Le Fauteuil hanté

XVII. Quelques inventions de Dédé

 

Après ce gémissement il y eut encore quelqueremue-ménage dans le Laboratoire de la cave du fond et puis peu àpeu tout bruit s’éteignit.

Dans leur coin de cheminée, M. HippolytePatard et M. Lalouette ne donnaient point signe de vie. Ilsétaient collés au mur comme s’ils ne devaient plus s’en détacherjamais.

Cependant la voix de l’homme, derrière lesbarreaux de la cage, résonna :

– Vous pouvez venir… ils sont partis.

Ce fut encore le silence. Et puis la voix del’homme reprit :

– Êtes-vous morts ?

Enfin, dans la pénombre dulaboratoire-tombeau, qui n’était plus éclairé maintenant que par unlumignon qui brillait derrière les barreaux de la cage, chez leprisonnier, dans cette pénombre, disons-nous, apparurenttimidement, au bord de la vaste cheminée, deux silhouettes…

Les têtes d’abord se montrèrent prudemment,puis les corps… et tout redevint immobile.

– Oh ! vous pouvez avancer, dit la voixde Dédé… ils ne reviendront plus de la nuit… et la trappe estfermée.

Alors les deux silhouettes remuèrent ànouveau… mais avec des précautions extrêmes. Elles s’arrêtaient àchaque pas. Elles glissaient fort précautionneusement… Ellesétaient debout sur la pointe des pieds, les mains étendues… et,quand elles se heurtaient à un meuble et que ce meuble répondait àce choc par quelque sonorité, les silhouettes restaient commesuspendues.

Enfin elles arrivèrent à la lumière barrée dela grille derrière laquelle Dédé, debout, les attendait.

Et elles s’affalèrent exténuées, au pied desbarreaux. Une voix qui était celle de M. Hippolyte Patarddit :

– Ah ! mon pauvre monsieur !

Et la voix de M. Lalouette se fitentendre à son tour :

– Nous avons cru qu’ils vousassassinaient.

– Vous êtes restés dans la cheminée tout demême ? fit l’homme.

C’était vrai. Ils ne pouvaient le nier Ilsexpliquèrent, en des propos confus, que leurs jambes leur avaientrefusé tout service, qu’ils n’avaient point l’habitude de pareillesémotions, qu’ils étaient académiciens et nullement préparés àd’aussi horribles tragédies.

– Des académiciens ! fit l’homme. Un jouril en est descendu trois ici… trois candidats qui faisaient leurvisite et que le bandit a surpris… Je ne les ai jamais revus…Depuis, j’ai appris, en écoutant le bandit et le géant, qu’ilsétaient tous morts… Il a dû les tuer comme des mouches !

Toute cette conversation était prononcée àvoix très basse, étouffée, les lèvres de tous trois collées auxbarreaux.

– Monsieur ! implora Gaspard Lalouette,est-ce qu’il y a un moyen de sortir sans que le bandit noussurprenne ?

– Bien sûr ! fit l’homme… par l’escalierqui donne directement dans la cour…

M. Hippolyte Patard dit :

– La clef qui ouvre cet escalier et dont vousnous avez parlé n’est point dans le tiroir L’homme dit :

– Je l’ai dans ma poche ! Je l’ai prisedans la poche du géant… Je me suis fait taire pour qu’il viennedans ma cage.

– Ah ! mon « pauvre monsieur »,reprit Patard.

– Oui ! oui ! Je suis à plaindre,allez ! Ils ont des façons terribles de me faire taire.

– Alors, vous croyez qu’on peut s’en aller,soupira M. Gaspard Lalouette, qui s’étonnait que l’autre neleur eût pas encore passé la clef.

– Reviendrez-vous me chercher ? demandal’homme.

– Nous vous le jurons, dit solennellementM. Lalouette.

– Les autres aussi l’ont juré, et ils ne sontpas revenus.

M. Hippolyte Patard intervint pourl’honneur de l’Académie :

– Ils seraient revenus s’ils n’étaient pasmorts.

– Ça, c’est vrai… Il les a tués comme desmouches !… Mais vous, il ne vous tuera pas, parce qu’il nesait pas que vous êtes venus… Mais il ne faut pas qu’il vousvoie…

– Non ! non ! gémit Lalouette. Il nefaut pas qu’il nous voie…

– Il faut être malin ! recommanda l’hommeen dressant devant les deux visiteurs une petite clef noire.

