LA FÊTE DU POTIRON d’ Agatha Christie

À l’étage, des rideaux masquaient les fenêtres.

Une vieille femme maigre répondit au coup de sonnette du visiteur et l’informa que le colonel et Mrs. Weston se trouvaient à Londres et ne rentreraient pas avant une semaine.

Poirot l’interrogea sur Quarry Wood et apprit que les bois étaient ouverts au public, gratuitement. L’entrée, indiquée par un panneau posé sur un vieux portail, se situait à moins de cinq minutes de la maison.

Le détective trouva aisément le passage dont on venait de lui parler et s’engagea sur un sentier en pente douce qu’encadraient des arbres et des massifs de rhododendrons.

Bientôt, il s’immobilisa en proie à des pensées confuses. Son esprit ne se concentrait pas seulement sur le décor environnant, mais encore sur des remarques, des détails qui, lorsqu’il les avait entendus ou notés, l’avaient poussé à réfléchir furieusement, suivant sa propre expression. Un testament falsifié… un testament falsifié et une jeune fille, celle-là même à l’avantage de qui le testament avait été falsifié… Un artiste venu dans le pays pour transformer une carrière abandonnée en un jardin de rêve… Poirot embrassa le décor d’un regard appréciateur et hocha la tête avec satisfaction. Rien, dans le paysage étalé à ses pieds ne rappelait la banale laideur d’une carrière. Ce qu’il voyait à présent, lui remettait en mémoire un autre décor. Il savait que Mrs. Llewellyn-Smythe s’était rendue en Irlande et lui-même y avait séjourné quelques années plus tôt, alors qu’il enquêtait sur la disparition de l’argenterie appartenant à une vieille famille. L’affaire présentant certaines singularités qui avaient éveillé sa curiosité et, sa mission accomplie (comme de coutume avec succès) – Poirot ajouta cette parenthèse au fil de ses pensées – il s’était accordé quelques jours de repos afin de visiter les environs.

Poirot ne se souvenait plus de l’emplacement exact du jardin qu’il était allé visiter. Il se rappelait seulement qu’il se situait du côté de Cork et de Bantry Bay. Ce jardin était resté gravé dans sa mémoire parce qu’il ne ressemblait en rien aux arrangements classiques qui avaient sa préférence : les jardins à la française, la beauté classique de Versailles… Il se rappelait avoir pris le bateau avec un groupe d’estivants et les bateliers avaient dû le hisser à bord tant cet exploit s’avérait pour lui impossible. Ils avaient ramé vers une petite île, tout à fait banale, de l’avis de Poirot qui regrettait déjà de participer à l’expédition. Ses chaussures de ville prenaient l’eau et le vent se jouait de l’épaisseur de son imperméable. Quelle beauté, quelles constructions esthétiques aurait pu abriter cette île rocailleuse ? Le bateau ayant touché le petit embarcadère, les bateliers avaient à nouveau aidé Poirot à enjamber, la coque tandis que les autres touristes s’éloignaient en groupes joyeux. Après avoir rajusté son imperméable et relacé ses chaussures, Poirot s’était lancé sur leur trace, le long d’un sentier en pente raide, parmi des buissons et des arbustes tout à fait communs. Il éprouvait une déception qui allait grandissant au fur et à mesure qu’il progressait.

Et puis, brusquement, la végétation s’était amenuisée pour découvrir une clairière formée d’une terrasse en escaliers qui dominait ce qui, à première vue, pouvait passer pour un décor irréel. C’était comme si les génies primitifs inspirant les poètes irlandais, étaient brusquement sortis de leurs montagnes pour créer là, non à force de peine et de travail, mais par magie, un jardin enchanteur. Les fleurs, les buissons, la fontaine qui rendait un son cristallin, tout ravissait l’œil du visiteur mal préparé à un tel spectacle. Le terrain semblait s’être affaissé naturellement et était dominé par des touffes d’arbustes qui abritaient la terrasse des eaux de la baie dont les brumes encapuchonnaient les collines environnantes. Le détective estimait que ce jardin avait dû éveiller chez Mrs. Llewellyn-Smithe le désir de posséder une pareille merveille, choisissant tout particulièrement de l’implanter sur l’emplacement d’une carrière au milieu d’un décor conventionnel.

