien me faut-il retourner à la cuisine ?

Sa voix avait un accent moqueur. Mrs. Butler attira à elle la théière en argent ancien, y versa une pincée de thé et l’eau bouillante, puis servit tandis que Miranda passait les assiettes de scones et de sandwiches au concombre avec un sérieux plein d’élégance.

— Adriadne et moi nous sommes connues en Grèce, annonça Mrs. Butler.

Son amie enchaîna :

— J’étais tombée à l’eau alors que nous revenions d’une petite île et que les marins ne cessaient de répéter « sautez », ce que je fis au moment où le bateau était poussé par une vague. Judith aida à me repêcher et cela a créé une sorte de lien entre nous. N’est-ce pas, Judith ?

— Parfaitement. D’ailleurs, j’ai tout de suite aimé votre prénom. Sans que je puisse expliquer pourquoi, je trouve qu’il vous va.

— Je crois savoir qu’il est grec. C’est mon nom de baptême et je ne l’ai pas inventé pour signer mes livres. Mais rien de ce qu’il implique ne m’est jamais arrivé. Par exemple, je n’ai pas été abandonnée sur une île grecque par mon bien-aimé !

Poirot mit discrètement la main devant ses moustaches pour dissimuler le léger sourire qu’il ne put réprimer à la pensée de Mrs. Oliver en jeune vierge délaissée.

— Nous ne pouvons tous vivre en accord avec la destinée de nos prénoms, constata Mrs. Butler.

— Non et pour ma part, je ne puis vous imaginer tranchant la tête de votre amant, comme dans l’histoire de Judith et Holopherne.

D’un ton doux et posé, Miranda intervint :

— Si je devais tuer quelqu’un, je m’y prendrais en usant de beaucoup de gentillesse. Ce serait sans doute difficile, mais je n’aime pas faire du mal. J’aurais recours à une drogue et il s’endormirait en faisant des rêves merveilleux dont il ne sortirait plus. – Disposant soigneusement les tasses sur le plateau, elle proposa : Je vais laver ces choses, Mummy, et si vous voulez, vous pourrez montrer le jardin à M. Poirot. Il y a encore quelques roses « Reine Elizabeth ».

Elle sortit, portant son chargement avec précaution.

— Miranda est une enfant extraordinaire, constata Mrs. Oliver.

— Vous avez une très jolie fillette, madame, renchérit Poirot.

— Oui, je crois qu’elle embellit. On ne sait jamais comment seront les enfants, une fois grands, car leurs traits changent souvent durant leur adolescence. J’avoue que maintenant, Miranda ressemble assez à une nymphe des bois.

— Il n’est donc pas étonnant qu’elle aime le jardin qui jouxte le vôtre.

— Parfois je souhaiterais qu’elle n’y soit pas si attachée. Cela me rend nerveuse de songer aux rencontres que l’on peut faire en des lieux isolés, même s’ils se situent à proximité du village ou de maisons forestières. Et c’est pourquoi il faut absolument que vous découvriez, monsieur Poirot, pour quelles raisons Joyce est morte de façon aussi affreuse. Tant que nous ne saurons pas qui est le criminel, nous ne nous sentirons pas en sécurité, à cause de nos enfants, vous comprenez. Ariadne, accompagnez M. Poirot dans le jardin. Je vous rejoindrai dans un instant.

Alors que leur hôtesse finissait de desservir et gagnait la cuisine, Mrs. Oliver entraînait Poirot à l’extérieur. Le petit jardin était semblable à beaucoup d’autres en cette saison automnale. Il lui restait encore quelques gerbes d’or et de marguerites de la Saint-Michel, ainsi que des roses aux pétales délicats, dressées sur leurs tiges durcies. Mrs. Oliver se dirigea vers un banc de pierre sur lequel elle se laissa tomber en invitant Poirot à l’imiter.

— Judith a admis que Miranda ressemblait à une nymphe de la forêt, fit-elle, mais vous-même que pensez-vous de Judith ?

— Je trouve qu’elle devrait s’appeler Ondine.

— Mais votre opinion sur elle ?

— Je n’ai pas encore eu le temps de me former une opinion définitive sur son caractère. Je dirai seulement que quelque chose semble la tourmenter.

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