Chapitre 9EN PLEIN MYSTÈRE
Cette première journée s’écoula sans lemoindre incident. Petit à petit, Martial se rassurait et cetteimpression de sécurité était due en grande partie à la présence deMike dont la naïveté et la bonhomie lui avaient tout de suite étésympathiques.
Lorsque tous deux eurent terminé leur travailde la journée, Mike guida son compagnon jusqu’à une petite maisonde bois que protégeait une double palissade.
– Voilà notre logis, dit gaiementl’Irlandais : en bas c’est la salle à manger ; en hautles chambres à coucher, chacun la nôtre. Au bout de huit jours tute trouveras très heureux ici.
– Je le souhaite, répondit Martial qui nepût s’empêcher de sourire.
– Crois-tu, continua Mike avecenthousiasme, que ça ne fait pas plaisir de trouver tous les soirsson dîner servi sans qu’on ait à s’occuper de rien ?
Le couvert était mis sur une table grossièrefaite de planches non rabotées et les deux mineurs que le rudelabeur de l’après-midi avait mis en appétit considérèrent avecsatisfaction le grand plat de pommes de terre fumantes, lestranches de bœuf qu’accompagnaient un broc de vin et une bouteillewhisky ; une boîte de cette marmelade d’oranges que l’ontrouve partout en Amérique représentait le dessert.
– Et c’est tous les jours comme ça !s’écria l’Irlandais avec admiration.
Ils dévorèrent silencieusement leur pitancetels deux loups affamés ; mais une fois que Mike eut rempli dewhisky les deux gobelets d’étain, qu’il eut allumé sa pipe etoffert une cigarette à son nouveau camarade, l’Irlandais devintplus loquace. Martial n’eut même pas la peine de lui poser desquestions.
– On a raconté des tas d’histoires surcette fameuse vallée, déclara-t-il d’un ton confidentiel, mais toutça c’est des blagues ! Moi, jamais je n’ai été aussicontent !…
– Quand es-tu payé ?
– Toutes les semaines, je touche monpetit sac de poudre d’or mais je le laisse entre les mains duMaître de la Vallée qui se charge de le faire parvenir à ma femmeet à ma fille qui habitent une petite ville de l’Arizona, et toutesles semaines, ma femme m’accuse réception de mon envoi.
– Le Maître de la Vallée a donc un bureaude poste ? demanda le jeune homme avec surprise.
– Il a tout ce qu’il veut, murmura Mikeen baissant la voix d’un ton de respectueuse frayeur. C’est unhomme très puissant.
– Je n’en doute pas, dit Martial absorbédans ses réflexions.
– Il n’y a guère qu’un mois que je suisici, reprit Mike, et j’ai mis déjà de côté de cette façon un jolimagot. À la fin de l’année, j’aurai quelques milliers de dollarsdevant moi ; alors j’irai rejoindre ma femme et nous monteronsun petit commerce. Ce sera le vrai bonheur !…
L’Irlandais, les yeux au ciel, souriaitlentement, perdu dans ses rêves.
– Avec tout cela, demanda Martial, tu nem’as pas encore dit quel est le genre de minerai que nousexploitons. Pourtant, tu dois le savoir, toi qui es un vieuxprospecteur ?
– C’est tout bonnement du minerai dezinc, répliqua l’Irlandais, surpris de l’ignorance de son camarade.Tout le monde connaît ça ! Et ce minerai-là contient presquetoujours de l’argent.
– Je croyais, comme le disent lesIndiens, qu’ici il y avait de l’or.
– Il y en a, et même beaucoup, mais legisement est situé à l’autre bout de la vallée et c’est le maîtrequi l’exploite lui même… Il y a aussi des diamants…
Martial aurait voulu poser bien d’autresquestions à l’honnête Irlandais, mais celui-ci tombait desommeil.
– Allons, grommela-t-il en bâillant, ilest temps d’aller se coucher, il faudra se lever de bonne heuredemain.
Martial, qui se sentait lui-même très fatiguéaprès cette journée de travail et d’émotions, suivit l’Irlandaisjusqu’au premier étage où il trouva une chambre sommairement maisproprement meublée. Un lit de fer à sommier métallique, une chaiseet une petite commode de bois blanc renfermant le lingeindispensable avoisinaient un tub et un appareil à douche, mais cequi surprit Martial plus que tout le reste c’est que ce réduit,comme d’ailleurs la salle à manger, était éclairé à l’électricité.Comment avait-on pu réaliser en pleine sierra une pareilleinstallation, c’est ce qu’il n’arrivait pas à comprendre.Décidément, il fallait que le Maître de la Vallée fût un homme trèspuissant.
