LA FÊTE DU POTIRON d’ Agatha Christie

CHAPITRE XXV

— Que c’est beau ! s’extasia Miranda, en embrassant le décor du regard.

Kilterbury Ring était un site dont la beauté attirait beaucoup de visiteurs bien que ses ruines ne fussent pas particulièrement renommées. Çà et là, une haute pierre mégalithique s’élevait encore très droite malgré les intempéries, vieux témoin d’un culte depuis longtemps aboli.

— Pourquoi avaient-ils disposé ces pierres de cette façon ?

— Pour procéder aux rites : rite d’adoration, rite des sacrifices. Vous comprenez pleinement ce que cela signifie, n’est-ce pas ?

— Je crois.

— Les sacrifices sont nécessaires, vous saisissez ? C’est important.

— Vous voulez dire qu’ils ne sont pas une forme de punition ?

— Non. On meurt afin que d’autres êtres puissent vivre. On meurt afin que la beauté demeure, qu’elle se matérialise. Voyez-vous, c’est cela qui est important.

— Je pensais que peut-être…

— Oui, Miranda… ?

— Je pensais que l’on devait mourir parce que l’on avait fait quelque chose de mal, quelque chose qui avait pu causer la mort de quelqu’un.

— Qui vous a mis cette idée en tête ?

— Je faisais allusion à Joyce. Si je ne lui avais pas confié un certain secret, elle ne serait pas morte à l’heure qu’il est.

— Peut-être pas.

— Depuis qu’elle est morte, je suis préoccupée. Pourquoi l’ai-je mise au courant de ce que je savais ? Sans doute parce que je voulais l’impressionner, après qu’elle m’eut raconté les histoires merveilleuses concernant son voyage aux Indes. Je crois aussi que je voulais mettre quelqu’un au courant de ce dont j’avais été témoin parce que vous comprenez, avant, je n’avais pas vraiment réfléchi… Est-ce que la mort de Joyce était aussi un sacrifice ?

— Dans un sens, oui.

Miranda resta un moment songeuse, puis s’enquit :

— N’est-il pas temps, à présent ?

— Le soleil n’est pas encore parvenu à l’angle voulu. Je crois que dans cinq minutes, il tombera juste sur la pierre.

Ils demeurèrent immobiles près de la voiture à regarder les rayons lumineux progresser lentement sur les ruines dont les ombres s’allongeaient à leurs pieds.

— Maintenant ! annonça le compagnon de Miranda : Regardez le soleil qui va bientôt se fondre à l’horizon, il donne une teinte irréelle au décor. Il n’y a personne pour troubler la solennité de cet instant. Je vais d’abord vous montrer la hache à deux tranchants. Elle fut gravée dans la pierre par des troupes venues de Mycènes ou de Grèce, il y a de cela des siècles. C’est merveilleux, vous ne trouvez pas ?

— Oui, c’est merveilleux. Montrez-moi la hache.

Ils s’approchèrent d’une sorte de dolmen au pied duquel une pierre inclinée s’appuyait sur un roc effondré.

— Êtes-vous heureuse, Miranda ?

— Très heureuse.

— Vous voyez le signe, dans la pierre ?

— Est-ce cela, la hache à deux tranchants ?

— Oui. L’empreinte est usée par le temps mais elle est encore reconnaissable. C’est là le symbole. Posez votre main dessus et nous allons boire… boire au passé, à l’avenir et à la beauté.

— Que c’est joli !

Une coupe dorée fut glissée entre ses doigts et emplie d’un liquide de couleur topaze.

— Buvez, Miranda. Cette boisson qui a le parfum de la pêche répandra en vous un bonheur souverain.

Miranda leva la coupe et huma son contenu.

— C’est vrai, elle sent la pêche. Oh ! regardez le soleil. Il est rouge-or !

Il la tourna vers là lumière et elle demeura docile, une main posée sur le signe à demi effacé, l’autre portant la coupe, et les yeux fixés sur l’astre figé à l’horizon.

