LA FÊTE DU POTIRON d’ Agatha Christie

— Et il se peut que, pour une fois, elle ait dû payer de sa vie sa manie de bavarder.

— C’est donc là la piste que vous avez décidé de suivre pour mener votre enquête ?

— Elle pourrait expliquer le mobile du crime, non ?

— Je vous l’accorde et cependant les raisons de penser autrement ne manquent pas. La mort de Joyce n’a d’ailleurs profité à personne et nul ne haïssait cette enfant. À mon sens, il ne faut plus à l’heure présente, chercher une explication logique, basée sur le caractère de la victime, mais plutôt ce qu’il s’est passé dans l’esprit du meurtrier – un déséquilibré – au moment où il tuait.

— Et qui, dans l’affaire qui nous occupe, répondrait à votre définition ?

— Vous voulez dire parmi les personnes réunies l’autre soir chez Mrs. Drake ?

— Oui.

— Question difficile, car vous ne savez pas encore si l’assassin était parmi les invités ou s’il s’est introduit secrètement dans la maison. J’ai suivi de près le procès d’un garçon de vingt ans qui, arrêté pour un délit quelconque, a avoué un crime commis lorsqu’il n’avait que douze ans. Les psychiatres se sont penchés sur lui et ont décidé qu’il avait tué sous l’emprise d’une folie passagère. Votre assassin est peut-être du même calibre ; un garçon doux et estimé de ses camarades que la vue d’un ver dans la belle pomme qu’il mordait aura transformé en bête nuisible.

— Et personnellement, vous n’avez aucun soupçon ?

— Comment le pourrais-je sans preuve à l’appui ?

— Cependant, vous admettez bien que sans meurtrier, le crime n’aurait pas eu lieu ?

— Ces histoires se produisent sans doute dans le genre de romans qu’écrit votre protégée, Mrs. Oliver, mais elles n’obéissent pas à la logique, n’est-ce pas ? Vous n’avez rien qui puisse vous guider dans votre enquête. L’assassin de Joyce était-il parmi les invités ? Les domestiques ? ou est-il venu de l’extérieur ?

Quoi qu’il en soit, il s’est mêlé un moment à l’assistance.

Sous les sourcils broussailleux, un éclair de malice brilla dans le regard du médecin.

— Entre nous, je me trouvais moi-même à cette soirée. Pas longtemps, mais je suis passé pour voir comment se déroulait la Fête du Potiron.

CHAPITRE X

Poirot eut un regard appréciateur pour l’imposante façade des « Elms » avant de sonner et de se laisser conduire par une secrétaire zélée jusqu’au bureau de la directrice.

Miss Emlyn, installée derrière sa table de travail, se leva pour accueillir le visiteur.

— Ravie de vous rencontrer, monsieur Poirot. J’ai beaucoup entendu parler de vous.

— Vous êtes trop aimable, Miss.

— Et ce, par une de mes vieilles amies dont vous vous souvenez peut-être, Miss Bulstrode, ancienne directrice de Meadowbank.

— Miss Bulstrode est une personnalité difficilement oubliable.

— Je dois admettre que c’est grâce à elle que Meadowbank jouit de la réputation qui est la sienne à présent. – En soupirant, elle ajouta : Les méthodes d’éducation ont tendance à changer mais l’établissement conserve encore ses trois principes qui l’ont rendu célèbre : distinction, progrès et tradition. Excusez-moi, mais vous êtes sans doute ici pour que nous parlions de Joyce Reynolds ? Ce drame ne ressemble guère à ceux auxquels vous avez l’habitude de vous intéresser. Peut-être connaissez-vous la famille de la victime ?

— Pas du tout. Je suis venu à la demande d’une amie, Mrs. Oliver, qui se trouvait présente à la soirée tragique.

— Ses romans sont charmants et j’ai eu, une ou deux fois, le plaisir de rencontrer Mrs. Oliver. Pour en revenir au meurtre de Joyce, il est évident qu’il s’agit d’un crime d’ordre psycho-pathologique. Ne pensez-vous pas ?

— Non. À mon sens, nous sommes en présence d’un meurtre qui, comme beaucoup d’autres, a été commis pour un motif bien déterminé.

— Vraiment ? Qu’est-ce qui vous incite à avancer cette opinion ?

— Une remarque de Joyce elle-même. Au cours de l’après-midi précédant sa mort, elle a déclaré devant quelques camarades et parents venus poser les décorations, qu’elle avait eu l’occasion de surprendre quelqu’un commettant un crime.

— L’a-t-on crue ?

— Dans l’ensemble, je ne le pense pas.