Et il donna la clef à M. Hippolyte Patarden lui disant qu’elle ouvrait une porte qui se trouvait derrière ladynamo que l’on apercevait dans un coin. Cette porte ouvrait sur unescalier qui montait à une petite cour derrière la maison. Là, ilstrouveraient une autre porte qui donnait sur la campagne et dontils n’auraient qu’à tirer les verrous intérieurs. La clef de cetteautre porte restait toujours sur la serrure.

– J’ai remarqué tout cela, fit l’homme, quandle géant me promène.

– Vous sortez donc quelquefois de votrecage ? demanda

M. Patard qui frissonnait en face d’unpareil malheur oubliant presque le sien.

– Qui, mais toujours enchaîné ; une heurepar jour à l’air libre, quand il ne pleut pas.

– Ah ! mon pauvre monsieur !

Quant à M. Lalouette, il ne pensait qu’às’en aller. Il était déjà à la porte de l’escalier. Mais il luisembla entendre tout là-haut des grondements, et il recula.

– Les chiens ! gémit-il.

– Mais oui, les chiens !… répéta l’homme,hostile… Est-il embêtant, ce gros-là… vous ne sortirez d’ici quequand je vous le dirai, à la fin ! Il faut bien compter uneheure avant que Tobie leur porte à manger… Alors, vous pourrezpasser… ils ne prendront pas le temps d’aboyer… Quand ils mangent,ils ne connaissent plus rien, ni personne… entendez-vous… quand ilsmangent !

L’homme ajouta :

– Quelle vie !… Quelleexistence !…

– Une heure encore, soupira Lalouette, quidécidément maudissait le jour où il avait eu l’idée de se faireacadémicien.

– Moi, je suis bien ici depuis desannées !… répliqua l’homme.

Cela sortit de la gorge sur un tel tonfarouche que les deux académiciens, l’ancien et le nouveau, eurenthonte de leur lâcheté ! M. Lalouette lui-mêmeassura :

– Nous vous sauverons !

Sur quoi le prisonnier se mit à pleurer commeun enfant.

Quel spectacle !

Patard et Lalouette le virent seulement alorsdans toute sa misère. Ses vêtements étaient déchirés, mais ilsn’étaient point cependant malpropres. Ces déchirures, ces lambeauxévoquaient plutôt l’idée d’une lutte récente, et les deux visiteurssongèrent que le prisonnier tout à l’heure, s’était fait taire parle géant.

Mais quel était donc le sort prodigieux de cemisérable dans sa cage ? Les propos entendus tout à l’heureconduisaient à l’imagination d’un si abominable crime queM. Patard, qui croyait connaître depuis longtemps le grandLoustalot, ne pouvait pas, ne voulait pas s’y arrêter ! Etcependant, comment expliquer, autrement que par le crime lui-même,la présence de l’homme derrière les barreaux… de l’homme quipassait au grand Loustalot des formules chimiques pour ne pasmourir de faim ?

M. Lalouette, lui, avait compris tout netl’affreuse chose. Il n’hésitait plus. Il était certain maintenantque le grand Loustalot avait enfermé un génie dans une cage et quec’était ce génie-là qui avait fourni à l’illustre savant toutes lesinventions qui avaient répandu sa gloire sur le monde. Avec sonesprit précis il se représentait la chose avec des contoursdéfinitifs. Il voyait, d’un côté de la grille, le grand Loustalotavec un morceau de pain, et, de l’autre, le génie prisonnier avecses inventions. Et l’échange se faisait à travers les barreaux.

Le grand Loustalot devait, comme on pense,bien tenir à conserver pour lui tout seul un secret aussiformidable. Il devait y tenir certainement plus qu’à la vie detrois académiciens… On l’avait bien vu, hélas !… et ilsemblait assez logique qu’il dût y tenir encore assez pour luisacrifier deux victimes de plus. Quand on est entré dans la voie ducrime, on ne sait jamais quand on s’arrêtera.