Son compagnon se tenait à présent derrière elle et ni l’un ni l’autre ne prirent conscience de l’approche des deux hommes qui grimpaient la colline dans leur dos, à demi-courbés et se dirigeant vers eux.

— Buvez à la beauté, Miranda.

— Du diable si elle boira ! lança une voix.

Une veste de velours rose vola au-dessus d’une tête, un poignard tomba de la main qui cherchait à frapper. Nicholas Ransom tira la fillette à l’écart des deux hommes qui luttaient.

— Espèce d’idiote ! cria-t-il. Vous balader avec un meurtrier ! Vous auriez dû comprendre ce que cela signifiait !

— Dans un sens, je crois que je l’avais deviné… J’allais être sacrifiée parce que tout était ma faute. Joyce est morte à cause de moi et il était juste que je paie à mon tour. J’aurais été l’instrument d’un crime rituel.

— Ne commencez pas à me raconter des balivernes sur ce sujet. On vient de trouver l’autre fille, vous savez l’étrangère qui a disparu, il y a près de deux ans. Tout le monde pensait qu’elle s’était enfuie après avoir falsifié un testament, mais son corps avait été jeté dans un puits.

— Oh ! Miranda poussa un cri déchirant. Pas dans le puits aux souhaits ? Pas dans celui que je voulais tant retrouver… je ne veux pas que ce soit dans mon puits ! Qui… qui l’y a mise ?

— Celui qui vous a amenée ici.

CHAPITRE XXVI

Comme la fois précédente, ils étaient quatre à faire cercle autour de Poirot, ceux-là même qui s’étaient réunis pour écouter sa théorie touchant le crime de Woodleigh Common. Timothy Raglan, le Superintendant Spencer et le commissaire de police attendaient, pareils au chat qui convoite depuis longtemps un peu de crème. Le quatrième homme gardait une attitude réservée.

— Eh bien, monsieur Poirot, attaqua le commissaire de police, nous sommes tous présents.

Sur un signe du détective, l’inspecteur Raglan quitta la pièce et revint, accompagné d’une jeune femme, d’une fillette et de deux adolescents.

Il se chargea des présentations.

— Mrs. Butler, Miss Miranda Butler, Mr. Nicholas Ransom et Mr. Desmond Holland.

Poirot se leva et prit Miranda par la main.

— Asseyez-vous près de votre mère, mon enfant. Mr. Richmond qui est commissaire de police, désire vous poser certaines questions. Il vous faudra lui répondre. Ces questions concerneront un événement qui se déroula il y a presque deux ans et dont vous fûtes témoin. Depuis, vous n’avez confié ce que vous aviez vu qu’à une seule personne ?

— J’en ai parlé à Joyce.

L’inspecteur enchaîna :

— Qu’avez-vous dit exactement à Joyce ?

— Que j’avais été témoin d’un meurtre.

— Et vous n’avez révélé ce fait à nul autre ?

— Non. Cependant, je crains que Léopold n’ait été au courant. Il avait l’habitude de toujours écouter aux portes pour surprendre les secrets des gens.

— Vous avez entendu raconter que l’après-midi précédant la fête du Potiron, Joyce Reynolds a affirmé avoir été témoin d’un meurtre. Était-elle sincère ?

— Non. Elle répétait ce que je lui avais confié, s’attribuant la découverte du meurtre à ma place.

— Voulez-vous, à présent, nous rapporter ce que vous aviez vu ?

— Sur le moment, je n’ai pas réalisé qu’il s’agissait d’un meurtre. Je croyais qu’il y avait eu un accident et qu’elle était tombée d’un rocher.

— Où cela se passait-il ?

— Dans le jardin… vers le trou qui marque l’emplacement de l’ancienne fontaine. Je me trouvais postée dans un arbre à surveiller les mouvements d’un écureuil.

— Et puis ?