— Cela ne me surprend nullement, Joyce, pardonnez ma franchise, était une élève très médiocre, ni bête ni intelligente. Elle était surtout une menteuse incorrigible, sans pour cela être fourbe, car elle ne cherchait jamais à éviter les châtiments ou reproches que sa conduite lui attirait. Elle se vantait, usant de références qui ne reposaient sur rien. Elle tenait à impressionner ses compagnes. Et naturellement, depuis longtemps, personne n’ajoutait plus foi à ses racontars.

— Vous pensez donc qu’elle se glorifiait cette fois encore en prétendant avoir assisté à un meurtre ?

— Certainement et Mrs. Oliver étant présente, elle a sans doute imaginé une histoire policière susceptible d’intéresser la romancière.

— Dans ce cas, il nous faudrait abandonner la théorie selon laquelle la mort de Joyce aurait été préméditée.

— Après réflexion, Poirot ajouta : Avez-vous le moindre soupçon pouvant nous éclairer sur la personnalité de celui que nous recherchons ?

— Hélas non, et pourtant j’estime connaître assez bien ceux de mes élèves qui se trouvaient à la soirée de Mrs. Drake.

— J’aimerais aborder une autre question concernant un membre de votre personnel qui est mort étranglé il y a deux ans et demi, Janet White, si je ne me trompe.

— Elle avait vingt-quatre ans et était une émotive. Je me souviens très bien d’elle. Il semblerait que le malheur soit arrivé un soir où elle avait décidé d’entreprendre une promenade solitaire, mais elle aurait pu tout aussi bien convenir d’un rendez-vous secret avec un garçon, car elle était, dans un cercle assez limité, très attrayante aux yeux des jeunes gens. Son assassin n’a jamais été démasqué bien que la police ait interrogé plusieurs suspects.

— Je constate, Miss Emlyn, que vous et moi partageons le même principe : nous n’approuvons pas le crime.

La directrice d’école observa un moment son visiteur avant d’avancer :

— Auriez-vous craint que je pense différemment ?

Elle demeura un instant plongée dans ses réflexions et Poirot respecta son silence. Se levant brusquement, Miss Emlyn appuya sur une sonnette.

— Je crois qu’il serait bon que vous ayez un entretien avec Miss Whittaker.

Poirot resta seul quelques minutes, puis une femme d’environ quarante ans, aux cheveux roux coupés court, entra d’une démarche décidée.

— Monsieur Poirot ? – demanda-t-elle en venant se planter devant le détective. – Miss Emlyn me dit que je pourrais vous être utile.

— Si Miss Emlyn le pense, je ne doute pas que ce soit la vérité. Je me fie à son jugement.

— Vous connaissez notre directrice depuis longtemps ?

— Seulement depuis cet après-midi.

— Vous vous êtes fait une opinion rapide sur son compte.

— Oui j’espère, vous confirmerez.

— Si je ne me trompe, votre présence dans notre pays est en rapport avec la mort de Joyce Reynolds ?

— Parfaitement.

Prenant place sur un siège face à celui du détective, l’institutrice s’enquit :

— Que désirez-vous savoir ?

— J’estime inutile de nous attarder à des questions superflues. Il s’est passé quelque chose à la soirée donnée par Mrs. Drake, quelque chose dont il serait bon que je sois mis au courant. Vous êtes d’accord ?

— Oui.

— Vous-même, étiez présente à cette soirée ?

— J’y étais. – Elle réfléchit avant de poursuivre. – Une soirée bien organisée, réunissant une trentaine de personnes, si nous comptons les domestiques et aides bénévoles.

— Avez-vous pris part aux préparatifs qui eurent lieu dans le courant de l’après-midi ?

— Oui, mais il n’y avait presque rien à faire. Mrs. Drake est capable de tout organiser avec l’appui d’un petit groupe de volontaires. Je ne vous parlerai pas de cette fête du Potiron, car je ne doute pas qu’on vous ait déjà renseigné là-dessus. Je tiens plutôt à vous relater un incident dont j’ai été témoin…

— Je vous écoute, mademoiselle…

Miss Whittaker se recueillit un instant avant de commencer.

