III
LE COMMENCEMENT DE LA COMÉDIE.
Et, en effet, c’était la première fois que publiquement, et au milieu d’une grande soirée, le duc d’Orléans se présentait chez la princesse Marie de Gonzague.
Il était facile de voir qu’il avait donné à sa toilette un soin tout particulier. Il était vêtu d’un pourpoint de velours blanc, passementé d’or, avec le manteau pareil, doublé de satin cerise ; il portait des chausses de velours cerise, de la même couleur que la doublure de son manteau ; il était coiffé, ou plutôt il tenait à la main, car, contre son habitude, il s’était découvert, et tout le monde le remarqua, il tenait à la main un chapeau de feutre blanc, avec une ganse de diamants et des plumes cerise. Enfin il était chaussé de bas de soie et de souliers de satin blanc ; des flots de rubans aux deux couleurs adoptées par lui sortaient, abondants et pleins d’élégance, de toutes les ouvertures de son pourpoint et à l’endroit des jarretières.
Mgr Gaston était peu aimé, encore moins estimé. Nous avons dit le tort que lui avait fait dans ce monde brave, élégant et chevaleresque, sa conduite dans le procès de Chalais ; aussi fut-il accueilli par un silence général.
En l’entendant annoncer, la princesse Marie avait jeté un coup-d’œil d’intelligence à la douairière de Longueville. Dans la journée, on avait reçu une lettre de Son Altesse Royale qui prévenait Mme de Longueville de sa visite pour le soir et la priait, s’il était possible, de lui ménager quelques minutes d’entretien avec la princesse Marie, à laquelle il avait, disait-il, des choses de la plus haute importance à communiquer.
Il s’avança vers la princesse Marie, en sifflotant un petit air de chasse ; mais comme on savait que devant la reine même il ne pouvait s’empêcher de siffler, personne ne s’inquiéta de cette inconvenance, pas même la princesse Marie, qui lui tendit gracieusement la main.
Le prince la lui baisa en l’appuyant longtemps et fortement contre ses lèvres, puis il salua courtoisement Mme la douairière de Longueville, s’inclina presque légèrement devant Mme de Combalet, et s’adressant à la fois aux cavaliers et aux dames :
– Par ma foi, dit-il, mesdames et messieurs, je vous recommande la nouvelle invention de M. Souscarrières ; rien de plus commode, sur mon honneur. Connaissez-vous cela, princesse ?
– Non, monseigneur, j’en ai entendu parler seulement par quelques personnes qui ont employé ce véhicule pour me venir saluer ce soir.
– C’est en vérité ce qu’il y a de plus commode, et quoique nous ne soyons pas grands amis, M. de Richelieu et moi, je ne puis qu’applaudir à cette innovation pour laquelle il a donné privilège à M. de Bellegarde. Son père, qui est grand écuyer, n’aura dans toute sa vie rien inventé de pareil, et je proposerais de donner le revenu de toutes ses charges à son fils pour le service qu’il nous rend. Imaginez-vous, princesse, une brouette fort propre, doublée de velours, avec glaces quand on veut voir, rideaux quand on ne veut pas être vu, et où l’on est très bien assis. Il y en a pour aller seul et d’autres pour aller à deux. Cela est porté par des Auvergnats, qui vont au pas, au trot ou au galop, selon les besoins et la rétribution du voituré.
J’ai essayé du pas tant que j’ai été dans le Louvre, et du trot quand j’ai été sorti ; ils ont le pas fort cadencé et le trot fort doux. Ce qu’il y a de commode, c’est qu’ils viennent, si le temps est mauvais, vous chercher jusque dans le vestibule, où ne peuvent venir vous prendre les carrosses, et ce qu’il y a de merveilleux, c’est que le marchepied n’existant pas, on n’est jamais crotté ; on pose la chaise, cela s’appelle une chaise, et celui qui en sort se trouve de niveau avec le parquet. Il ne tiendra pas à moi, je vous jure, que l’invention ne devienne à la mode. Je vous la recommande, duc, dit-il en s’adressant à Montmorency et en le saluant de la tête.
– Je m’en suis servi aujourd’hui même, dit le duc en s’inclinant, et je suis en tout point de l’avis de Votre Altesse.
Puis se retournant du côté du duc de Guise, qui, lui aussi, se trouvait là :
– Bonjour, mon cousin, dit-il, quelles nouvelles de la guerre ?
– C’est à vous, monseigneur, qu’il faut en demander ; plus les rayons du soleil sont près de nous, plus ils nous éclairent.