Et c’est bien à cause de la grande nettetéavec laquelle il se représentait tout le drame, queM. Lalouette avait une si grande hâte de quitter ces lieuxdangereux et qu’il ne se consolait point de prolonger de pareillestranses, une heure encore.

Cependant, M. Hippolyte Patard, dont lecerveau horrifié luttait pour repousser des conclusions queM. Lalouette avait acceptées sans plus tarder, M. Patardoccupait le loisir forcé qui lui était fait à tâcher à débrouillerla vraie situation du prisonnier.

Les paroles mystérieuses prononcées par MartinLatouche et répétées par Babette lui revenaient à la mémoireépouvantée : « Ce n’est pas possible, avait dit Latouche,ce serait le plus grand crime de la terre ! » Oui, oui,le plus grand crime de la terre ! Hélas ! M. Patardne devait-il pas lui aussi se rendre à la hideuse vérité !

Le prisonnier derrière ses barreaux, avaitlaissé tomber sa tête dans ses deux mains, et il paraissait accablésous le poids d’une douleur surhumaine. Au-dessus de lui, lelumignon, accroché assez haut pour qu’il n’y pût atteindre,éclairait les choses d’une façon fantastique et donnait aux objetsépars dans le cachot une forme telle, derrière les barreaux, qu’oneût pu se croire en face du Laboratoire du diable, tout à faiteffrayant, avec les ombres agrandies des cornues et des alambics,et les monstrueuses panses de ses fourneaux éteints.

L’homme gisait comme une loque au milieu detoute cette alchimie.

M. Patard l’appela à plusieurs reprises,sans qu’il eût l’air de l’entendre. Tout là-haut les chiensgrondaient toujours et M. Lalouette n’avait garde d’ouvrir laporte par laquelle il rêvait cependant de filer comme uneflèche.

C’est alors que la loque – l’homme auxlambeaux – remua un peu et que son ombre aux yeux hagards fitentendre des paroles terribles.

– La preuve que le secret de Toth existe,c’est qu’ils sont morts. Voyez-vous ! voyez-vous !voyez-vous ! Il était descendu un jour si furieux que lamaison en tremblait. Et moi aussi, je tremblais. Car je medisais : Ça y est ! Oh ! ça y est ! Il vafalloir que j’invente encore quelque chose ! Chaque fois qu’ilme demande quelque chose de très difficile, il m’épouvante…

Alors, il m’a, comme un petit enfant qui apeur qu’on ne lui donne pas sa tartine… Quelle misère, n’est-cepas ?… Mais c’est un bandit !

Il y eut des râles sauvages dans la gorge del’homme.

Et puis :

– Ah ! Il m’a bien tenaillé, avec sonsecret de Toth ! Moi je n’en avais jamais entendu parler. Ilm’a dit qu’un saltimbanque prétendait qu’on pouvait tuer avec cesecret-là, par le nez, les yeux, la bouche et les oreilles… Et ilme disait qu’à côté de ce saltimbanque qu’il appelait Éliphas, jen’étais qu’un âne… Il m’a humilié devant Tobie !… C’en étaitindécent !… et j’ai bien souffert !… Ah ! quellequinzaine !… quelle quinzaine nous avons passée !… je mela rappellerai longtemps… et il ne m’a laissé tranquille que quandje lui eus livré les parfums tragiques… les rayons assassins… et lachanson qui tue ! Il a su s’en servir à ce que je vois.

L’homme ricana affreusement.

Puis il s’étala de tout son long par terre,étendant les bras et les jambes avec lassitude.

– Ah ! que je suis fatigué !soupira-t-il… Mais il me faut des détails. Je voudrais bien savoirsi on a vu briller le soleil de sacristie ?

M. Hippolyte Patard sursauta. Il serappela cette définition étrange et remarquable qu’un docteur avaitfaite des stigmates retrouvés sur le visage de Maxime d’Aulnay. Etil dit dans un souffle :

– Oui, oui, c’est bien cela !… le soleilde sacristie !