— Le programme se déroulait comme prévu et la dernière attraction de la soirée – le Snapdragon – impressionna beaucoup les jeunes qui, réunis en cercle autour du plateau où flambaient les raisins secs imprégnés de cognac, criaient et riaient alors que les mains se tendaient vers les fruits brûlants. L’atmosphère de la pièce était devenue étouffante et je l’abandonnai pour me réfugier un instant dans le hall désert. J’étais sortie depuis peu lorsque je vis Mrs. Drake apparaître sur le petit palier qui ouvre sur la salle de bain, entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Elle portait un grand vase de feuillages mêlés de fleurs et se tint un moment appuyée à la balustrade, regardant vers le bas, non pas dans ma direction, mais vers la porte de la bibliothèque située dans le mur opposé et légèrement en retrait. Mrs. Drake resta ainsi immobile, le regard fixe, tout en ajustant d’un geste machinal la position du vase, sans doute très lourd, pour pouvoir contourner la balustrade et gagner le rez-de-chaussée, en prenant appui de sa main restée libre. Elle avançait avec précaution lorsque, brusquement, elle eut un mouvement de surprise, me sembla-t-il, et relâcha son étreinte autour du vase qui glissa et vint se briser au bas de l’escalier.

Comme la narratrice se taisait, Poirot la pressa doucement.

— À votre avis, qu’est-ce qui a pu lui causer une telle émotion ?

— Plus tard, en y réfléchissant, je me suis dit qu’elle avait dû voir la poignée de la porte tourner ou peut-être apercevoir quelqu’un « qui n’aurait pas dû se trouver là », jeter un coup d’œil sur le hall.

— Vous-même, avez-vous regardé dans la direction où se portaient ses yeux ?

— Non. Tout s’est passé trop vite.

— Et vous avez la certitude que Mrs. Drake a vu quelque chose qui l’aurait fait sursauter ?

— Oui. Une porte s’entrouvrant ou une personne qu’elle n’attendait pas. Un incident banal, mais qui aura suffi à la distraire une seconde et à causer la chute du vase qu’elle tenait.

— Vous n’avez pas eu vous-même conscience d’une présence dans votre dos ?

— Non, mais peut-être qu’en nous découvrant, Mrs. Drake et moi, l’inconnu aura bientôt battu en retraite dans la bibliothèque ? Quoi qu’il en soit, Mrs. Drake a poussé une exclamation de dépit en constatant l’accident et nous nous sommes toutes deux précipitées pour essayer de réparer les dégâts. « Regardez-moi ça. Un vrai désastre ! » s’est-elle écriée et nous avons repoussé les débris de verre dans un coin, remettant à plus tard le soin de les enlever, car les enfants commençaient à sortir de la salle à manger où le jeu de Snadragon venait de prendre fin.

— Mrs. Drake n’a fait aucun commentaire, ni parlé de ce qui l’avait émue au point de laisser échapper le vase qu’elle portait ?

— Non, elle n’a absolument rien dit.

— Cependant, vous avez bien vu son geste de surprise ?

— Vous supposez, peut-être, que je bâtis toute une histoire autour d’un vase brisé ?

— Pas du tout. – L’air pensif, Poirot précisa : je n’ai eu l’occasion de rencontrer Mrs. Drake qu’une fois, lorsqu’en compagnie de mon amie, Mrs. Oliver, je suis allé jeter un coup d’œil sur ce que l’on pourrait appeler « le théâtre du crime ». Lors de notre brève entrevue, Mrs. Drake ne m’a pas donné l’impression d’être une femme qui s’émeut facilement.

— Vous avez parfaitement raison et c’est bien pourquoi j’ai été étonnée de la voir se conduire comme elle l’a fait.

— Vous ne lui avez pas posé de question à ce sujet ?

— Je n’avais aucune raison de l’interroger. Si votre hôtesse a le malheur de laisser échapper son plus beau vase de cristal, il n’est pas dans votre rôle d’invité de demander : « Qu’est-ce qui a bien pu vous arriver ? » l’accusant implicitement par là d’une maladresse qui, je vous l’assure, ne correspond pas au caractère de Mrs. Drake.

Poirot hocha du chef et l’institutrice poursuivit :

— Après ce petit drame, la soirée prit fin. Les enfants et leurs parents ou amis se retirèrent et Joyce ne répondit pas à nos appels. Nous savons maintenant qu’elle gisait derrière la porte de la bibliothèque et nous devons essayer de découvrir qui un peu plus tôt aura attendu que le hall fourmille de monde pour effectuer une sortie discrète.

— J’imagine, Miss Whittaker, que ce n’est qu’après que le corps ait été découvert que vous avez pensé à l’incident survenu dans les escaliers ?

— C’est exact. Se levant, elle conclut : Je crains de n’avoir rien de plus à vous apprendre. Je ne pense pas que ce que je vous ai révélé, vous aide dans votre enquête.

— Il s’agit d’un incident assez inattendu… et tout ce qui est hors de la normale peut s’avérer important. Si cela ne vous ennuie pas, j’aimerais vous poser encore une question… ou plutôt deux.