– Oui, quand ils ne nous aveuglent pas. Quant à moi, je suis plus que borgne en politique ; et si cela continue, je solliciterai la princesse Marie de vouloir bien demander une chambre pour moi à ses voisins MM. les Quinze-Vingts.
– Si Votre Altesse désire savoir des nouvelles, nous pourrons lui en donner. J’ai reçu avis que Mlle Isabelle de Lautrec, son service fini près de la reine, viendrait ce soir nous communiquer une lettre qu’elle a reçue du baron de Lautrec, son père, qui, comme vous le savez, est à Mantoue, près du duc de Rethellois.
– Mais, demanda Mgr Gaston, ces nouvelles peuvent-elles être rendues publiques ?
– Le baron le pense, monseigneur, et le lui dit dans sa lettre.
– En échange, dit Gaston, je vous donnerai des nouvelles d’alcôves, les seules qui m’intéressent, maintenant que j’ai renoncé à la politique.
– Dites, monseigneur, dites, firent les dames en riant.
Mme de Combalet, par habitude, se couvrit le visage de son éventail.
– Je parie, dit le duc de Guise, que vous voulez parler de mon gredin de fils ?
– Justement ! Vous savez qu’il se fait donner la chemise comme un prince du sang, huit ou dix personnes ont fait la sottise de la lui passer ; mais il y a quelques jours, il la donna à l’abbé de Retz, qui a fait semblant de la chauffer et l’a laissée tomber dans le feu, où elle a brûlé, après quoi l’abbé a pris son chapeau, a salué et est sorti.
– Il a, par ma foi ! bien fait, dit le duc de Guise, et il en aura mon compliment la première fois que je le rencontrerai.
– Si j’osais prendre la parole, dit Mme de Combalet, je dirais qu’il a fait pis que cela.
– Oh ! dites, dites, madame, fit M. de Guise.
– Eh bien, à la dernière visite qu’il a faite à sa sœur, Mme de Saint-Pierre, à Reims, il dîna avec elle au parloir, et ensuite entra au couvent, comme prince, après le dîner ; le voilà, avec ses seize ans, qu’il se met à courir après les religieuses, qu’il, attrape la plus belle, et que, bon gré mal gré, il l’embrasse. – Mon frère ! criait Mme de Saint-Pierre, vous moquez vous des épouses de Jésus-Christ ? – Bon ! répondait le vaurien, Dieu est trop puissant pour permettre que l’on embrasse ses épouses, si telle n’était pas sa volonté. – Je me plaindrai à la reine ! disait la religieuse embrassée, qui était très-jolie. L’abbesse eut peur. – Embrassez celle-là aussi, dit-elle au prince. – Ah ! ma sœur, elle est bien laide. – Raison de plus, vous aurez l’air d’avoir fait la chose par enfantillage, et sans savoir ce que vous faites. – Est-ce bien utile, ma sœur ? – Très utile, ou la jolie se plaindra. – Eh bien, toute laide qu’elle soit, puisque vous le voulez, elle sera embrassée. Et il l’embrassa ; la laide lui en sut gré et empêcha la jolie de se plaindre.
– Et comment savez-vous cela, belle veuve ? demanda le duc à Mme de Combalet.
– Mme de Saint-Pierre a fait son rapport à mon oncle ; mais mon oncle a une telle faiblesse pour la maison de Guise, qu’il n’a fait qu’en rire.
– Je l’ai rencontré il y a un mois à peu près, dit M. le prince, avec un bas de soie jaune, en guise de plume, à son chapeau. Que voulait dire cette nouvelle folie ?
– Cela voulait dire, fit M. d’Orléans, qu’il était alors amoureux de la Villiers de l’hôtel de Bourgogne, et qu’elle jouait un rôle dans lequel elle portait des bas jaunes. Il lui fit faire, par Tristan l’Hermite, des compliments sur sa jambe. Elle tira un de ses bas et le remit à Tristan en disant : Si M. de Joinville veut, durant trois jours, porter à son chapeau ce bas en guise de plume, il pourra me venir après demander tout ce qu’il voudra.
– Eh bien ?
– Eh bien, il a porté le bas trois jours, et voilà mon cousin de Guise, son père, qui vous dira que le quatrième, il n’est rentré à l’hôtel de Guise qu’à onze heures du matin.
– Voilà une belle vie pour un futur archevêque !
