Le Dernier Jour d’un condamné

UNE COMÉDIE À PROPOS D’UNE TRAGÉDIE

 

[4]PERSONNAGES

MADAME DE BLINVAL

LE CHEVALIER ERGASTE

UN POËTE ÉLÉGIAQUE

UN PHILOSOPHE

UN GROS MONSIEUR

UN MONSIEUR MAIGRE

DES FEMMES

UN LAQUAIS

 

–Un salon. –

UN POËTE ÉLÉGIAQUE, lisant.

Le lendemain, des pas traversaient la forêt,

Un chien le long du fleuve en aboyant errait ;

Et quand la bachelette en larmes

Revint s’asseoir, le cœur rempli d’alarmes,

Sur la tant vieille tour de l’antique châtel,

Elle entendit les flots gémir, la triste Isaure,

Mais plus n’entendit la mandore

Du gentil ménestrel !

 

TOUT L’AUDITOIRE. – Bravo !charmant ! ravissant !

On bat des mains.

MADAME DE BLINVAL. – Il y a dans cette fin unmystère indéfinissable qui tire les larmes des yeux.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE, modestement. – Lacatastrophe est voilée.

LE CHEVALIER, hochant la tête. –Mandore, ménestrel, c’est du romantique, ça !

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Oui, monsieur, mais duromantique raisonnable, du vrai romantique. Que voulez-vous ?Il faut bien faire quelques concessions.

LE CHEVALIER. – Des concessions ! desconcessions ! c’est comme cela qu’on perd le goût. Jedonnerais tous les vers romantiques seulement pour cequatrain :

De par le Pinde et par Cythère,

Gentil-Bernard est averti

Que l’Art d’Aimer doit samedi

Venir souper chez l’Art de Plaire.

Voilà la vraie poésie ! L’Art d’aimerqui soupe samedi chez l’Art de Plaire ! à la bonneheure ! Mais aujourd’hui c’est la mandore, leménestrel. On ne fait plus de poésies fugitives. Sij’étais poëte, je ferais des poésies fugitives : maisje ne suis pas poëte, moi.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Cependant, lesélégies…

LE CHEVALIER. – Poésies fugitives,monsieur. (Bas àMme de Blinval 🙂 Et puis,châtel n’est pas français ; on ditcastel.

QUELQU’UN, au poëte élégiaque. – Uneobservation, monsieur. Vous dites l’antique châtel,pourquoi pas le gothique ?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Gothique ne sedit pas en vers.

LE QUELQU’UN. – Ah ! c’est différent.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE, poursuivant. –Voyez-vous bien, monsieur, il faut se borner. Je ne suis pas deceux qui veulent désorganiser le vers français, et nous ramener àl’époque des Ronsard et des Brébeuf. Je suis romantique, maismodéré. C’est comme pour les émotions. Je les veux douces,rêveuses, mélancoliques, mais jamais de sang, jamais d’horreurs.Voiler les catastrophes. Je sais qu’il y a des gens, des fous, desimaginations en délire qui… Tenez, mesdames, avez-vous lu lenouveau roman ?

LES DAMES. – Quel roman ?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Le DernierJour…

UN GROS MONSIEUR. – Assez, monsieur ! jesais ce que vous voulez dire. Le titre seul me fait mal auxnerfs.

MADAME DE BLINVAL. – Et à moi aussi. C’est unlivre affreux. Je l’ai là.

LES DAMES. – Voyons, voyons.

On se passe le livre de main en main.

QUELQU’UN, lisant. – Le Dernier jourd’un…

LE GROS MONSIEUR. – Grâce, madame !

MADAME DE BLINVAL. – En effet, c’est un livreabominable, un livre qui donne le cauchemar, un livre qui rendmalade.

UNE FEMME, bas. – Il faudra que jelise cela.

LE GROS MONSIEUR. – Il faut convenir que lesmœurs vont se dépravant de jour en jour. Mon Dieu, l’horribleidée ! développer, creuser, analyser, l’une après l’autre etsans en passer une seule, toutes les souffrances physiques, toutesles tortures morales que doit éprouver un homme condamné à mort, lejour de l’exécution ! Cela n’est-il pas atroce ?Comprenez-vous, mesdames, qu’il se soit trouvé un écrivain pourcette idée, et un public pour cet écrivain ?