— Un homme et une femme portant un corps sont arrivés. Tout d’abord, je me suis figuré qu’ils transportaient la blessée dans la maison ou à l’hôpital. La femme s’est brusquement arrêtée et a murmuré : « Quelqu’un nous observe. » Elle fixait l’arbre dans lequel je me tenais et j’eus brusquement peur. Comme je ne bougeais pas, l’homme a remarqué : « Mais non, voyons. » Ils reprirent leur ascension.

— Vous ne vous êtes pas ouverte à votre mère de ce dont vous aviez été témoin ?

— Non. J’ai pensé que peut-être je n’aurais pas dû me trouver là à espionner. Et comme le jour suivant, je n’entendis pas parler d’un accident, j’oubliai l’affaire jusqu’au jour…

Elle se tut brusquement. Le commissaire ouvrit la bouche… et la referma. Il adressa un geste imperceptible à Poirot qui encouragea doucement la petite fille.

— Nous vous écoutons, Miranda.

— Ce jour-là, dissimulée parmi des branchages, j’observais un pivert. Les deux mêmes personnes sont venues s’installer sur un banc non loin de nia cachette et ont parlé d’une île… une île grecque. La femme eut une remarque dont je crois me souvenir : « Tous les papiers sont signés, elle est à nous et nous pourrons nous y installer quand nous le voudrons. Mais il est inutile de précipiter les choses. » À ce moment, le pivert s’envola et je bougeai. La femme sursauta et murmura comme autrefois : « Je crois que quelqu’un nous observe », et son visage reflétait la peur. Je compris alors que j’avais sous les yeux les deux complices d’un meurtre que j’avais surpris tandis qu’ils transportaient leur victime pour l’enterrer quelque part dans les bois.

— Quand cela se passait-il ?

Miranda réfléchit avant de répondre :

— En mars dernier, juste après Pâques.

— Pouvez-vous nous apprendre qui étaient les deux personnes que vous aviez surprises, Miranda ?

— Naturellement.

— Avez-vous vu leurs visages ?

— Bien sûr.

— Qui étaient-elles ?

— Mrs. Drake et Michael.

Le commissaire de police reprit :

— Vous n’en avez donc parlé à personne à part Joyce. Pourquoi ?

— Je pensais… je pensais qu’il s’agissait d’un sacrifice.

— Qui vous a mis cette idée en tête ?

— Michael. Il affirmait que les sacrifices étaient nécessaire.

Poirot demanda :

— Vous aimiez bien Michael ?

— Oh ! oui ! je l’aimais beaucoup.

CHAPITRE XXVII

— Maintenant que nous voici, lança Mrs. Oliver, je veux tout savoir.

Et elle demanda sur un ton sévère :

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ?

— Toutes mes excuses, madame, j’ai été retenu par la police que je devais aider dans ses investigations.

— Confiez-moi ce qui a bien pu vous pousser à soupçonner Rowena Drake ? Personne d’autre que vous n’y aurait songé !

— Une fois en possession de l’indice essentiel, ce me fut très facile.

— Qu’appelez-vous l’indice essentiel ?

— L’eau, voyons ! Je voulais trouver quelqu’un qui lors de la soirée, était mouillé alors qu’il n’avait aucune raison de porter des traces humides sur ses vêtements. Le meurtrier de Joyce devant nécessairement s’être fait mouiller au cours de la lutte qui l’opposa à une fillette vigoureuse comprenant les intentions de son bourreau. C’est ainsi que naquit l’accident du vase. Lorsque tout le monde a été réuni dans la salle à manger où se déroulait le jeu du Snapdrogon, Mrs. Drake pria Joyce, de l’accompagner dans la bibliothèque. Joyce, bien entendu, ne nourrissait aucun soupçon contre Mrs. Drake. Miranda lui avait confié avoir été témoin d’un meurtre, mais n’avait pas précisé le nom des deux complices. Joyce, une fois noyée, son agresseur se trouva trempé. La meurtrière dut donc inventer une excuse qui justifierait l’état de ses vêtements et en même temps trouver un témoin qui puisse expliquer par la suite, comment cela était arrivé. Elle se posta donc sur le petit palier avec un vase de fleurs très lourd et plein d’eau. Bientôt, Miss Whittaker sortit de la salle à manger et vit son hôtesse avancer en hésitant et laisser tomber le vase dont elle avait pris soin de recevoir le contenu sur le devant de sa robe. Elle descendit les marches en courant, tout en se plaignant d’avoir perdu son précieux vase et après avoir donné à Miss Whittaker l’impression qu’elle avait vu ou cru voir quelqu’un ouvrant la porte de la bibliothèque.

