Le Fauteuil hanté

X. Le calvaire

 

À ces derniers mots, M. le secrétaireperpétuel bondit comme s’il avait reçu un coup de fouet dans lesjambes.

– Ça n’est pas possible !s’écria-t-il.

Et il regarda M. Gaspard Lalouette,pensant que celui-ci se moquait de lui. Mais M. Lalouette setaisait maintenant, les yeux baissés, lui montrant une mine plutôttriste.

– Ah ! ça, vous voulez rire, s’exclamaM. Patard en tirant la manche de M. Lalouette.

– Non, non, fit M. Lalouette en secouantla tête comme un enfant malheureux, je ne ris pas !…

Mais M. le secrétaire perpétuel, quesemblait gagner une sorte de délire, reprit :

– Qu’est-ce que c’est que cettehistoire-là ? voyons ?…

Répondez-moi !… Regardez-moi unpeu !…

M. Lalouette leva sur M. Panard unregard humble et douloureux, un de ces regards qui ne trompentpas.

Cette fois, M. le secrétaire perpétuelsentit un véritable frisson lui parcourir le corps de la tête auxpieds : Le candidat à l’Académie ne savait pas lire !

M. Patard eut un « oh ! »qui en disait long sur son état d’âme.

Et puis, il se laissa tomber sur un siège,avec un gros soupir :

– Ça, c’est embêtant ! fit-il.

Et il y eut un triste silence entre les deuxhommes.

Ce fut M. Gaspard Lalouette qui osa, lepremier reprendre la parole :

– Je vous l’aurais bien caché, comme auxautres, mais vous, qui êtes au secrétariat perpétuel, qui recevrezma correspondance, qui aurez certainement l’occasion de mesoumettre vos écritures (me soumettre vos écritures !M. Hippolyte Patard leva les yeux au ciel), j’ai bien penséque vous vous en apercevriez tout de suite… et je me suis dit qu’ilvalait mieux s’arranger avec vous de façon à ce que personne n’ensache rien jamais… jamais !… vous ne répondez pas ?

Est-ce l’affaire du discours qui vousgêne ? Eh bien, vous ne le ferez pas trop long et vous mel’apprendrez par cœur… Je ferai tout ce que vous voudrez… maisdites quelque chose.

M. Hippolyte Patard n’en revenaitpas…

Il en restait comme assommé. Il avait vu biendes choses depuis quelques mois, mais ça c’était le plus fort detout. Un candidat à l’Académie qui ne savait pas lire !

Enfin, il se décida à manifester lessentiments contradictoires qui l’agitaient.

– Mon Dieu, que c’est embêtant !Ah ! que c’est embêtant ! Voilà enfin un candidat et ilne sait pas lire ! Il fait l’affaire, il fait tout à faitl’affaire, mais il ne sait pas lire !… Ah ! mon Dieu, quec’est embêtant ! embêtant ! embêtant !embêtant !

Et il alla, furieux, à M. Lalouette.

– Comment se fait-il que vous ne sachiez paslire ?… cela dépasse toute imagination !

M. Gaspard Lalouette, gravement,répondit :

– Cela se fait que je n’ai jamais été àl’école… que mon père me faisait travailler comme un ouvrier dansson magasin, dès l’âge de six ans. Il jugea inutile de me faireapprendre une science qu’il ne connaissait pas et dont il n’avaitpas besoin pour réussir dans ses affaires. Il se borna àm’apprendre son métier qui était, comme le mien, celuid’antiquaire. Je ne savais point ce que c’était qu’une lettre, maison ne m’aurait pas trompé à dix ans sur la signature d’un tableauet, à sept, je savais distinguer un point de Cluny d’un pointd’Alençon !… C’est ainsi que, bien que ne sachant pas lire,j’ai pu dicter des ouvrages qui font l’admiration de Monseigneur leprince de Condé.

Cette phrase finale était fort adroite, etelle impressionna vivement M. le secrétaire perpétuel.

Il se leva, marcha rageusement de long enlarge…

M. Lalouette, qui l’observait du coin del’œil, l’entendait mâchonner des mots, ou plutôt devinait qu’ilmâchonnait des : « Pas lire ! Pas lire ! Il nesait pas lire ! » Enfin, rageusement, M. HippolytePatard revint à M. Gaspard Lalouette.

– Pourquoi m’avez-vous dit cela ?… Il nefallait pas me le dire !