– Il y était, n’est-ce pas ?… Il avaitéclaté sur le visage…

C’était forcé !… ça, mon chermonsieur ! c’est la mort par la lumière ! Ça ne peut pasfaire autrement ! ça fait comme une explosion !… ouplutôt comme si le visage avait explosé !…

Mais l’autre, qu’est-ce qu’il avait ?…parce que, vous comprenez, mon cher monsieur, il me faut desdétails… Oh ! je me doutais bien, allez, que le bandit auraitencore fait des siennes, puisque je l’ai entendu raconter à Tobiequ’ils étaient morts tous les trois. Mais les détails, ça memanque, dans ma situation. Tantôt entre eux, devant moi, ilsparlent… et tantôt ils se taisent… Ah ! c’est un impitoyablebandit ! Mais l’autre… qu’est-ce qu’il avait ? Quelsstigmates ? Qu’est-ce qu’on a trouvé ?

– Mais je crois qu’on n’a rien trouvé,répondit Patard.

– Ah ! on n’aura rien trouvé avec leparfum plus tragique…

– Ça ne laisse pas de traces… c’estenfantin !… ça se met dans une lettre… on l’ouvre, on la litet on le respire !… Bonsoir !… plus personne !… maison ne tue pas tout le monde comme ça !… on finirait par seméfier, bien sûr… Oui, oui, on finirait par se méfier… Il a dû tuerle troisième avec…

Ici, le grondement des chiens sembla tellementse rapprocher que la conversation en fut suspendue. On n’entendaitplus dans la cave que la respiration haletante des trois hommes…puis la voix des molosses s’éloigna ou plutôt diminuad’intensité.

– On ne leur donnera donc pas à manger, cesoir ? murmura Dédé.

Patard, dont le cœur battait à se rompre,depuis l’atroce révélation, put encore dire :

– Il y en a un, je crois, qui a eu unehémorragie… car on lui a trouvé un peu de sang au bout dunez !

– Parbleu !… Parbleu !Parbleu ! grinça Dédé… – et ses dents faisaient, l’une contrel’autre, un bruit insupportable.

Parbleu ! Celui-là est mort par leson !… Il y a eu fatalement…

Oh ! c’est bien cela !… unehémorragie interne de l’oreille et il y a eu un écoulement sanguinpar la trompe d’Eustache, écoulement qui a gagné l’arrière-gorge etpuis le nez !… Nous y sommes ! nous y sommes, maparole !

Et l’homme, tout à coup, se redressant avecune agilité de singe, fut debout. On eût dit qu’il sautait auxbarreaux et qu’il s’y accrochait, tel un quadrumane. Patard reculabrusquement, redoutant que l’autre ne lui saisît encore ce qui luirestait de cheveux.

– Oh ! n’ayez pas peur !… n’ayez paspeur !

L’homme se laissa retomber sur ses pattes etmarcha dans son cachot-laboratoire à grandes enjambées.

Il redressait la taille, il redressait latête… Quand il passait sous le lumignon, on apercevait son vastefront.

– Voyez-vous, mon cher monsieur !… Toutcela est bien terrible, mais tout de même, on peut être fier de soninvention !… Ça, c’est réussi !… Ce n’est point de lamort pour rire que j’ai mise là-dedans… non, non ! C’est de lavraie mort que j’ai enfermée dans la lumière et dans le son !…Ça m’a donné beaucoup de mal !… mais vous savez, quand on al’idée, le reste n’est plus rien à faire !… Il s’agit d’avoirl’idée et ce ne sont point les idées qui me manquent !…Demandez-le au grand, à l’illustre Loustalot… Ah ! laréalisation d’une idée comme celle-là, avec moi, ça ne traînepas !… C’est vraiment magnifique !

L’homme arrêta sa marche, leva l’index etdit :

– Vous savez qu’il existe dans le spectre desrayons ultraviolets ? Ces rayons, qui sont des rayonschimiques, agissent vigoureusement sur la rétine… On a signalé desaccidents très graves avec ces rayons !… oh ! trèsgraves !… Maintenant, écoutez-moi bien… vous connaissezpeut-être ces sortes de lampes-longs-tubes, à lueur blafarde,verdâtre, et dans lesquelles le mercure volatilisé… Ah çà !m’écoutez-vous ? ou ne m’écoutez-vous pas ? s’écrial’homme si haut et si fort que Lalouette, épouvanté, se laissatomber à genoux, suppliant l’étrange professeur de se taire, et queM. Patard gémit :

– Oh ! plus bas !… au nom du ciel,plus bas !