Notre héros se sentait la tête lourde, ilétait courbaturé, brisé de fatigue. Il se jeta sur son lit touthabillé.
Il ne put trouver le sommeil, peut-être sansdoute par l’excès même de sa fatigue et de son énervement. Toutessortes de supposition s’offraient à son esprit enfiévré. Maintenantqu’il avait atteint cette inaccessible Vallée du Désespoir, qu’ilétait au cœur de la place, il ne se voyait guère plus avancéqu’auparavant ; jusqu’alors il n’avait pu recueillir lemoindre renseignement sur le père de Rosy. Mille penséescontradictoires le tourmentaient.
Un moment il s’imagina que le mystérieuxMaître de la Vallée était peut-être M. Wilcox, mais alorspourquoi, si riche et disposant d’un si formidable pouvoir,laissait-il sa fille sans nouvelles ?
C’était impossible.
Alors il en vint à se dire, non sans unesecrète épouvante, que les squelettes qu’il avait rencontrés sur saroute, étaient ceux du père de Rosy et des gens de son escorte,assassinés sans doute par l’homme au casque d’argent !
« Il faudra pourtant que j’arrive àconnaître la vérité ! » se répétait-il, cruellementtourmenté par l’insomnie qu’aggravaient encore les ronflementssonores de l’Irlandais qui lui parvenaient à travers lacloison.
En dépit de la brise fraîche venue de la meret qui tempérait un peu la torpeur brûlante de l’atmosphère,Martial avait le front mouillé de sueur. À la fin, il se leva,persuadé qu’une promenade dans le bois tout trempé de roséecalmerait sa fièvre et lui permettrait de dormir. Sans faire debruit, il descendit au rez-de-chaussée, trouva grande ouverte laporte de la salle à manger et sortit ; mais, quand il voulutfranchir la première palissade, il en trouva la lourde porte ferméeà clef et, comme il s’en rendit compte plus tard, extérieurementmaintenue par d’énormes verrous.
Cet obstacle n’était pas fait pourl’arrêter ; très sportif, il réussit sans peine à atteindre lesommet de la muraille. Il s’apprêtait à descendre de l’autre côtéquand au clair de lune, presque aussi brillant que le jour, il vitse dresser la silhouette des trois chiens géants qui, le cou tendu,les prunelles phosphorescentes, n’attendaient que le moment où ilmettrait pied à terre pour le dévorer.
– Quand mes chiens ont commencé à mordrequelqu’un, avait dit le Maître de la Vallée, ils le dévorentjusqu’au bout.
Tout brave qu’il fût, Martial frissonna. C’eûtété folie que d’essayer de lutter contre les bêtes féroces ;d’ailleurs, derrière elles, se dressait la seconde palissade, plushaute encore que celle qu’il venait de franchir.
À bout d’énergie, découragé, le jeune homme selaissa glisser jusqu’à terre, regagna sa chambre et s’étendit surson lit, où cette fois, presque instantanément, il s’endormit d’unsommeil de plomb, de ce sommeil accablant qui suit les grandesfatigues mais que troublent souvent les cauchemars.
Il rêva que l’homme au casque de métal, leMaître de la Vallée, l’avait terrassé et lui mettait le genou surla poitrine, mais, dans ce rêve, son ennemi n’était pas un êtrehumain, c’était un fantôme de métal dont le poids atrocel’écrasait, lui faisait craquer les côtes. Enfin, dans son rêve ilarrivait toujours à se relever, mais l’homme lui allongeait un seulcoup de son poids aussi pesant qu’une massue et le renversait denouveau.
À ce moment Martial ouvrit les yeux enpoussant un cri, il se trouva en face de Mike qui le bourrait detaloches amicales pour le réveiller.
– Allons, paresseux, s’écria l’Irlandaisqui riait de tout son cœur, il est temps de se lever pour aller auturbin.