LE CHEVALIER. – Voilà en effet qui estsouverainement impertinent.

MADAME DE BLINVAL. – Qu’est-ce que c’est quel’auteur ?

LE GROS MONSIEUR. – Il n’y avait pas de nom àla première édition.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – C’est le même qui a déjàfait deux autres romans… ma foi, j’ai oublié les titres. Le premiercommence à la Morgue et finit à la Grève. À chaque chapitre, il y aun ogre qui mange un enfant.

LE GROS MONSIEUR. – Vous avez lu cela,monsieur ?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Oui, monsieur ; lascène se passe en Islande.

LE GROS MONSIEUR. – En Islande, c’estépouvantable !

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Il a fait en outre desodes, des ballades, je ne sais quoi, où il y a des monstres qui ontdes corps bleus.

LE CHEVALIER, riant. – Corbleu !cela doit faire un furieux vers.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Il a publié aussi undrame, – on appelle cela un drame, – où l’on trouve ce beauvers :

Demain vingt-cinq juin mil six cent cinquante sept.

QUELQU’UN. – Ah, ce vers !

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Cela peut s’écrire enchiffres, voyez-vous, mesdames :

Demain, 25 juin 1657.

Il rit. On rit.

LE CHEVALIER. – C’est une chose particulièreque la poésie d’à présent.

LE GROS MONSIEUR. – Ah çà ! il ne saitpas versifier, cet homme-là ! Comment donc s’appelle-t-ildéjà ?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Il a un nom aussidifficile à retenir qu’à prononcer. Il y a du goth, du wisigoth, del’ostrogoth dedans.

Il rit.

MADAME DE BLINVAL. – C’est un vilainhomme.

LE GROS MONSIEUR. – Un abominable homme.

UNE FEMME. – Quelqu’un qui le connaît m’adit…

LE GROS MONSIEUR. – Vous connaissez quelqu’unqui le connaît ?

LA JEUNE FEMME. – Oui, et qui dit que c’est unhomme doux, simple, qui vit dans la retraite, et passe ses journéesà jouer avec ses petits enfants.

LE POËTE. – Et ses nuits à rêver des œuvres deténèbres. – C’est singulier ; voilà un vers que j’ai fait toutnaturellement. Mais c’est qu’il y est, le vers :

Et ses nuits à rêver des œuvres de ténèbres.

Avec une bonne césure. Il n’y a plus quel’autre rime à trouver. Pardieu ! funèbres.

MADAME DE BLINVAL. – Quidquid tentabatdicere, versus erat[5].

LE GROS MONSIEUR. – Vous disiez donc quel’auteur en question a des petits enfants. Impossible, madame.Quand on a fait cet ouvrage-là ! un roman atroce !

QUELQU’UN. – Mais, ce roman, dans quel butl’a-t-il fait ?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Est-ce que je sais,moi ?

UN PHILOSOPHE. – À ce qu’il paraît, dans lebut de concourir à l’abolition de la peine de mort.

LE GROS MONSIEUR. – Une horreur, vousdis-je !

LE CHEVALIER. – Ah ça ! c’est donc unduel avec le bourreau ?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Il en veut terriblementà la guillotine.

UN MONSIEUR MAIGRE. – Je vois cela d’ici. Desdéclamations.

LE GROS MONSIEUR. – Point. Il y a à peine deuxpages sur ce texte de la peine de mort. Tout le reste, ce sont dessensations.

LE PHILOSOPHE. – Voilà le tort. Le sujetméritait le raisonnement. Un drame, un roman ne prouve rien. Etpuis, j’ai lu le livre, et il est mauvais.

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Détestable ! Est-ceque c’est là de l’art ? C’est passer les bornes, c’est casserles vitres. Encore, ce criminel, si je le connaissais ? maispoint. Qu’a-t-il fait ? on n’en sait rien. C’est peut-être unfort mauvais drôle. On n’a pas le droit de m’intéresser à quelqu’unque je ne connais pas.