– En ce moment-ci, continua Son Altesse Royale, c’est de Mlle de Pons, une grosse blonde, joufflue, qui est à la reine, qu’il est amoureux ; l’autre jour elle s’est purgée, il s’est informé de l’adresse de son apothicaire, il a pris la même drogue qu’elle, en lui écrivant : « Il ne sera pas dit que vous serez purgée, et que je ne me serai pas purgé en même temps que vous. »
– Ah ! dit le duc, cela m’explique pourquoi le maître fou a fait venir à l’hôtel de Guise tous les montreurs de chiens de Paris, l’autre jour. Imaginez-vous que je rentre à l’hôtel, et que je trouve la cour pleine de chiens en toutes sortes de costumes ; il y en avait plus de trois cents, avec une trentaine de baladins, qui traînaient chacun sa meute.
– Que fais-tu là, Joinville ? lui demandai-je.
– Je me donne le spectacle, mon père, me répondit-il. Devinez pourquoi il avait fait venir tous ces bateleurs – Pour leur promettre à chacun un louis si, dans trois jours, tous les chiens savants de Paris ne sautaient plus que pour Mlle de Pons.
– À propos, dit Gaston, qui, avec son caractère inquiet, trouvait que l’on s’occupait bien longtemps de la même chose, en votre qualité de voisine, chère douairière, vous devez avoir des nouvelles du pauvre Pisani ; on m’en a donné hier de lui, qui n’étaient pas trop mauvaises.
– J’en ai fait prendre ce matin, et l’on m’a dit que les médecins répondaient à peu près de lui.
– Nous allons en avoir de fraîches, dit le duc de Montmorency, j’ai déposé le comte de Moret à la porte de l’hôtel Rambouillet, où il a voulu aller en prendre en personne.
– Comment ! le comte de Moret, dit madame de Combalet, qui disait donc que Pisani avait voulu le faire tuer ?
– Oui, dit le duc, mais il paraît que c’était un quiproquo.
En ce moment, la porte s’ouvrit et l’huissier annonça :
– Monseigneur Antoine de Bourbon, comte de Moret.
– Oh ! tenez, dit le duc, le voilà, il vous racontera la chose lui-même, et beaucoup mieux que moi qui bredouille, aussitôt que je veux dire vingt mots de suite.
Le comte de Moret entra, et tous les yeux en effet se tournèrent de son côté, et, nous devons le dire, tout particulièrement ceux des dames.
N’ayant point été présenté encore à la princesse Marie, il attendit à la porte que M. de Montmorency l’y vînt prendre et le conduisît à la princesse, ce que le duc s’empressa de faire, avec la grâce dont il faisait toute chose.
Non moins gracieusement, le jeune prince salua la princesse, lui baisa la main, lui donna en deux mots des nouvelles du comte de Rethellois, qu’il avait vu en passant à Mantoue, baisa la main de la douairière de Longueville, ramassa le bouquet qui, dans le mouvement qu’avait fait Mme de Combalet pour lui ouvrir la route, s’était détaché de sa guimpe et était allé tomber à terre, le lui tendit avec une charmante révérence, et, après s’être incliné profondément devant Mgr Gaston, alla prendre modestement sa place près du duc de Montmorency.
– Mon cher prince, lui dit celui-ci, quand la cérémonie fut achevée, justement comme vous alliez entrer, on parlait de vous.
– Ah ! bail ! suis-je donc un personnage si important pour que l’on s’occupe de moi en si bonne compagnie ?
– Vous avez bien raison, monseigneur, dit une voix de femme, un homme qu’on veut assassiner parce qu’il est l’amant de la sœur de Marion Delorme, vaut-il la peine que l’on s’occupe de lui ?
– Holà ! dit le prince, voilà une voix que je connais. N’est-ce pas celle de ma cousine ?
– Oui-dà ! maître Jaquelino, répondit Mme de Fargis en s’avançant et en lui tendant la main.
Le comte la lui serra. Puis tout bas :
– Vous savez qu’il faut que je vous revoie et surtout que je vous parle. Je suis amoureux.
– De moi ?
– Un peu, mais d’une autre beaucoup.
– Impertinent ! Comment l’appelez-vous ?
– Je ne sais pas son nom.
– Est-elle jolie, au moins ?
– Je ne l’ai jamais-vue.
– Est-elle jeune ?
– Elle doit l’être.
– À quoi jugez-vous cela ?
– À sa voix que j’ai entendue, à sa main que j’ai touchée, à son haleine que j’ai bue !
– Ah ! mon cousin, comme vous dites ces choses-là.
– J’ai vingt et un ans, je les dis comme je les sens.
– Ô jeunesse ! jeunesse ! dit-Mme de Fargis : diamant sans prix et qui pourtant se ternit si vite !
– Mon cher comte, interrompit le duc, vous savez que toutes les dames sont jalouses de votre cousine ; car c’est ainsi je crois que vous avez appelé Mme de Fargis, elles veulent savoir comment vous-avez été faire une visite à l’homme qui a voulu vous faire assassiner.