Martial se sentait reposé, tout à fait remisde ses fatigues, bien qu’il eût couché tout habillé, n’ayant enlevéque son feutre et ses bottes avant de s’étendre sur son lit. Aprèsavoir hâtivement procédé à sa toilette, il se rechaussait quand aufond d’une de ses bottes ses mains rencontrèrent le flacon dechloroforme et le browning tout chargé qu’il avait réussi àdissimuler.
Sans rien dire à Mike qui était redescendu enbas il glissa le flacon et le browning dans ses poches, heureuxd’avoir en sa possession deux armes qui pourraient à l’occasion luidevenir précieuses.
Il déjeuna de bon appétit avec l’Irlandais ettous deux se rendirent au travail.
Cette journée et la suivante se passèrent sansaucun incident. D’ailleurs, Martial ne tira de son compagnon aucunrenseignement nouveau : Mike n’en savait pas plus que ce qu’ilavait raconté le premier soir. Le mystère de la vallée demeuraitintact ; pourtant Martial, résolu à faire preuve de toute lapatience imaginable, ne se découragea pas.
Le troisième jour était un dimanche, jour derepos où, comme l’Irlandais l’expliqua, les travailleurs avaient lapermission de se promener à leur guise dans le bois.
Le samedi soir, Martial eut la surprise detrouver au chevet de son lit un petit sac de poudre d’or quireprésentait sa paye ; comme il l’apprit, il en était de mêmechaque semaine. D’ailleurs, le Maître demeurait invisible.
– Est-ce qu’il vient souvent ?demanda Martial à son camarade.
– Lui ! on ne le voit presquejamais, il est parfois des semaines sans paraître et j’ai euquelquefois l’illusion de me trouver en pleine solitude. C’estpourquoi je suis bien content, depuis que tu es arrivé, d’avoirquelqu’un à qui parler. J’aurais fini par attraper lecafard !
Le dimanche matin, les deux compagnons que lehasard avait réunis dans de si singulières circonstances,procédèrent longuement et paresseusement à leur toilette. Ilsdéjeunèrent sans se presser, comme de « vrais rentiers »,suivant l’expression de Mike, puis ils sortirent pour aller flânerà travers la vallée. Martial, persuadé qu’au cours de cettepromenade il allait faire d’intéressantes découvertes, étaitd’excellente humeur et répondait sans impatience au bavardage deson camarade dont la conversation, pourtant, n’était guèrevariée.
Laissant derrière eux les baraquements quiconstituaient la demeure personnelle du Maître et qui, eux aussi,étaient entourés d’une haute palissade, ils traversèrent cettebande de terrain qu’on eût dit ravagée par un incendie ets’engagèrent sous l’ombrage des grands arbres. Autour d’eux le plusprofond silence régnait ; sans quelques fumées bleues quis’élevaient au-dessus des bâtiments on eût pu se croire dans unvillage abandonné.
– Est-ce que nous sommes les seulstravailleurs employés ici ? ne put s’empêcher de demanderMartial.
– Non, répondit l’Irlandais en baissantla voix et en jetant autour de lui un regard effrayé, il y en abien d’autres, mais ceux-là on ne les voit jamais.
Martial allait demander une explication plusclaire, quand, à quelques pas derrière eux, il aperçut les troischiens géants, Vloup, Rex et Black, qui les suivaient sans sepresser. Assez inquiet il les montra à l’Irlandais.
– N’aie donc pas peur, lui répondit cedernier, ils ne nous diront rien pourvu que nous ne cherchions pasà quitter la vallée. Ce sont des bêtes admirablement dressées. Moij’ai fini par m’habituer à elles, je n’en ai plus peur. Chaquedimanche, elles m’escortent de la même façon pendant ma promenadeet me reconduisent poliment jusqu’à la porte de la maisonnette.Hein, c’est drôle !
– Je ne trouve pas, grommela Martial avecune grimace de désappointement.
Les deux amis, accompagnés de leurs terriblesgeôliers, continuèrent silencieusement leur promenade. Ilssuivaient un large sentier pavé de pierres volcaniques de couleurnoire, de la nature du basalte, que Martial n’avait pas remarquélors de son arrivée.
– C’est très commode ce sentier, dit-ilmachinalement.
– Oui, répliqua Mike, mais il ne fauts’en écarter ni à droite ni à gauche, ce ne serait pas prudent.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas… Mais c’est l’ordre duMaître.