L’institutrice reprit sa place.

— Je vous écoute, monsieur Poirot.

— Pouvez-vous vous rappeler dans quel ordre se sont déroulées les attractions de la soirée ?

Après s’être recueillie un instant, Miss Whittaker annonça :

— Pour commencer, il y eut le concours des balais décorés, puis, une course au ballon et un jeu de saute-mouton, tous deux destinés à dégourdir les jeunes. Enfin, les filles se rendirent dans une petite pièce pour se livrer au jeu des miroirs.

— Comment avait-il été préparé ?

— Très simplement. L’imposte de la porte ayant été ouvert, plusieurs visages de garçons devaient y apparaître pour se refléter dans le miroir que tenait chaque joueuse à tour de rôle.

— Ces dernières reconnurent-elles leurs partenaires masculins ?

— Presque toutes, oui, bien qu’un léger maquillage accompagné de barbes postiches, faux nez et autres accessoires, ait modifié les physionomies. Ensuite, on passa à une course à obstacles et quelques danses précédèrent le goûter. Pour finir, tout le monde se réunit pour admirer le plateau où des raisins secs flambaient.

— Vous souvenez-vous quand vous avez vu Joyce pour la première fois ?

— Je ne saurais le préciser. D’abord, je la connaissais mal. Elle n’était pas de mes élèves. De plus, la jugeant peu intéressante, je ne m’occupais pas d’elle. Je me souviens cependant de l’avoir regardée couper le gâteau de farine – encore un jeu que j’oubliais – car elle s’y prenait avec une telle maladresse qu’elle fut presque tout de suite éliminée. Cela s’est passé assez tôt dans la soirée.

— Vous n’avez pas remarqué qu’elle ait suivi quelqu’un dans la bibliothèque ?

Miss Whittaker répondit, choquée :

— Certainement pas, sinon je vous l’aurais confié dès le début de notre entretien.

— Passons à un autre sujet, s’il vous plaît. Depuis combien de temps êtes-vous attachée à cette école ?

— Il y aura six ans à l’automne prochain.

— Et vous enseignez ?…

— Mathématiques et latin.

— Vous rappelez-vous de Janet White qui était ici il y a à peu près trois ans ?

Miss Whittaker eut un haut-le-corps.

— Voyons, monsieur Poirot, ce qui lui est arrivé n’a rien à voir avec l’affaire présente.

— Qui peut l’affirmer ?

— Excusez-moi, je ne comprends pas.

Poirot pensa à part lui que le corps enseignant était moins au courant que les commères du voisinage.

— Joyce assura, devant témoins, avoir assisté il y a quelques années à un acte criminel. Pensez-vous qu’elle ait voulu parler du meurtre de Miss White ?

— Janet a été étranglée un soir alors qu’elle regagnait son domicile après ses cours.

— Était-elle seule ?

— Probablement pas.

— Miss Ambrose ne l’accompagnait pas ?

— Pourquoi Miss Ambrose ?

— J’aimerais pouvoir lui poser quelques questions. Comment étaient ces jeunes filles ?

Sèchement, Miss Whittaker répliqua :

— Des petites dévergondées, avec des goûts différents. Comment Joyce aurait-elle pu être au courant ? Le crime a eu lieu sur un chemin isolé à proximité de Quarry Wood et à l’époque cette enfant ne devait pas avoir plus de dix ans.

— Laquelle des deux jeunes filles avait un amoureux ?

— Tout cela est de l’histoire ancienne.

— Les vieux péchés projettent de grandes ombres, cita Poirot. On apprend en vieillissant la justesse de ce proverbe. Où se trouve Nora Ambrose, à présent ?

— Elle a quitté l’école pour prendre un poste dans le Nord. Le crime l’a, naturellement… bouleversée… Janet et elle avaient été… très amies.

— La police n’a jamais résolu l’affaire, à ce qu’il paraît ?

L’institutrice hocha négativement là tête et, consultant sa montre, se leva :

— Excusez-moi, je dois retourner à mon cours, maintenant.

CHAPITRE XI

Hercule Poirot leva les yeux sur la façade de Quarry House, parfait exemple de cette architecture solide et sans grâce qui marqua l’apogée du règne de Victoria. Il imagina facilement ce qu’abritaient les murs épais : de massives dessertes en acajou, assorties à des tables longues et pesantes, une salle de billard sans doute, une cuisine spacieuse, communiquant avec le lavoir, un carrelage luxueux et des cheminées profondes que l’on avait dû remplacer récemment par le chauffage à l’électricité ou au gaz.

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