LE GROS MONSIEUR. – On n’a pas le droit defaire éprouver à son lecteur des souffrances physiques. Quand jevois des tragédies, on se tue, eh bien ! cela ne me fait rien.Mais ce roman, il vous fait dresser les cheveux sur la tête, ilvous fait venir la chair de poule, il vous donne de mauvais rêves.J’ai été deux jours au lit pour l’avoir lu.

LE PHILOSOPHE. – Ajoutez à cela que c’est unlivre froid et compassé.

LE POËTE. – Un livre !… unlivre !…

LE PHILOSOPHE. – Oui. – Et comme vous disieztout à l’heure, monsieur, ce n’est point là de véritableesthétique. Je ne m’intéresse pas à une abstraction, à une entitépure. Je ne vois point là une personnalité qui s’adéquate avec lamienne. Et puis, le style n’est ni simple ni clair. Il sentl’archaïsme. C’est bien là ce que vous disiez, n’est-cepas ?

LE POËTE. – Sans doute, sans doute. Il ne fautpas de personnalités.

LE PHILOSOPHE. – Le condamné n’est pasintéressant.

LE POËTE. – Comment intéresserait-il ? ila un crime et pas de remords. J’eusse fait tout le contraire.J’eusse conté l’histoire de mon condamné. Né de parents honnêtes.Une bonne éducation. De l’amour. De la jalousie. Un crime qui n’ensoit pas un. Et puis des remords, des remords, beaucoup de remords.Mais les lois humaines sont implacables : il faut qu’il meure.Et là j’aurais traité ma question de la peine de mort. À la bonneheure !

MADAME DE BLINVAL. – Ah ! ah !

LE PHILOSOPHE. – Pardon. Le livre, commel’entend monsieur, ne prouverait rien. La particularité ne régitpas la généralité.

LE POËTE. – Eh bien ! mieux encore ;pourquoi n’avoir pas choisi pour héros, par exemple… Malesherbes,le vertueux Malesherbes ? son dernier jour, sonsupplice ? Oh ! alors, beau et noble spectacle !J’eusse pleuré, j’eusse frémi, j’eusse voulu monter sur l’échafaudavec lui.

LE PHILOSOPHE. – Pas moi.

LE CHEVALIER. – Ni moi. C’était unrévolutionnaire, au fond, que votreM. de Malesherbes.

LE PHILOSOPHE. – L’échafaud de Malesherbes neprouve rien contre la peine de mort en général.

LE GROS MONSIEUR. – La peine de mort ! àquoi bon s’occuper de cela ? Qu’est-ce que cela vous fait, lapeine de mort ? Il faut que cet auteur soit bien mal né devenir nous donner le cauchemar à ce sujet avec son livre !

MADAME DE BLINVAL. – Ah ! oui, un bienmauvais cœur !

LE GROS MONSIEUR. – Il nous force à regarderdans les prisons, dans les bagnes, dans Bicêtre. C’est fortdésagréable. On sait bien que ce sont des cloaques. Mais qu’importeà la société ?

MADAME DE BLINVAL. – Ceux qui ont fait leslois n’étaient pas des enfants.

LE PHILOSOPHE. – Ah ! cependant ! enprésentant les choses avec vérité…

LE MONSIEUR MAIGRE. – Eh ! c’estjustement ce qui manque, la vérité. Que voulez-vous qu’un poëtesache sur de pareilles matières ? Il faudrait être au moinsprocureur du roi. Tenez : j’ai lu dans une citation qu’unjournal faisait de ce livre, que le condamné ne dit rien quand onlui lit son arrêt de mort ; eh bien, moi, j’ai vu un condamnéqui, dans ce moment-là, a poussé un grand cri. – Vous voyez.

LE PHILOSOPHE. – Permettez…

LE MONSIEUR MAIGRE. – Tenez, messieurs, laguillotine, la Grève, c’est de mauvais goût. Et la preuve, c’estqu’il paraît que c’est un livre qui corrompt le goût, et vous rendincapable d’émotions pures, fraîches, naïves. Quand donc selèveront les défenseurs de la saine littérature ? Je voudraisêtre, et mes réquisitoires m’en donneraient peut-être le droit,membre de l’académie française… – Voilà justement monsieur Ergaste,qui en est. Que pense-t-il du Dernier Jour d’uncondamné ?