Martial ressentit une angoisseinexprimable ; ainsi chacun de ses gestes était guetté, iln’avait pas la liberté du moindre mouvement.
– Je comprends l’épouvante des Indiens,murmura-t-il, ici c’est pis que si l’on était en prison…
L’Irlandais parut à la fois très contrarié ettrès alarmé.
– Tais-toi donc ! fit-il rudement,il pourrait arriver malheur. Qui sait s’il n’entend pas ceque nous disons.
Martial ne répondit pas, il avait le cœurserré et, bien qu’il ne se l’avouât pas à lui-même, il commençait àcomprendre la témérité de son entreprise. Il savait maintenantqu’il était entièrement à la merci du personnage mystérieux entreles inexorables griffes duquel il était tombé.
« Que veut-il faire de moi ? quelest son but ? qui est-il au juste ? »
Pour la millième fois il se posait cesquestions avec angoisse et il n’y trouvait pas de réponse. Uneinvincible terreur le gagnait petit à petit et il s’expliquaitqu’on eût donné à cette région affreusement sinistre, en dépit deses beaux arbres et des richesses qu’elle renfermait, le nom de« Vallée du Désespoir ».
Pourtant rien n’était plus admirable que lepaysage qui l’entourait. Le feuillage des arbres, dont quelques-unsmontaient jusqu’à cinquante mètres, formait une voûte impénétrableaux rayons du soleil ; des lianes couvertes de fleursembaumées s’élançaient d’un tronc à l’autre et retombaient enlourdes guirlandes autour desquelles voletaient des insectes d’unegrosseur prodigieuse. Il y avait des scarabées, des papillons etdes libellules aux ailes larges comme les deux mains ; desécureuils volants, dont les quatre pattes sont réunies par unemembrane et qui ressemblent à des chauves-souris, s’élançaient debranche en branche.
Cette forêt offrait partout l’exagérationgrandiose, invraisemblable et fantastique ; les citrons et lesoranges y étaient aussi gros que des melons, les bananesatteignaient un mètre de longueur ; tout y était gigantesqueet hors de proportion avec tout ce que Martial avait vu, même dansles forêts les plus luxuriantes de l’équateur. Les fougères yétaient devenues de véritables arbres ; certaines feuilles depalmier offraient plus d’un mètre de largeur. Il y avait des fleursde magnolia grandes comme des choux, des jasmins jaunes quipendaient en grappes énormes, enfin des violettes aux touffesvigoureuses qui ressemblaient à des pensées. De toutes ces fleurs,de tous ces fruits montaient de vertigineux parfums, des odeurstellement puissantes que Martial se sentit plusieurs fois près dedéfaillir.
– Cette vallée est extraordinaire,murmura-t-il, on se croirait dans un coin de forêt préhistorique,miraculeusement conservée à travers les siècles. Ce que je vois estinvraisemblable, presque impossible.
Ce qui le confirmait dans son idée, d’uneforêt antédiluvienne, préservée par quelques prodiges, c’était laquantité et la grosseur des reptiles qui pullulaient dans lesendroits marécageux : des crapauds gros comme des chats setenaient immobiles entre les racines des arbres et semblaientdévisager les promeneurs de leurs inquiétantes prunelles couleurd’or. Au bord d’une mare, une tortue alligator était étendueparesseusement ; la queue de ce reptile monstrueux qui tientle milieu entre la tortue et le crocodile était armée d’un triplerang de pointes aiguës, Martial s’en écarta avec horreur etl’Irlandais lui-même ne paraissait qu’à demi rassuré.
Ce fut bien pis quand ils aperçurent rampantdoucement dans l’herbe un serpent qui paraissait avoir deux têtes,une à chaque extrémité du corps. C’était l’amphisbène, un reptileassez commun au Mexique, et, d’ailleurs, à peu près inoffensif.
Martial dut rassurer l’Irlandais qui tremblaitde peur.
Partout, d’ailleurs, des lézards gris ourouges sautillaient sur les basses branches et des serpentsd’arbres aux couleurs chatoyantes glissaient lentement d’un tronc àl’autre en donnant la chasse aux insectes.
D’ailleurs, tous ces animaux que personne sansdoute n’inquiétait semblaient ne se soucier aucunement des deuxpromeneurs, ils ne se dérangeaient même pas au bruit de leurspas.