Elle s’était donc mise en quête de l’artiste capable de réaliser son rêve et avait trouvé en Michael Garfield l’oiseau rare qui, moyennant sans doute une grosse rétribution, accepta de se plier à ses désirs. Le paysagiste, jugea Poirot en regardant autour de lui, n’avait pas manqué à ses engagements envers sa cliente.

Le détective alla s’asseoir sur un banc et essaya d’imaginer le jardin à l’approche du printemps. Les jeunes hêtres et les troncs argentés des bouleaux, les buissons de roses, les petits genévriers… Même pour cette saison automnale, tout avait été prévu. L’or et le rouge des érables, un ou deux parrotias… Plus loin, un étroit sentier menant à de nouvelles découvertes l’explorateur ravi. Il remarqua aussi des massifs d’ajoncs à moins que ce ne fût des genêts d’Espagne. Poirot n’était pas très fort en botanique, seules les roses et les tulipes lui étaient familières, parce que ses fleurs préférées.

Mais tout ce qui était réuni là donnait l’impression d’être venu s’y grouper tout naturellement, sans qu’une main habile ait cherché à discipliner, à forcer la pousse des plantes. Pourtant, se murmurait Poirot, tout a été arrangé, planté avec minutie, aussi bien cette minuscule touffe de verdure qui s’étire au pied du banc que le large massif aux branchages majestueux s’élevant au centre du jardin.

De là, Poirot s’interrogea pour savoir à qui plantes et fleurs avaient obéi. À Mrs. Llewellyn-Smythe ou à Michael Garfield ?… Ce détail comptait, il en avait la certitude. Mrs. Llewellyn-Smythe, une dame sans doute bien informée, connaissant le jardinage et s’y intéressant au point d’aller visiter les expositions, et de lire tous les catalogues. Elle avait dû établir minutieusement son choix et s’assurer de la réussite de son projet. Cela avait-il suffi ? Poirot ne le pensait pas. La lady avait pu donner ses ordres au paysagiste et s’assurer qu’il se conformerait à ses désirs mais dans le même temps, avait-elle su – sans l’ombre d’un doute – si le résultat obtenu correspondrait exactement à l’idéal qu’elle avait imaginé ? Or, Michael Garfield avait compris ce que sa cliente attendait de lui et il avait réussi à transformer cette carrière désolée en une oasis.

— En Angleterre – remarqua Poirot à haute voix – les gens vous emmènent contempler leurs roses. Ils se lancent dans des explications interminables touchant leurs iris et vous proposent une promenade sous le soleil à l’époque où les hêtres abritent sous leurs feuillages légers, une foule de campanules. Un très beau spectacle sans doute, mais je préfère à cela…, il se tut et revit en pensée ce qu’il préférait : une promenade sur les sentiers du Devon… Un chemin tortueux flanqué de part et d’autre de hauts talus couverts de roses trémières, si pâles, si légèrement teintées de jaune et répandant ce parfum insaisissable qu’elles ne dégagent que lorsqu’elles sont en grande quantité et qui résume mieux que ne pourrait le faire tout autre plante, l’odeur du printemps.

Poirot en vint à se demander à quoi ressemblaient les occupants actuels de Quarry House. Il avait retenu leur nom, un colonel en retraite et sa femme, mais Spencer ne lui avait rien révélé d’autre sur leur compte. Il eut le sentiment que ces gens-là n’étaient pas attachés à leur propriété, comme l’avait été la vieille dame.

Le détective se leva et suivit le sentier à pas lents. Le sol bien aplani permettait à une personne âgée d’aller et venir sans risquer de buter ou de se fatiguer dans des montées et des descentes continuelles. Des bancs d’aspect rustique bien que très confortables, avaient été placés à intervalles réguliers de façon à faire profiter au maximum du décor. Poirot s’avoua que si Michael Garfield habitait toujours le bungalow ou le cottage construit pour lui, il aurait grand plaisir à le rencontrer… Il interrompit brusquement le cours de ses pensées et son œil se fixa, au-delà d’un creux que contournait le chemin, sur des branchages roux qui dissimulaient en partie ce qu’il prit d’abord pour un effet de lumière dans les feuillages.

