LA FÊTE DU POTIRON d’ Agatha Christie

— Cela vous étonnerait-il ?

— Ce que j’aimerais, madame, c’est que vous, vous me confiiez ce que vous savez et pensez d’elle.

— J’admets que j’ai eu la chance de bien la connaître durant notre croisière.

— Vous ne la connaissiez pas avant ?

— Non.

— Des détails sur Mrs. Butler ?

— Elle est veuve. Son mari, un pilote d’aviation, est mort il y a des années, au cours d’un accident. J’ai l’impression qu’il a laissé sa femme assez démunie. Sa mort soudaine l’a beaucoup bouleversée et elle n’aime pas en parler.

— Miranda est sa seule enfant ?

— Oui. Judith travaille dans le voisinage comme secrétaire à mi-temps. Elle n’a pas d’emploi fixe.

— Avez-vous rencontré la propriétaire de Quarry House ?

— Vous voulez dire le colonel et Mrs. Weston ?

— Non, la propriétaire précédente, Mrs. Llewellyn-Smythe.

— Il me semble avoir entendu quelqu’un mentionner ce nom, mais elle est morte depuis deux ou trois ans. Les vivants ne vous suffisent-ils donc plus ?

— Certainement pas. Je dois aussi me renseigner sur ceux qui sont morts ou qui ont disparu.

— Qui a disparu ?

— Une jeune fille « au pair ».

— Mon Dieu ! Elles ont presque toutes la manie de disparaître, comme vous dites ! Vous ne croiriez jamais certaines histoires que me révèlent mes amies sur leurs filles « au pair ».

— Il n’y a pas lieu de penser que celle à laquelle je faisais allusion a été assassinée. Ce serait plutôt le contraire.

— Que voulez-vous dire par là ? Votre remarque n’a aucun sens.

— Probablement pas. Tout de même…

Il sortit son calepin et griffonna quelques mots sur une page déjà couverte de caractères.

— Qu’êtes-vous en train d’écrire ?

— Je note certains événements qui se sont déroulés dans le passé.

— Vous semblez vous préoccuper beaucoup du passé ?

— Le passé est le père du présent. – Tendant son calepin, il offrit : Voulez-vous savoir ce que j’ai marqué ?

— Naturellement !

Poirot ouvrit une page sur laquelle était inscrit : Décès par exemple, Mrs. Llewellyn-Smythe (très riche), Janet White (maîtresse d’école), clerc de notaire (poignardé). Précédemment poursuivi en justice pour falsification de documents.

En dessous, on lisait :

« Fille au pair disparaît. »

— Pourquoi aurait-elle disparu ?

— Parce qu’elle était sur le point d’avoir des ennuis d’ordre juridique.

Plus bas, Poirot indiqua un mot « Falsification » suivi de deux points d’interrogation.

— Falsification ? Pourquoi falsification ?

— C’est ce que je me suis demandé. Pourquoi ?

— Quel genre de falsification ?

— Un testament, ou plus exactement le codicille d’un testament, et qui devait avantager la fille « au pair ».

— Manœuvres captatoires ? suggéra Mrs. Oliver.

— Une falsification de documents, c’est beaucoup plus sérieux que de simples manœuvres captatoires.

— Je ne vois cependant pas quel rapport cela peut avoir avec le meurtre de la pauvre Joyce ?

— Moi non plus. Par conséquent, c’est intéressant.

— Quel est ce mot qui vient ensuite ? Je ne puis le déchiffrer.

— Éléphants.

— Éléphants !

— Ils peuvent avoir leur importance.

Se levant, il annonça :

— Il me faut partir, à présent. Veuillez m’excuser auprès de notre hôtesse de ne pas prendre congé d’elle. J’ai eu beaucoup, de plaisir à faire sa connaissance et celle de sa charmante et extraordinaire enfant. Conseillez-lui de bien veiller sur sa fillette.

— Au revoir. Vous aimez à être mystérieux et j’imagine que rien ne vous fera jamais changer d’attitude. Vous ne dites pas quel est votre programme à venir.