Les chiens géants cependant paraissaientéprouver une certaine inquiétude ; ils s’étaient rapprochés deMike et de Martial comme pour leur demander aide et protection etils se serraient les uns contre les autres avec une évidentefrayeur.
Ce fut avec un véritable soulagement que lesdeux camarades et leurs surveillants atteignirent une clairièred’où les reptiles étaient absents.
– Drôle de promenade que tu me fais fairelà, dit Martial.
– Bah, répliqua l’autre, il paraît quetoutes ces bêtes ne sont pas dangereuses ; le Maître a détruitles grands crocodiles et les boas qui, à certain moment, avaientrendu la vallée inhabitable, mais on m’a dit que dans la partie dubois où personne ne pénètre, il existe encore de vrais monstrescomme il n’y en a nulle part ailleurs : des chauves-sourisgéantes avec des gueules de caïman, de gros lézards hérissés depiquants et qui portent une corne sur le nez comme des rhinocéros.Le Maître les conserve précieusement et n’a jamais voulu lesdétruire.
Martial se demandait s’il rêvait, si tout cequi l’entourait était bien réel. Il était oppressé, haletant commes’il eût fait un mauvais rêve. L’angoisse l’étreignait à la gorge,puis les violents parfums qu’il venait de respirer lui étaientmontés au cerveau, il se sentait près de défaillir.
Tout à coup il devint mortellement pâle,étendit les bras et perdit connaissance. Il fût tombé à terre siMike ne l’eût retenu de sa poigne robuste et ne lui eût fait avalerpresque aussitôt une forte lampée de whisky, car l’Irlandais nesortait jamais sans être muni d’une gourde de gros calibre,toujours abondamment remplie. Martial revint à lui presqueaussitôt.
– Ah ça ! qu’est-ce qui teprends ? grommela l’Irlandais d’un air mécontent, en voilà unefemmelette !
– Ce n’est rien, balbutia le jeune homme,je me sens tout à fait bien maintenant…
Ils continuèrent leur chemin mais pluslentement. Ils se trouvaient maintenant dans une avenue de cèdreset de séquoias où flottait le parfum balsamique de la résine etdont le sol parfaitement sec ne laissait place à aucun reptile. Lesfûts de ces arbres millénaires formaient des rangées de colonnesqui se fondaient dans le lointain dans une brume couleurd’azur.
Les plus vastes cathédrales du monde eussenttenu à l’aise sous ces voûtes grandioses qui avaient plus de centmètres en certains endroits et qui semblaient s’étendre jusqu’aufond de l’horizon. Des écureuils presque aussi gros que des chienss’ébattaient dans les branches et il régnait dans cette crypte unsilence profond que troublaient seuls le craquement d’une branchedesséchée, la chute d’une pomme de pin ou le croassement d’uncorbeau.
Malgré ses craintes, malgré ses inquiétudes,Martial Norbert se surprenait tout à coup à ressentir de cettepromenade dans la forêt magique un charme singulier. Il croyaitvivre un conte de fées un peu terrible, mais pourtant merveilleux,comme ces histoires de revenants dont on avait bercé son enfance.Vraiment, quand il y réfléchissait, ce pays était unique au mondeet il éprouvait une certaine fierté d’avoir réussi à ypénétrer.
Mike, qui l’avait familièrement pris par lebras, dit tout à coup, comme s’il eût deviné les pensées de soncompagnon :
– Tout de même, mon vieux, c’estépatant !… J’aurais jamais cru qu’il existait un patelin commeça… C’est pas ordinaire !… Tu me croiras si tu veux, quand jeserai obligé de m’en aller, ça me fera quelque chose…
– Parbleu ! murmura Martial, tu escomme moi, tu voudrais savoir.
– Tiens, parbleu !
Les deux hommes s’étaient arrêtés et seregardaient bien en face, échangeant dans ce regard tout ce qu’ilsn’osaient pas exprimer par des phrases.
– On verra !… On se débrouillera…murmura enfin Martial en serrant plus énergiquement qu’il nel’avait jamais fait la patte velue, garnie de poils pâles et rudescomme une pince de homard, que lui tendait son compagnon.
– On est des amis, hein ? fitMike.