Poirot réalisa soudain que c’était un jeune homme qu’il apercevait parmi les branchages aux tons changeants, un jeune homme d’une beauté exceptionnelle.

Poirot contourna la dépression. Alors qu’il achevait de parcourir le demi-cercle formé par le sentier, le jeune homme sortit de derrière son rideau de branchages et s’avança à sa rencontre. Sa jeunesse semblait être ce qui le caractérisait le mieux et cependant, alors qu’il approchait, Poirot constata qu’il n’était pas particulièrement jeune. Il devait avoir entre trente et quarante ans ; sur ses lèvres errait un vague sourire de reconnaissance plutôt que de bienvenue. Grand et mince, il avait des yeux à l’éclat velouté et ses cheveux noirs lui emprisonnaient la tête à la manière d’un casque moyenâgeux.

Lorsque Poirot parvint à la hauteur du jeune homme, il déclara à haute voix :

— Veuillez m’excuser si j’empiète sur une propriété privée. Je suis étranger dans le pays où je ne me trouve que depuis hier.

— Il n’est pas nécessaire de vous excuser. – La voix était claire, mais le ton poli cachait une indifférence totale. – Bien que cet endroit ne soit pas ouvert au public, les gens viennent s’y promener. Le colonel et sa femme ne s’en offusquent pas aussi longtemps que les passants ne commettent pas de dégâts. D’ailleurs, ils n’en font jamais.

— Je n’ai pas remarqué, en effet, la moindre trace de vandalisme. Pas de papiers non plus, ni de corbeilles destinées à les recevoir. C’est plutôt inhabituel, non ? L’endroit est désert, alors qu’on s’attendrait à y rencontrer nombre de couples d’amoureux.

— Les amoureux ne viennent pas se promener par ici. Il paraît que le jardin porte malheur.

— Je n’en veux rien croire ! Oh ! pardonnez-moi, je m’appelle Hercule Poirot.

— Michael Garfield.

— Je m’en doutais ! Vous êtes l’auteur de cette merveille ?

— En effet.

— Je ne vous cacherai pas mon étonnement de voir un tel enchantement dans ce que je nommerai en toute franchise, un paysage bien médiocre. Tous mes compliments. Ce que vous avez réussi-là doit vous procurer une grande satisfaction ?

— Est-on jamais complètement satisfait ?

— Vous avez créé ce jardin pour une Mrs. Llewellyn-Smythe, à ce qu’il paraît ? Et on m’a dit aussi que sa maison est habitée depuis sa mort par un certain colonel Weston et sa femme. Sont-ils les nouveaux propriétaires ?

— Parfaitement. Ils ont d’ailleurs eu la propriété à un prix dérisoire. La maison est très grande, assez laide et difficile à entretenir. À l’heure actuelle, les gens ne veulent plus s’encombrer de pareilles casernes. Mrs. Llewellyn-Smythe me l’avait laissée par testament.

— Et vous l’avez vendue ?

— Oui.

— Mais pas le jardin ?

— Le jardin aussi, par-dessus le marché, pour ainsi dire.

— Pourquoi donc ? Excusez ma curiosité.

— Vos questions changent un peu de celles qu’on a coutume d’entendre.

— Je ne questionne pas pour découvrir des faits, mais plutôt pour trouver des raisons. Par exemple, pourquoi a-t-il agi de cette façon et pas de celle-là ? Pourquoi B prend-il une attitude contraire ? Et pour quels motifs C se comporte-t-il d’une manière qui ne ressemble en rien à celles de A et de B ?

— Vous devriez parler à un biologiste. C’est une question d’évolution ou de chromosomes, à ce qu’il me semble.

— Vous venez de dire que vous n’étiez pas entièrement satisfait parce qu’il est impossible de l’être vraiment. Votre cliente l’était-elle, elle, du résultat obtenu ici ?

— Jusqu’à un certain point, oui.

— En tout cas, vous avez créé ici quelque chose de très beau, en ajoutant l’imagination à la science. Tous mes compliments. Acceptez le tribut d’admiration d’un vieil homme qui approche de l’heure où son propre travail touche à sa fin.