ERGASTE. – Ma foi, monsieur, je ne l’ai lu nine le lirai. Je dînais hier chezMme de Sénange, et la marquise de Morival en aparlé au duc de Melcour. On dit qu’il y a des personnalités contrela magistrature, et surtout contre le président d’Alimont. L’abbéde Floricour aussi était indigné. Il paraît qu’il y a un chapitrecontre la religion, et un chapitre contre la monarchie. Si j’étaisprocureur du roi !…

LE CHEVALIER. – Ah bien oui, procureur duroi ! et la charte ! et la liberté de la presse !Cependant, un poëte qui veut supprimer la peine de mort, vousconviendrez que c’est odieux. Ah ! ah ! dans l’ancienrégime, quelqu’un qui se serait permis de publier un roman contrela torture !… – Mais depuis la prise de la Bastille, on peuttout écrire. Les livres font un mal affreux.

LE GROS MONSIEUR. – Affreux. – On étaittranquille, on ne pensait à rien. Il se coupait bien de temps entemps en France une tête par-ci par-là, deux tout au plus parsemaine. Tout cela sans bruit, sans scandale. Ils ne disaient rien.Personne n’y songeait. Pas du tout, voilà un livre… – un livre quivous donne un mal de tête horrible !

LE MONSIEUR MAIGRE. – Le moyen qu’un jurécondamne après l’avoir lu !

ERGASTE. – Cela trouble les consciences.

MADAME DE BLINVAL. – Ah ! leslivres ! les livres ! Qui eût dit cela d’unroman ?

LE POËTE. – Il est certain que les livres sontbien souvent un poison subversif de l’ordre social.

LE MONSIEUR MAIGRE. – Sans compter la langue,que messieurs les romantiques révolutionnent aussi.

LE POËTE. – Distinguons, monsieur ; il ya romantiques et romantiques.

LE MONSIEUR MAIGRE. – Le mauvais goût, lemauvais goût.

ERGASTE. – Vous avez raison. Le mauvaisgoût.

LE MONSIEUR MAIGRE. – Il n’y a rien à répondreà cela.

LE PHILOSOPHE, appuyé au fauteuil d’unedame. – Ils disent là des choses qu’on ne dit même plus rueMouffetard.

ERGASTE. – Ah ! l’abominablelivre !

MADAME DE BLINVAL. – Hé ! ne le jetez pasau feu. Il est à la loueuse.

LE CHEVALIER. – Parlez-moi de notre temps.Comme tout s’est dépravé depuis, le goût et les mœurs ! Voussouvient-il de notre temps, madame de Blinval ?

MADAME DE BLINVAL. – Non, monsieur, il ne m’ensouvient pas.

LE CHEVALIER. – Nous étions le peuple le plusdoux, le plus gai, le plus spirituel. Toujours de belles fêtes, dejolis vers. C’était charmant. Y a-t-il rien de plus galant que lemadrigal de M. de La Harpe sur le grand bal queMme la maréchale de Mailly donna en mil sept cent…l’année de l’exécution de Damiens[6] ?

LE GROS MONSIEUR, soupirant. –Heureux temps ! Maintenant les mœurs sont horribles, et leslivres aussi. C’est le beau vers de Boileau :

Et la chute des arts suit la décadence des mœurs.

LE PHILOSOPHE, bas au poëte. –Soupe-t-on dans cette maison ?

LE POËTE ÉLÉGIAQUE. – Oui, tout à l’heure.

LE MONSIEUR MAIGRE. – Maintenant on veutabolir la peine de mort, et pour cela on fait des romans cruels,immoraux et de mauvais goût, Le Dernier jour d’uncondamné, que sais-je ?

LE GROS MONSIEUR. – Tenez, mon cher, neparlons plus de ce livre atroce ; et, puisque je vousrencontre, dites-moi, que faites-vous de cet homme dont nous avonsrejeté le pourvoi depuis trois semaines ?

LE MONSIEUR MAIGRE. – Ah ! un peu depatience ! je suis en congé ici. Laissez-moi respirer. À monretour. Si cela tarde trop pourtant, j’écrirai à mon substitut…

UN LAQUAIS, entrant. – Madame estservie.

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