Ils marchèrent un bon quart d’heure sans direun mot, chacun d’eux se disant qu’il pouvait avoir pleine etentière confiance dans l’autre.
La majestueuse avenue d’arbres géants semblaitinterminable et toujours plongée dans un silence de mort. De tempsen temps, seulement, de gros pigeons verts passaient d’un arbre àl’autre en roucoulant, puis un corbeau au plumage chatoyant d’unéclat métallique apparut perché sur une branche ; il étaitgros comme un aigle ; de la cisaille géante de son bec il eûtpu décapiter des agneaux et Martial se demandait si cetteformidable bête de proie qui les considérait d’un œil tranquillen’allait pas les attaquer.
Ils passèrent, le corbeau géant ne se dérangeamême pas.
– Pourquoi, dit tout à coup Martial, netrouve-t-on pas tous ces animaux d’une taille colossale dans lesautres parties du Mexique ?
– Parce que, répondit tranquillementl’Irlandais, ils meurent dès qu’ils sont sortis de la vallée oualors ils se hâtent d’y rentrer.
Mike et Martial venaient d’atteindre un massifde rochers vêtus de longues mousses verdoyantes et d’où tombait unepetite source dont l’eau limpide comme le cristal formait unruisseau qui allait se perdre vers l’autre extrémité de lavallée.
Martial, dont la gorge était desséchée par lachaleur de ce brûlant après-midi, s’élança pour boire à cettesource providentielle, mais Mike le saisit par le bras et le retintd’un geste presque brutal.
– Ne bois pas ! grommela-t-il d’unevoix étranglée presque tragique, l’eau est empoisonnée. Tous ceuxqui en boivent, ne fût-ce qu’une seule gorgée, succombent à descoliques mortelles.
– Mais la raison ? questionna lejeune homme, d’une voix assourdie par l’angoisse.
– Je ne sais pas… balbutia l’Irlandais,je ne puis pas savoir… Je suppose que les roches d’où suinte cetteeau doivent renfermer des filons de cuivre ou d’arsenic.
Martial ne répondit rien. Il constatait avecune secrète anxiété que dans cette diabolique vallée le moindregeste offrait un danger, mais il n’était pas dans son caractère derester longtemps sous l’impression de cette frayeur dont aucunhomme ne peut se défendre.
« C’est bien, se dit-il, j’accepte lalutte, j’étais venu ici pour retrouver le père de Rosy mais, mêmesi je le retrouve, il faudra que je découvre le secret de cettevallée de l’enfer ou que je meure à la tâche ! »
La forêt de cèdres et de séquoias colossauxs’arrêtait net en face de la haute falaise rocheuse qui servait deremparts à la vallée.
Mike et Martial la côtoyèrent quelque temps.Ils n’avaient pas fait cent pas qu’ils se trouvèrent en face dudéfilé par lequel Martial avait pénétré dans cet étrange royaume,mais l’étroit couloir n’était plus libre.
Une herse formée de barres de fer trèsrapprochées en fermait l’entrée, les barreaux en étaient gros commele poignet. Il eût fallu des mois pour en scier un seul et lafalaise, haute comme une église et verticale comme un mur, défiaittoute escalade.
Martial était occupé à étudier l’agencement decette infranchissable barrière quand il s’aperçut que les troischiens s’étaient rapprochés de lui d’un air menaçant. Mikel’entraîna.
– Il ne faut pas rester ici, lui dit-il,les chiens se figureraient que nous voulons nous évader !…Rentrons vite à notre cambuse. Je crois d’ailleurs que la nuit neva pas tarder à tomber et je ne tiens pas à me trouver dans le boisen pleines ténèbres.
Martial n’eut aucune objection à faire.
Lui et son compagnon, marchant tous deux trèsvite, revinrent sur leurs pas, en suivant le fameux pavé de basaltedont il leur était défendu de s’écarter ; ils avaient hâtemaintenant d’être rentrés dans leur cabane où ils trouveraient leurdîner servi et où ils pourraient dormir sans crainte.
Ils traversèrent presque en courant la forêtdes séquoias, mais quand ils eurent atteint la région marécageuseoù régnaient en maître les reptiles, ils ne purent s’empêcher deralentir le pas.