– J’ai cru plus honnête et plus habile…

– Tatata !… Je m’en serais bien aperçu,mais après, et ça n’avait plus la même importance !…Écoutez !… Imaginez que vous ne m’avez rien dit :voulez-vous ?… Moi, je ne sais rien ! Je suis un peu durd’oreille, je n’ai rien entendu !

– Mais c’est comme vous voulez !… Je nevous ai rien dit, monsieur le secrétaire perpétuel, et vous n’avezrien entendu.

M. Patard respira.

– C’est incroyable ! fit-il, jamais onn’aurait pensé cela de vous… à vous voir… à vous entendre…

Nouveau soupir de M. le secrétaireperpétuel.

– Et ce qui est tout à fait inouï, c’est quevous parlez comme un savant !… Je puis bien vous le dire,maintenant, monsieur Lalouette… nous n’étions pas fiers enpénétrant dans votre boutique… mais vous nous avez conquis,littérairement conquis, par votre érudition !… et voilà quevous ne savez pas lire !

– Je croyais, monsieur le secrétaireperpétuel, que vous n’en saviez plus rien !…

– Ah ! oui, pardon !… Mais c’estplus fort que moi… je ne vais plus penser qu’à ça toute ma vie… unacadémicien qui ne sait pas lire !

– Encore ! fit M. Lalouette ensouriant.

M. Patard sourit aussi, cette fois, maisson sourire était bien pitoyable.

– C’est tout de même raide !… dit-il àmi-voix.

M. Lalouette émit timidement cetteopinion qu’il faut s’habituer à tout dans la vie et ilajouta :

– Tout de même, s’il s’agit d’être un savantpour être académicien, j’ai prouvé à quelques-uns de ces messieursque j’en savais plus long qu’eux.

– Mais oui ! vous nous avez parlé desGrecs et des Romains, et de l’abajoue, et de l’abaque, et devitruve. Où avez-vous donc appris tout ce que vous nous avezraconté ?

– Dans le dictionnaire Larousse, monsieur lesecrétaire perpétuel.

– Dans le dictionnaire Larousse ?

– Dans le dictionnaire Larousseillustré !

– Pourquoi : illustré ? s’exclama cepauvre M. Patard dont l’étonnement devenait del’ahurissement.

– À cause des images qui, dans l’ignorance oùje suis de la signification de ces petits signes bizarres appeléslettres, me sont d’un grand secours.

– Et qui est-ce qui vous fait apprendre parcœur le dictionnaire Larousse ?

– Mais Mme Lalouette elle-même !C’est une résolution que nous avons prise tous deux, du jour oùj’ai eu l’intention de poser ma candidature à l’Académie.

– À ce compte, vous auriez mieux fait,monsieur Lalouette, d’apprendre par cœur le dictionnaire del’Académie.

– J’y ai bien pensé, acquiesça en riantM. Lalouette, mais vous l’auriez reconnu.

M. Hippolyte Patard fit :

– Ah ! oui !

Et il resta un instant rêveur.

Tant d’intelligence, de perspicacité et decourage lui donnèrent à penser. Il connaissait des gens àl’Académie qui savaient lire et qui ne valaient certainement pasM. Gaspard Lalouette.

Celui-ci l’interrompit dans sesréflexions.

– Je n’en suis encore qu’à la lettre A,dit-il, mais je l’aurai bientôt terminée.

– Ah ! ah ! vous en êtes encore àA !

– C’est au signe A qu’appartiennent les motsabajoue et abaque, monsieur le secrétaire perpétuel !… grâceauxquels j’ai eu l’honneur de vous conquérir…

– Oui ! oui ! oui ! oui !oui ! oui ! oui ! oui !

M. Hippolyte Patard se leva ; ilouvrit la porte qui donnait sur la rue, sa poitrine se soulevacomme si elle voulait emprisonner une bonne fois, tout l’airrespirable de la capitale, puis il regarda la rue, les passants,les maisons, le ciel, le Sacré-Cœur qui portait tout là-haut sacroix dans la nue, et par une liaison d’idées assez compréhensible,il pensa à tous ceux qui portaient leur croix sur la terre, sans lamontrer La situation n’avait jamais été plus terrible pour unsecrétaire perpétuel. Héroïquement, il prit sa résolution. Il seretourna vers l’homme qui ne savait pas lire :

– À bientôt, mon cher collègue, dit-il.

Et il descendit sur le trottoir ouvrant sonparapluie, bien qu’il ne plût point. Mais il n’en pouvait plus, ilse cachait comme il pouvait. Il s’en alla par les rues,canin-cana.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer