Le Dernier Jour d’un condamné

XIII

J’ai vu, ces jours passés, une chosehideuse.

Il était à peine jour, et la prison étaitpleine de bruit. On entendait ouvrir et fermer les lourdes portes,grincer les verrous et les cadenas de fer, carillonner lestrousseaux de clefs entre-choqués à la ceinture des geôliers,trembler les escaliers du haut en bas sous des pas précipités, etdes voix s’appeler et se répondre des deux bouts des longscorridors. Mes voisins de cachot, les forçats en punition, étaientplus gais qu’à l’ordinaire. Tout Bicêtre semblait rire, chanter,courir, danser.

Moi, seul muet dans ce vacarme, seul immobiledans ce tumulte, étonné et attentif, j’écoutais.

Un geôlier passa.

Je me hasardai à l’appeler et à lui demandersi c’était fête dans la prison.

– Fête si l’on veut ! merépondit-il. C’est aujourd’hui qu’on ferre les forçats qui doiventpartir demain pour Toulon. Voulez-vous voir ? cela vousamusera.

C’était en effet, pour un reclus solitaire,une bonne fortune qu’un spectacle, si odieux qu’il fût. J’acceptail’amusement.

Le guichetier prit les précautions d’usagepour s’assurer de moi, puis me conduisit dans une petite cellulevide, et absolument démeublée, qui avait une fenêtre grillée, maisune véritable fenêtre à hauteur d’appui, et à travers laquelle onapercevait réellement le ciel.

– Tenez, me dit-il, d’ici vous verrez etvous entendrez. Vous serez seul dans votre loge, comme le roi.

Puis il sortit et referma sur moi serrures,cadenas et verrous.

La fenêtre donnait sur une cour carrée assezvaste, et autour de laquelle s’élevait des quatre côtés, comme unemuraille, un grand bâtiment de pierre de taille à six étages. Riende plus dégradé, de plus nu, de plus misérable à l’œil que cettequadruple façade percée d’une multitude de fenêtres grilléesauxquelles se tenaient collés, du bas en haut, une foule de visagesmaigres et blêmes, pressés les uns au-dessus des autres, comme lespierres d’un mur, et tous pour ainsi dire encadrés dans lesentre-croisements des barreaux de fer. C’étaient les prisonniers,spectateurs de la cérémonie en attendant leur jour d’être acteurs.On eût dit des âmes en peine aux soupiraux du purgatoire quidonnent sur l’enfer.

Tous regardaient en silence la cour videencore. Ils attendaient. Parmi ces figures éteintes et mornes, çàet là brillaient quelques yeux perçants et vifs comme des points defeu.

Le carré de prisons qui enveloppe la cour nese referme pas sur lui-même. Un des quatre pans de l’édifice (celuiqui regarde le levant) est coupé vers son milieu, et ne se rattacheau pan voisin que par une grille de fer. Cette grille s’ouvre surune seconde cour, plus petite que la première, et, comme elle,bloquée de murs et de pignons noirâtres.

Tout autour de la cour principale, des bancsde pierre s’adossent à la muraille. Au milieu se dresse une tige defer courbée, destinée à porter une lanterne.

Midi sonna. Une grande porte cochère, cachéesous un enfoncement, s’ouvrit brusquement. Une charrette, escortéed’espèces de soldats sales et honteux, en uniformes bleus, àépaulettes rouges et à bandoulières jaunes, entra lourdement dansla cour avec un bruit de ferraille. C’était la chiourme et leschaînes.

Au même instant, comme si ce bruit réveillaittout le bruit de la prison, les spectateurs des fenêtres,jusqu’alors silencieux et immobiles, éclatèrent en cris de joie, enchansons, en menaces, en imprécations mêlées d’éclats de rirepoignants à entendre. On eût cru voir des masques de démons. Surchaque visage parut une grimace, tous les poings sortirent desbarreaux, toutes les voix hurlèrent, tous les yeux flamboyèrent, etje fus épouvanté de voir tant d’étincelles reparaître dans cettecendre.

Cependant les argousins, parmi lesquels ondistinguait, à leurs vêtements propres et à leur effroi, quelquescurieux venus de Paris, les argousins se mirent tranquillement àleur besogne. L’un d’eux monta sur la charrette, et jeta à sescamarades les chaînes, les colliers de voyage, et les liasses depantalons de toile. Alors ils se dépecèrent le travail ; lesuns allèrent étendre dans un coin de la cour les longues chaînesqu’ils nommaient dans leur argot les ficelles ; lesautres déployèrent sur le pavé les taffetas, les chemiseset les pantalons ; tandis que les plus sagaces examinaient unà un, sous l’œil de leur capitaine, petit vieillard trapu, lescarcans de fer, qu’ils éprouvaient ensuite en les faisant étincelersur le pavé. Le tout aux acclamations railleuses des prisonniers,dont la voix n’était dominée que par les rires bruyants des forçatspour qui cela se préparait, et qu’on voyait relégués aux croiséesde la vieille prison qui donne sur la petite cour.

Quand ces apprêts furent terminés, un monsieurbrodé en argent, qu’on appelait monsieur l’inspecteurdonna un ordre au directeur de la prison ; et un moment aprèsvoilà que deux ou trois portes basses vomirent presque en mêmetemps, et comme par bouffées, dans la cour, des nuées d’hommeshideux, hurlants et déguenillés. C’étaient les forçats.

À leur entrée, redoublement de joie auxfenêtres. Quelques-uns d’entre eux, les grands noms du bagne,furent salués d’acclamations et d’applaudissements qu’ilsrecevaient avec une sorte de modestie fière. La plupart avaient desespèces de chapeaux tressés de leurs propres mains, avec la pailledu cachot, et toujours d’une forme étrange, afin que dans lesvilles où l’on passerait le chapeau fît remarquer la tête. Ceux-làétaient plus applaudis encore. Un, surtout, excita des transportsd’enthousiasme ; un jeune homme de dix-sept ans, qui avait unvisage de jeune fille. Il sortait du cachot, où il était au secretdepuis huit jours ; de sa botte de paille il s’était fait unvêtement qui l’enveloppait de la tête aux pieds, et il entra dansla cour en faisant la roue sur lui-même avec l’agilité d’unserpent. C’était un baladin condamné pour vol. Il y eut une rage debattements de mains et de cris de joie. Les galériens yrépondaient, et c’était une chose effrayante que cet échange degaietés entre les forçats en titre et les forçats aspirants. Lasociété avait beau ; être là, représentée par les geôliers etles curieux épouvantés, le crime la narguait en face, et de cechâtiment horrible faisait une fête de famille.

À mesure qu’ils arrivaient, on les poussait,entre deux haies de gardes-chiourme, dans la petite cour grillée,où la visite des médecins les attendait. C’est là que toustentaient un dernier effort pour éviter le voyage, alléguantquelque excuse de santé, les yeux malades, la jambe boiteuse, lamain mutilée. Mais presque toujours on les trouvait bons pour lebagne ; et alors chacun se résignait avec insouciance,oubliant en peu de minutes sa prétendue infirmité de toute lavie.

La grille de la petite cour se rouvrit. Ungardien fit l’appel par ordre alphabétique ; et alors ilssortirent un à un, et chaque forçat s’alla ranger debout dans uncoin de la grande cour, près d’un compagnon donné par le hasard desa lettre initiale. Ainsi chacun se voit réduit à lui-même ;chacun porte sa chaîne pour soi, côte à côte avec un inconnu ;et si par hasard un forçat a un ami, la chaîne l’en sépare.Dernière des misères.

Quand il y en eut à peu près une trentaine desortis, on referma la grille. Un argousin les aligna avec sonbâton, jeta devant chacun d’eux une chemise, une veste et unpantalon de grosse toile, puis fit un signe, et tous commencèrent àse déshabiller. Un incident inattendu vint, comme à point nommé,changer cette humiliation en torture.

Jusqu’alors le temps avait été assez beau, et,si la bise d’octobre refroidissait l’air, de temps en temps aussielle ouvrait çà et là dans les brumes grises du ciel une crevassepar où tombait un rayon de soleil. Mais à peine les forçats sefurent-ils dépouillés de leurs haillons de prison, au moment où ilss’offraient nus et debout à la visite soupçonneuse des gardiens, etaux regards curieux des étrangers qui tournaient autour d’eux, pourexaminer leurs épaules, le ciel devint noir, une froide aversed’automne éclata brusquement, et se déchargea à torrents dans lacour carrée, sur les têtes découvertes, sur les membres nus desgalériens, sur leurs misérables sayons étalés sur le pavé.

En un clin d’œil le préau se vida de tout cequi n’était pas argousin ou galérien. Les curieux de Paris allèrents’abriter sous les auvents des portes.

Cependant la pluie tombait à flots. On nevoyait plus dans la cour que les forçats nus et ruisselants sur lepavé noyé. Un silence morne avait succédé à leurs bruyantesbravades. Ils grelottaient, leurs dents claquaient ; leursjambes maigries, leurs genoux noueux s’entre-choquaient ; etc’était pitié de les voir appliquer sur leurs membres bleus ceschemises trempées, ces vestes, ces pantalons dégouttant de pluie.La nudité eût été meilleure.

Un seul, un vieux, avait conservé quelquegaieté. Il s’écria, en s’essuyant avec sa chemise mouillée, quecela n’était pas dans le programme ; puis se prit àrire en montrant le poing au ciel.