Mais cette humiliation d’élève ne désarmapoint le maître qui, tout à sa conférence et à l’orgueil de prônerles mérites de son invention devant cet exceptionnel auditoire,continua d’une voix forte, nette, dominatrice :

– … Ces lampes dans lesquelles le mercurevolatilisé produit une lumière vraiment diabolique… Tenez, je croisbien que j’en ai là…

L’homme chercha, remua des choses… et netrouva pas.

En haut, les chiens ne se taisaient toujourspoint. Ils avaient senti les visiteurs, et c’est ce qui les faisaitsi insupportables.

« Ils ne se tairont, bien sûr, qu’avec dela viande dans la gueule », pensait M. Lalouette, etcette pensée qui ne le quittait décidément pas, malgré l’éloquencedu professeur ne le ranimait nullement et le laissait à genoux,comme si, avant le trépas, il n’avait plus que la force de demanderpardon au Seigneur de la stupide vanité qui l’avait poussé àbriguer un honneur qui est généralement réservé à des gens quisavent au moins lire. L’homme continuait son dangereux cours,redressant plus haut encore le front d’orgueil et scandant sesphrases de grands gestes tranchants.

– Eh bien, mon idée, à moi, la voilà ! lavoilà ! Au lieu de me servir d’un verre pour enveloppe, j’aipris un tube de quartz, ce qui m’a donné une production folle derayons ultraviolets ! Et alors ! et alors, je l’aienfermé, ce tube qui contenait du mercure, dans une petite lanternesourde, possédant une petite bobine mue par un petitaccumulateur !…

Et alors, et alors ! La force mortelle deces rayons sur l’œil est incomparable… Un rayon, un seul, de malanterne sourde que je fais agir comme je veux, grâce à undiaphragme qui me permet d’intercepter la lumière à volonté – unrayon, un seul, suffit. La rétine reçoit un coup terrible qui amènela mort instantanément par traumatisme ! mais il fallait letrouver… Il fallait songer à la possibilité de cette mort parinhibition, c’est-à-dire par le brusque arrêt du cœur telle cettemort également par inhibition – phénomène, messieurs, découvert parmoi d’abord, par Brown-Séquard ensuite –, telle cette mort, dis-je,par inhibition qui survient, par exemple, à la suite d’un coupporté par le revers de la main sur le larynx !…

– Voilà ! voilà ! Ah ! j’étaisfier, bien fier de ma petite lanterne sourde !… Mais il me l’aprise et je ne l’ai plus jamais revue…

– Non, jamais ! Ah ! c’est uneterrible petite lanterne qui tue les gens comme des mouches !…Aussi vrai que je suis le professeur Dédé.

Les deux auditeurs du professeur Dédérecommandèrent in petto leur âme à Dieu, car décidément, avec leschiens et la petite lanterne sourde, c’était bien le diable simaintenant ils en réchappaient. Mais le professeur Dédé n’avaitencore rien dit de la deuxième invention qui, paraît-il, lui avaitdonné plus de joie que toutes celles qui l’avaient précédée. Iln’avait encore rien dit de ce qu’il appelait son cher petitperce-oreille… Cette lacune fut comblée en quelques phrases etl’épouvante fut accomplie… La hideuse horreur de la mort prochaineet sûre sembla glacer pour toujours M. le secrétaire perpétuelet le nouvel académicien.

– Tout cela ! Tout cela ! proclamadonc le professeur Dédé, « c’est de la crotte de bique »à côté de mon cher petit perce-oreille. C’est une petite boîte quin’est pas plus haute que ça !… Elle peut se fourrerpartout !… dans un accordéon, si on est malin et que l’onsache s’y prendre… dans un orgue de Barbarie… dans tout ce quichante… dans tout ce qui fait une fausse note.

Le professeur Dédé leva l’index encore.