— Joyce n’avait pas été témoin du meurtre, pourtant !

— Mrs. Drake l’ignorait. Mais elle avait soupçonné quelqu’un de se trouver dans le jardin le jour où elle et son complice transportaient le corps de l’étrangère pour le jeter dans le puits.

— Quand avez-vous su que c’était Miranda et non Joyce qui les avait vus ?

— Dès que la raison me força à me rendre à l’opinion générale affirmant que Joyce avait toujours été une petite menteuse. Je pensais donc à Miranda, la fillette qui passait de longues heures dans les bois de la carrière à observer les écureuils et les oiseaux et qui avait été, – c’est elle-même qui me l’apprit, – la meilleure amie de Joyce. Miranda ne se trouvant pas à la soirée, son amie sauta sur l’occasion pour parler d’un meurtre dont elle aurait été témoin des années plus tôt, cherchant sans doute à vous impressionner, madame, vous le célèbre écrivain de romans policiers.

— Rowena Drake… murmura Mrs. Oliver. Tout de même. Je n’arrive pas encore à le croire !

— Elle possédait toutes les qualités requises. Je me suis souvent demandé comment serait Lady Macbeth si elle devait se matérialiser. À présent, je crois que je le sais.

— Et Michael Garfield ? Ils ne semblaient pas former un couple assorti, ces deux-là !

— Une association insolite, en effet. Lady Macbeth et Narcisse.

— Lady Macbeth…

— C’était une belle femme, très compétente dans son rôle d’administratrice. Une actrice de premier ordre. Vous auriez dû la voir se lamenter sur la mort du petit Léopold et verser des larmes intarissables dans un mouchoir sec.

— C’est infâme ! Michael Garfield était-il amoureux d’elle ?

— Je doute que Michael Garfield ait jamais aimé quelqu’un d’autre que lui-même. Il voulait de l’argent, beaucoup d’argent. Peut-être nourrit-il, au début, l’illusion que Mrs. Llewellyn-Smythe rédigerait un testament en sa faveur ? La vieille dame n’était cependant pas le genre de personne à se laisser duper par les apparences.

— Mais à propos, et la falsification ? Je n’ai toujours pas compris ce qu’elle signifiait ?

— J’admets qu’au début, c’était assez compliqué. Mais en y réfléchissant bien, tout devient très clair. Il suffit de revenir sur les événements passés.

Le codicille affirmant que tous les biens de la vieille dame devaient revenir à l’étrangère, avait été si mal rédigé que n’importe quel notaire aurait flairé le piège en l’examinant d’un peu près. Il devait donc être contesté et après le verdict des experts, annulé. Le dernier testament de la vieille dame redevenait valable. Comme Mr. Drake était mort depuis peu, sa femme demeurait l’unique héritière de sa riche parente.

— Vous oubliez le codicille dont parla Mrs. Leaman.

— Je suppose que Mrs. Llewellyn-Smythe découvrit que sa nièce et son paysagiste étaient amants, probablement avant la mort d’Hugo, et que dans la colère que lui causa cette découverte, elle écrivit un codicille qui faisait de sa jeune fille « au pair » sa légataire universelle. Cette dernière apprit vraisemblablement la nouvelle à Michael qu’elle espérait épouser.

— Je croyais que c’était le jeune Ferrier qu’elle voulait épouser ?

— C’était là une hypothèse qui me fut soufflée par Mickael. Personne ne me l’a confirmé.

— Mais s’il savait que la vieille dame avait écrit un codicille, pourquoi n’épousa-t-il pas Olga qui allait hériter de tout ?

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