Quand ils eurent revêtu les habits de route,on les mena par bandes de vingt ou trente à l’autre coin du préau,où les cordons allongés à terre les attendaient. Ces cordons sontde longues et fortes chaînes coupées transversalement de deux endeux pieds par d’autres chaînes plus courtes, à l’extrémitédesquelles se rattache un carcan carré, qui s’ouvre au moyen d’unecharnière pratiquée à l’un des angles et se ferme à l’angle opposépar un boulon de fer, rivé pour tout le voyage sur le cou dugalérien. Quand ces cordons sont développés à terre, ils figurentassez bien la grande arête d’un poisson.

On fit asseoir les galériens dans la boue, surles pavés inondés ; on leur essaya les colliers ; puisdeux forgerons de la chiourme, armés d’enclumes portatives, lesleur rivèrent à froid à grands coups de masses de fer. C’est unmoment affreux, où les plus hardis pâlissent. Chaque coup demarteau, asséné sur l’enclume appuyée à leur dos, fait rebondir lementon du patient ; le moindre mouvement d’avant en arrièrelui ferait sauter le crâne comme une coquille de noix.

Après cette opération, ils devinrent sombres.On n’entendait plus que le grelottement des chaînes, et parintervalles un cri et le bruit sourd du bâton des gardes-chiourmesur les membres des récalcitrants. Il y en eut quipleurèrent ; les vieux frissonnaient et se mordaient leslèvres. Je regardai avec terreur tous ces profils sinistres dansleurs cadres de fer.

Ainsi, après la visite des médecins, la visitedes geôliers ; après la visite des geôliers, le ferrage. Troisactes à ce spectacle.

Un rayon de soleil reparut. On eût dit qu’ilmettait le feu à tous ces cerveaux. Les forçats se levèrent à lafois, comme par un mouvement convulsif. Les cinq cordons serattachèrent par les mains, et tout à coup se formèrent en rondeimmense autour de la branche de la lanterne. Ils tournaient àfatiguer les yeux. Ils chantaient une chanson du bagne, une romanced’argot, sur un air tantôt plaintif, tantôt furieux et gai ;on entendait par intervalles des cris grêles, des éclats de riredéchirés et haletants se mêler aux mystérieuses paroles ; puisdes acclamations furibondes ; et les chaînes quis’entre-choquaient en cadence servaient d’orchestre à ce chant plusrauque que leur bruit. Si je cherchais une image du sabbat, je nela voudrais ni meilleure ni pire.

On apporta dans le préau un large baquet. Lesgardes-chiourme rompirent la danse des forçats à coups de bâton, etles conduisirent à ce baquet, dans lequel on voyait nager je nesais quelles herbes dans je ne sais quel liquide fumant et sale.Ils mangèrent.

Puis, ayant mangé, ils jetèrent sur le pavé cequi restait de leur soupe et de leur pain bis, et se remirent àdanser et à chanter. Il paraît qu’on leur laisse cette liberté lejour du ferrage et la nuit qui le suit.

J’observais ce spectacle étrange avec unecuriosité si avide, si palpitante, si attentive, que je m’étaisoublié moi-même. Un profond sentiment de pitié me remuait jusqu’auxentrailles, et leurs rires me faisaient pleurer.

Tout à coup, à travers la rêverie profonde oùj’étais tombé, je vis la ronde hurlante s’arrêter et se taire. Puistous les yeux se tournèrent vers la fenêtre que j’occupais. – Lecondamné ! le condamné ! crièrent-ils tous en me montrantdu doigt ; et les explosions de joie redoublèrent.

Je restai pétrifié.

J’ignore d’où ils me connaissaient et commentils m’avaient reconnu.

– Bonjour ! bonsoir ! mecrièrent-ils avec leur ricanement atroce. Un des plus jeunes,condamné aux galères perpétuelles, face luisante et plombée, meregarda d’un air d’envie en disant : – Il est heureux !il sera rogné ! Adieu, camarade !

Je ne puis dire ce qui se passait en moi.J’étais leur camarade en effet. La Grève est sœur de Toulon.J’étais même placé plus bas qu’eux ; ils me faisaient honneur.Je frissonnai.

Oui, leur camarade ! Et quelques joursplus tard, j’aurais pu aussi, moi, être un spectacle pour eux.

J’étais demeuré à la fenêtre, immobile,perclus, paralysé. Mais quand je vis les cinq cordons s’avancer, seruer vers moi avec des paroles d’une infernale cordialité ;quand j’entendis le tumultueux fracas de leurs chaînes, de leursclameurs, de leurs pas, au pied du mur, il me sembla que cette nuéede démons escaladait ma misérable cellule ; je poussai un cri,je me jetai sur la porte d’une violence à la briser ; mais pasmoyen de fuir ; les verrous étaient tirés en dehors. Jeheurtai, j’appelai avec rage. Puis il me sembla entendre de plusprès encore les effrayantes voix des forçats. Je crus voir leurstêtes hideuses paraître déjà au bord de ma fenêtre, je poussai unsecond cri d’angoisse, et je tombai évanoui.

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