Brusquement, comme il arrive dans les climatstropicaux, la nuit était venue, ils avançaient au milieu d’opaquesténèbres, encore accrues par l’épaisseur des feuillages. On eût ditque les parfums accablants et vénéneux des lianes, des fleursaquatiques et des fruits trop mûrs et déjà pourrissantss’exhalaient d’une façon plus intense que pendant le jour. La briseleur apporta un affreux relent de musc que Martial connaissaitbien.
– Il doit y avoir des crocodiles pas loinde nous, murmura-t-il.
– Je connais ça, répliqua l’Irlandaisd’une voix brève, raison de plus pour marcher le plus vitepossible… On a eu tort de s’attarder…
Ils continuèrent leur route silencieusement,mais ils avaient besoin de faire appel à tout leur courage. Desmouches à feu voletaient par milliers autour d’eux et répandaientune lueur fantastique comme celle que l’on observe dans les vieuxcimetières hantés par les feux follets, des prunelles luisantesphosphoraient dans l’ombre des buissons, et, à leur côté, sousleurs pieds, au-dessus de leurs têtes, Mike et Martial percevaientle glissement mou que font en rampant les bêtes visqueuses.
Des essaims de sphynx atropos qui ressemblentà des têtes de mort, des lucanes aux cornes aussi longues quecelles de jeunes chevreaux tourbillonnaient autour d’eux.
Mais ce qui troublait profondément Martialc’était les voix qui s’élevaient de ce marécage damné ; lecoassement des grenouilles-taureaux et le sifflement des crapaudsse mêlaient à d’autres cris d’une nature inexplicable. C’était detemps à autre la clameur d’agonie de quelque petite bête surprisepar un serpent ; puis il y avait des froissements d’écailles,des hululements, des bruits assourdis, dont rien ne saurait rendrel’accent tragique et déchirant. Tout ce monde de la fange, cepeuple de reptiles, se livrait dans les ténèbres une guerre atroceoù les plus faibles étaient, sans merci, dévorés par les plusforts.
Martial, qui avait descendu une quinzained’avions allemands, qui s’était à deux reprises échappé enparachute de son appareil en flammes, dut s’avouer à lui-même qu’ilavait peur. Mike qui avait passé son bras sous le sien, s’aperçutqu’il frissonnait.
– Allons, lui dit-il, faut pas s’enfaire… Bien sûr qu’avec toutes ces sales bêtes, il peut arriver unaccident, mais il paraît que tant que nous ne quitterons pas lepavé de basalte nous n’avons pas grand-chose à craindre.
Là encore il y avait un mystère et Martialn’essaya pas de le pénétrer, il avait hâte d’être sorti de cetteforêt aux parfums enivrants et putrides.
Les chiens cependant, le poil hérissé etmouillé de sueur, ne semblaient pas partager la tranquillité del’Irlandais. Comme dans la première traversée de la forêtmarécageuse, ils s’étaient rapprochés de leurs prisonniers et sefrottaient doucement contre eux comme pour leur demanderprotection. Ils n’avaient sans doute pas dans le sentier de basaltela même confiance que Mike. Martial put caresser Rex et Vloup sansque les féroces animaux montrassent les dents.
Après une marche forcée qui parut interminableà Martial, on sortit enfin de cette forêt ensorcelée. Àl’éblouissante clarté de la lune, on traversa cette lande à demistérile qui semblait avoir été ravagée par un incendie et l’onaperçut les lumières des petites maisons de bois couvertes en zincet entourées d’une double palissade.
Mike poussa un profond soupir et aspira l’airfrais de la nuit à pleins poumons.
– Ça va ! s’écria-t-il avec unenaïveté désarmante, c’est très joli d’aller à la promenade, mais onest tout de même rudement content de rentrer chez soi !…
Martial pensa qu’il fallait vraiment quel’Irlandais fût doué d’un vigoureux optimisme pour regarder commeson home la prison où ils étaient gardés à vue, à peinemieux nourris, à peine un peu plus libres que des forçats, sanscompter l’angoissant mystère qui de toutes parts les entourait etpesait sur leur destinée. Martial se surprit à prendre en pitiél’étonnante candeur de son camarade.