– D’abord, répondit le comte de Moret, avec sa charmante légèreté, parce que, si je ne suis pas encore, à coup sûr je serai un jour cousin de Mme de Rambouillet.
– Par qui ? demanda Monsieur d’Orléans, qui se piquait de connaître toutes les généalogies, expliquez-nous cela, monsieur de Moret.
– Mais, par ma cousine de Fargis, qui a épousé M. de Fargis d’Angennes, cousin de Mme de Rambouillet.
– Comment êtes-vous donc cousin de Mme de Fargis ?
– Cela, répondit le comte de Moret, c’est notre secret, n’est-ce pas, cousine Marina ?
– Oui, cousin Jaquelino, dit en riant Mme de Fargis.
– Puis avant d’être le cousin de Mme de Rambouillet, j’ai été de ses bons amis.
– Mais, dit Mme de Combalet, à peine vous ai-je vu une fois ou deux chez elle.
– Elle m’a prié de cesser mes visites.
– Pourquoi cela ? demanda Mme de Sablé.
– Parce que M. de Chevreuse était jaloux de moi.
– À l’endroit de qui ?
– Combien sommes-nous dans ce salon ? trente, à peu près ; je vous le donne à chacun en-mille, cela fait trente mille.
– Nous donnons notre langue aux chiens.
– À l’endroit de sa femme !
Un immense éclat de rire accueillit la déclaration du comte.
– Mais avec tout cela, dit Mme de Montbazon, qui craignait que de sa belle-sœur on ne passât à elle, le comte n’achève pas l’histoire de son assassinat.
– Ah ! ventre-saint-Gris ! elle est bien simple. Compromettrai-je Mme de La Montagne, en disant que j’étais son amant ?
– Pas plus que Mme de Chevreuse.
– Eh bien, le pauvre Pisani a cru que c’était Mme de Maugiron qui faisait mon bonheur. Certaine déviation qu’il a dans la taille le rend susceptible ; certaines vérités que lui dit son miroir le rendent irascible. Au lieu de m’appeler sur le terrain, où j’aurais été de grand cœur, il a chargé un sbire de sa querelle ; il est tombé sur un sbire honnête homme qui a refusé. Vous, voyez qu’il n’a pas de chance ; il a voulu tuer le sbire, il l’a manqué ; il a voulu tuer Souscarrières, qui ne l’a pas manqué. Et voilà l’histoire.
– Non, ce n’est pas là l’histoire, insista-Monsieur. Comment êtes-vous allé faire une visite à l’homme qui a voulu vous assassiner ?
– Mais parce qu’il ne pouvait venir, lui ! Je suis une bonne âme, monseigneur. J’ai pensé que le pauvre Pisani croirait peut-être que je lui en veux et que cela pourrait lui donner le cauchemar ; j’ai donc été lui serrer franchement la main et lui dire que, si, à l’avenir, lui ou tout autre, croit avoir à se plaindre de moi, ou n’aura qu’à m’appeler sur le terrain ; je ne suis qu’un simple gentilhomme, et je ne me crois pas le droit de refuser réparation à quiconque j’aurais offensé ; seulement, je tâcherai de n’offenser personne.
Et le jeune homme prononça ces paroles avec une telle douceur et en même, temps une telle fermeté qu’un murmure approbateur répondit au sourire franc et loyal qui s’épanouissait sur ses lèvres.
À peine avait-il fini, que la porte s’ouvrit une nouvelle fois et que l’huissier annonça :
– Mademoiselle Isabelle de Lautrec.
Au moment où elle entra, on put, derrière elle, distinguer un valet de pied, à la livrée du château, qui l’avait accompagnée.
En apercevant la jeune fille, le comte de Moret éprouva un sentiment d’attraction étrange et fit un pas comme pour aller à elle.
Elle s’avança, gracieuse et rougissante, vers la princesse Marie, et, s’inclinant respectueusement devant son fauteuil :
– Madame, dit-elle, j’ai congé de Sa Majesté pour apporter à Votre Altesse une lettre de mon père, renfermant de bonnes nouvelles pour vous, et je profite de la permission pour déposer, avec mes respects, cette lettre à vos pieds.
Aux premières paroles qu’avait prononcées Mlle de Lautrec, le comte de Moret avait tressailli jusqu’au fond du cœur, et, saisissant la main de Mme de Fargis et la secouant avec force :
– Oh ! murmura-t-il, la voilà ! la voilà ! c’est elle que j’aime !