— Mais qui, pour le moment, continue ?

— Vous savez donc qui je suis ?

Poirot en fut indubitablement flatté. Il aimait à être reconnu dans un monde où l’on tendait de plus en plus à ignorer son identité.

— Vous suivez la piste ensanglantée… Dans une petite communauté comme la nôtre, les nouvelles circulent vite. C’est un autre personnage familier du succès qui vous a amené jusqu’à nous.

— Vous faites sans doute allusion à Mrs. Oliver ?

— Ariadne Oliver. Auteur à gros tirage. Les reporters se ruent chez elle pour l’interviewer sur des sujets tels que l’agitation chez les étudiants, le socialisme, la tenue vestimentaire des filles modernes, les rapports entre couples non mariés et bien d’autres choses qui ne la regardent en aucune façon.

— Oui, en effet. Et à mon avis, tout cela est déplorable. Je constate cependant qu’ils n’apprennent pas grand-chose d’elle, sinon qu’elle aime les pommes. D’ailleurs, ce détail est connu du public depuis au moins vingt ans et néanmoins, elle continue à le divulguer avec la même sérénité. Je crains pour elle qu’elle n’aime plus tellement les pommes, désormais.

— C’est à cause d’une histoire de pommes que vous êtes ici, n’est-ce pas ?

— Oui. Des pommes à la fête du Potiron. Vous étiez présent à cette soirée ?

— Non. :

— Vous avez de la chance.

— De la chance ? Michael Garfield répéta les mots d’un ton étonné.

— Compter au nombre des invités d’une soirée où un crime a été commis n’a rien d’agréable. On vous demande votre emploi du temps, des dates, on vous pose un tas de questions indiscrètes. Vous connaissiez la fillette ?

— Certainement. Les Reynolds sont connus de tous dans le pays. Je suis d’ailleurs en excellents termes avec les habitants de la région. À Woodleigh Common, chacun est plus ou moins intime ou ami avec ses voisins.

— Comment était-elle, cette Joyce ?

— Insignifiante. Elle possédait un timbre de voix très désagréable, criard. Ma foi, c’est à peu près tout ce dont je me souviens sur son compte. Je n’aime pas les enfants. Ils m’ennuient. Joyce m’ennuyait. Lorsqu’elle parlait ce n’était que d’elle-même.

— En bref, pas intéressante ?

La question parut surprendre le paysagiste.

— Je ne le pense pas. Aurait-elle dû l’être ?

— À mon avis, les personnes sans intérêt courent rarement le risque d’être assassinées. Les meurtriers tuent par amour, par convoitise ou par peur. On a le choix, mais il faut un point de départ… – Jetant un coup d’œil à sa montre, il déclara : Excusez-moi, je dois me remettre en route, car on m’attend. Encore tous mes compliments.

Il reprit sa promenade, avançant avec précaution. Pour une fois, il se félicitait de ne pas porter ses souliers vernis trop étroits.

Michael Garfield n’était pas la seule personne qu’il devait rencontrer dans le jardin. Alors qu’il parvenait au bout du chemin qui se divisait en trois sentiers, il vit, à quelques pas de lui, une fillette assise sur un tronc d’arbre renversé. À son approche, elle se leva.

— Vous êtes sans doute monsieur Hercule Poirot ?

Sa voix avait un ton cristallin qui s’harmonisait avec sa taille menue et son apparente fragilité. Quelque chose en elle évoquait le jardin enchanté et lui donnait l’apparence d’une dryade ou d’un lutin.

— Lui-même.

— Je suis venu à votre rencontre. Vous prenez bien le thé chez nous ?

— Avec Mrs. Butler et Mrs. Oliver ? Exact.

— Mummy et tante[3] Ariadne – Elle ajouta sur un ton de reproche : Vous êtes en retard.

— J’en suis désolé. Je me suis arrêté pour parler avec quelqu’un.

— Je vous ai vu, en effet. Il s’agissait de Michael.

— Vous le connaissez ?

— Bien sûr. Nous sommes ici depuis si longtemps que je connais tout le monde.

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