— J’ai pris rendez-vous pour demain matin avec Messrs. Fullerton, Harrison et Leadbetter, notaires à Medchester pour parler entre autres de falsification.

— Et ensuite ?

— J’essaierai de voir certaines personnes.

— Celles qui étaient présentes à la soirée ?

— Non, celles qui étaient présentes à la préparation de la soirée.

CHAPITRE XII

Les bureaux de Fullerton, Harrison et Leadbetter étaient un parfait exemple de ces vieilles firmes traditionnelles jouissant d’une réputation exceptionnelle. Les ans y avaient cependant laissé leur marque. MM. Harrison et Leadbetter n’existaient plus, leurs noms ayant été remplacés par ceux de Mr. Atkinson et Mr. Cole, le benjamin de la firme. Le principal associé, Mr. Fullerton, exerçait toujours.

Vieillard grand et sec, Mr. Fullerton présentait un visage impassible, une voix sèche imprégnée des longs discours juridiques qu’elle développait depuis bientôt un demi-siècle, un regard étonnamment inquisiteur et pénétrant. À sa portée, se trouvait le papier qu’une secrétaire venait de lui remettre et sur lequel il relut pour la seconde fois les nom et qualité de son visiteur.

Levant les yeux, il soupesa du regard Hercule Poirot assis en face de lui. Un homme d’un certain âge qu’il jugea étranger, tiré à quatre épingles et qui lui était recommandé par l’inspecteur Henry Raglan du C.I.D., et un Superintendant (retraité) de Scotland Yard.

— Superintendant Spencer, hé ?

Fullerton le connaissait, un homme qui avait fait du bon travail dans son temps et n’avait reçu que des éloges de ses supérieurs. Quelques vagues souvenirs revinrent à l’esprit du notaire, touchant une affaire qui fit beaucoup de bruit, bien qu’au départ elle parût résolue d’avance. Il se souvint que son neveu Robert y avait tenu le rôle d’avocat en second et que l’inculpé était un malheureux souffrant apparemment de psychopathie. Un imbécile qui refusait de se défendre et donnait l’impression qu’il ne souhaitait rien de mieux que de se laisser pendre. À l’époque les criminels jouaient leur tête.

Spencer avait eu la responsabilité de l’affaire. Calme, résolu, il avait insisté tout au long du procès, pour répéter qu’on accusait un innocent. Il avait vu juste et celui auquel il avait demandé assistance pour prouver l’innocence de l’accusé, était une sorte d’amateur, de nationalité belge. Un détective retraité de la Sûreté belge. Déjà pas très jeune à l’époque, il devait être maintenant probablement sénile – estima Fullerton qui décida néanmoins de prendre son visiteur au sérieux. On attendait de lui certaines informations, des informations qu’il ne pourrait refuser de donner d’autant plus que pour l’affaire présente – un meurtre d’enfant – il ne croyait pas savoir quoi que ce soit de révélateur.

Mr. Fullerton avait sa petite idée sur l’identité du meurtrier, mais il n’aurait jamais osé la communiquer à quiconque, car sa théorie ne reposait sur aucune preuve.

Toutes ces réflexions passèrent très vite dans l’esprit de Mr. Fullerton qui éclaircit sa voix asthmatique avant de parler.

— Que puis-je pour vous, monsieur Poirot ? Je me doute que vous venez à propos de la petite Reynolds et je ne vois vraiment pas en quoi je pourrais vous être utile. Je ne sais presque rien de ce qui est arrivé.

— Mais vous êtes, si je ne me trompe, le conseiller légal des Drake ?

— En effet. Hugo Drake, le pauvre, était un garçon charmant. Je connais les Drake depuis des années, exactement depuis le jour où ils sont venus se fixer dans la région, en achetant « Les Pommiers ». Mr. Drake a contracté la polio alors que le couple voyageait à l’étranger. Ses facultés intellectuelles sont restées intactes, mais il est devenu paralysé et a beaucoup souffert.

— Vous aviez aussi, si mes renseignements sont exacts ; la charge des affaires de Mrs. Llewellyn-Smythe ?