– Qu’y a-t-il, monsieur de plus désagréablepour une oreille tant soit peu musicienne, qu’une faussenote ? Je vous le demande, mais ne me répondez pas ! Iln’y a rien ! rien ! rien ! Avec mon cher petitperce-oreille, grâce au plus heureux dispositif électriquepermettant des ondes nouvelles, beaucoup plus rapides et pluspénétrantes – oui, monsieur, ma parole ! – que les ondeshertziennes – avec, dis-je, mon cher petit perce-oreille, je vrillela fausse note dans les méninges, je fais subir au cerveau quis’attend normalement à une note normale un choc tel que l’auditeurtombe mort, frappé comme d’un coup de couteau ondulatoire, si j’osedire, au moment même où l’onde armée de la fausse note pénètrefurtive et rapide dans le limaçon. Ah ! vrai ! qu’est-ceque vous dites de ça ?… Hein ?… vous ne dites rien deça !… Non ! rien du tout !… moi non plus ! Iln’y a rien à dire… Tout cela tue les gens comme des mouches !…Ah ! c’est au fond bien ennuyeux… car je resterai ici toute mavie n’ayant vu passer que des gens qui seraient venus me délivrers’ils n’étaient pas morts… Mais, à leur place, je sais bien ce queje ferais dans une aussi grave circonstance…

– Quoi ?… Quoi ?… râlèrent les deuxmalheureux.

– Je porterais des lunettes bleues et je memettrais du coton dans les oreilles.

– Oui ! oui ! oui ! deslunettes bleues et du coton !… répétèrent les deux hommes, etils tendaient les mains comme des mendiants.

– Je n’en ai pas sur moi !… fit gravementle professeur Dédé…

Et tout à coup il s’écria :

– Attention ! Attention !Écoutez ! des pas !… C’est peut-être lui, la petiteterrible lanterne sourde d’une main, et le cher petit perce-oreillede l’autre… Ah ! Ah !… Pas un sou !… je ne donneraispas un sou de votre existence terrestre à tous les deux, maparole !… Non !… Non !… C’est encore un coupraté !… une délivrance ratée !… vous ferez comme lesautres !… Vous ne reviendrez jamais !… jamais !…

En effet, des pas descendaient… Onmarchait maintenant juste au-dessus de leurs têtes. Les pasallaient vers la trappe…

Patard et Lalouette s’étaient relevés, avaientfui vers la porte du petit escalier, redressés par une suprêmeénergie, une dernière volonté de vivre. La voix de l’autre lespoursuivait : « Jamais !… je ne les reverrai plus…Ils ne reviendront plus jamais ! » Et ils eurent laperception nette qu’on soulevait la trappe au-dessus de leur tête…Ils se détournèrent instinctivement, rentrant la tête dans lesépaules, fermant les yeux, se bouchant les oreilles.

Et c’était trop horrible… Ils préféraientdécidément risquer la mort par les chiens… Ils ouvrirent la porteet grimpèrent, escaladèrent l’escalier, ne pensant qu’à ne pas êtrerejoints par le rayon qui assassine ou la chanson qui tue… nepensant même plus aux chiens.

Or, les chiens n’aboyaient plus.

Les chiens devaient manger, être occupés àdévorer Patard et Lalouette virent la porte indiquée par Dédé, laclef sur la serrure…

Et ils ne firent qu’un bond jusque-là.

… Et puis, ce fut la fuite éperdue dans leschamps… les champs à travers lesquels ils coururent, comme desfous, au hasard, tout droit devant eux, dans le noir… tombant, serelevant, bondissant plus loin quand ils étaient atteints par unrayon de lune !… un rayon qui venait peut-être, après tout, dela lanterne sourde !…

Enfin, ils arrivèrent à une route ; lavoiture d’un laitier passait… Ils parlementèrent, se glissèrentdans la charrette, exténués, mourants… et ils se firent conduire àla gare, cachant leur personnalité, disant qu’ils étaient égarés etqu’ils avaient eu peur de deux gros chiens qui lespoursuivaient.

Juste à ce moment, on entendit aboyeraffreusement les molosses, tout au loin, au fond de la nuit… Ondevait les avoir lâchés… on devait rechercher les visiteursinconnus qui avaient laissé derrière eux la porte ouverte… Le géantTobie devait organiser une battue en règle…

Mais la voiture partit à grande allure…M. Hippolyte Patard et M. Lalouette respirèrent enfin…Ils se crurent sauvés… Le grand Loustalot ne saurait jamais,n’est-ce pas ? jusqu’au moment du châtiment… quels étaient ceshommes qui avaient surpris son secret.

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