« Pauvre Mike ! songea-t-il. Quellepatience, quelle bonté et quelle confiance !… Je crois qu’avecquelques bonnes paroles, on lui ferait croire tout ce qu’onvoudrait. »
L’Irlandais interrompit brusquement sesréflexions et, se rapprochant de son camarade avec une mineapeurée, il chuchota à son oreille, d’une voix presqueimperceptible :
– Je ne t’ai rien dit tout à l’heure, monvieux, mais dans le bois j’ai eu très peur. À un moment donné ilm’a semblé que des gouttes de sang tombaient lentement de brancheen branche, et dans le creux des vieux cèdres, je croyais voir,accroupies et immobiles, des femmes pâles comme des mortes qui meregardaient de leurs yeux ternes de fantômes, chargés d’une infinietristesse.
Mike parlait avec une telle conviction queMartial en ressentit une désagréable émotion.
– Bah ! répliqua-t-il en faisanteffort pour réagir, tout cela, ce sont des hallucinations !…Tu n’es pas irlandais pour rien et je suis sûr que tu crois, commetous tes compatriotes, à l’existence des nains magiques, desrevenants et des dames blanches qui errent la nuit dans lesendroits où un crime a été commis.
– Bien sûr que j’y crois ! répliquaMike avec une sorte d’emportement, ce sont des choses que personne,chez nous, ne se permettrait de nier et qui ont eu des milliers detémoins…
– Eh bien, moi, s’écria Martial, dans unsursaut de révolte, je n’ajoute pas foi à toutes ces sottises et jesuis persuadé que tout ce qu’il y a de mystérieux et de terribledans cette vallée, je parviendrai à l’expliquer toutnaturellement.
En prononçant cette phrase, notre héros,oubliant toutes ses prudentes résolutions, avait élevé la voix.Mike le rappela d’un coup de poing dans l’épaule au sentiment de lasituation.
– Ah ça, fit-il, est-ce que tu esfou ? je t’ai pourtant prévenu !… le Maître entend toutce qu’on dit dans la vallée !
À ce moment, des profondeurs de la forêts’éleva un long et lamentable gémissement, pareil au cri d’une bêtequ’on égorge, puis tout entra dans le silence.
– Tu vois !… bégaya Mike quitremblait de tous ses membres.
Tous deux continuèrent à cheminer sans motdire.
Ils n’étaient plus qu’à une faible distance deleur maisonnette, quand Martial avisa, un peu à gauche, isolée desautres bâtiments, une petite construction en planches qu’il n’avaitpas aperçue le matin et qui, par exception, n’était entouréed’aucune palissade. Poussé par la curiosité il s’en rapprocha.
Il poussa une porte qui n’était fermée qu’auloquet.
Dès le seuil, il fut pris aux narines par uneammoniacale odeur de fumier, il entendit hennir des chevaux ;il comprit que là sans doute se trouvaient les écuries du maître.Le bâtiment, très long, dallé de ciment et divisé en boxes par descloisons, était éclairé par quelques lampes électriques. À leurclarté, Martial reconnut tout de suite, en face de mangeoirespleines d’orge, les deux mules qu’on lui avait volées et aussi, unpeu plus loin, le mulet que lui avait vendu quelques joursauparavant l’Indien Coyotepec. Il n’y avait plus de doute àconserver.
C’était en exécution d’un plan longuement mûriqu’il avait été attiré dans cette sinistre vallée. Vers quelbut ? Il se le demandait anxieusement. Il se disait que, sansnul doute, l’homme au masque de métal devait être au courant detous ses projets.
Instinctivement il fit entendre ce sifflementbizarre que lui avaient enseigné les muletiers mexicains et auquelles animaux étaient habitués d’obéir.
Les deux mules hennirent et, dans un mouvementbrusque pour rejoindre leur ancien maître, firent sonner la chaînede fer qui les attachait au râtelier.
Martial fit un pas, mais avant qu’il eût puatteindre les boxes où se trouvaient les bêtes qui lui avaient étévolées, il se trouva entouré par les trois chiens muets qui luimontraient leurs crocs d’un air menaçant. Il se hâta de sortir del’écurie, rejoignit Mike qui l’attendait plein d’inquiétude ettellement bouleversé qu’il n’osa demander à son camarade aucuneexplication.
Un quart d’heure plus tard tous deux seretrouvaient dans la petite salle à manger de leur maisonnette, etdînaient de bon appétit. Pendant ce repas ils n’échangèrent pas unmot, comme si chacun d’eux eût craint de communiquer à l’autre lespensées qui lui venaient à l’esprit.