— La tante ? C’était une femme remarquable. Elle s’est installée à Woodleigh Common pour des raisons de santé et aussi pour se rapprocher de son neveu. Elle a acheté une grande bâtisse encombrante, Quarry House, qui lui a coûté une fortune, alors qu’elle eût pu facilement trouver mieux, elle a choisi cet endroit à cause de la carrière abandonnée qui la fascinait. Comme elle était très riche, elle a fait venir tout spécialement un paysagiste habile lequel a réussi des merveilles ; cela lui a valu une belle notoriété dans les magazines tels que « Maisons et Jardins » Mrs. Llewellyn-Smythe est morte il y a deux ans.

— De façon soudaine ?

Fullerton lança un regard inquisiteur à Poirot.

— Ma foi, je n’irai pas aussi loin. Elle souffrait d’une maladie de cœur et quoi que les médecins essayassent de l’obliger à se ménager, elle n’était pas le genre de femme à suivre des conseils de prudence. Mais… excusez-moi, nous nous écartons du sujet qui vous amène.

— Pas tellement. J’aimerais vous poser quelques questions d’un ordre tout différent. Je souhaiterais, par exemple, que vous me donniez des renseignements sur un de vos anciens employés, Lesley Ferrier.

Mr. Fullerton haussa les sourcils, surpris.

— Lesley Ferrier ? Ma foi, j’avais presque oublié son nom. Je me souviens. Il a été poignardé.

— C’est cela.

— Je doute de pouvoir vous apprendre grand-chose sur son compte. Il a été assassiné un soir, alors qu’il sortait du pub Le Cygne Vert à Woodleigh Common et bien que la police ait eu des soupçons, elle n’a procédé à aucune arrestation, faute de preuves.

— S’agissait-il d’un crime passionnel, à votre avis ?

— Sans doute. Ferrier s’est affiché longtemps avec la tenancière du pub en question et l’a, paraît-il, laissée tomber, lui préférant une jeune fille. Il semblerait, d’autre part, qu’il remportait beaucoup de succès auprès du sexe, faible et qu’il lui arrivait parfois de se faire corriger par des maris jaloux.

— Étiez-vous content de son travail ?

— Oui et non. Il possédait des qualités incontestables, mais sa vie privée l’absorbait trop.

— Pensez-vous, comme la police, que Ferrier a été poignardé par une femme jalouse ?

— Ma foi…

Son interlocuteur haussant les épaules, Poirot insista :

— Auriez-vous des doutes s’orientant dans une autre direction ?

— Disons que j’aurais aimé réunir plus de preuves décisives. Le tribunal a rejeté les hypothèses invoquées par la police, elles n’étaient pas suffisantes pour supporter ses accusations[5].

— La police se trompait peut-être en se concentrant uniquement sur la théorie du crime passionnel ?

— Peut-être. Les éventualités ne manquent pas dans un crime de ce genre. Le jeune Ferrier n’était pas un caractère stable et bien qu’il ait été élevé sévèrement par sa mère, une veuve, il affichait des penchants semblables à ceux de son défunt père. Comme lui, il fréquentait des voyous et participa à des affaires assez louches. Je lui avais pourtant accordé une seconde chance après qu’il eût été impliqué dans une histoire de faux documents. À l’époque, il était encore très jeune et j’ai eu surtout pitié de sa mère, venue me supplier de le reprendre. J’espérais que cette expérience et mes conseils le convaincraient de changer de conduite. Hélas ! de nos jours, la corruption se propage et s’infiltre partout.

— Vous estimez donc qu’il aurait pu s’agir d’une histoire de vengeance ?

— Possible. On court toujours certains dangers à s’associer avec des voyous. Si les amis de Ferrier soupçonnèrent le garçon de vouloir les trahir…

— Personne n’a été témoin du crime ?

— Non. Cela n’a d’ailleurs rien de surprenant. Si ma théorie est exacte, l’auteur du meurtre a tout calculé pour ne courir aucun risque, se préparant même un alibi inattaquable.

— Cependant, il se pourrait qu’un témoin ait vu la scène. Un témoin qui se serait trouvé là par hasard, un enfant…

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