Le Fauteuil hanté

III. La boîte qui marche

 

M. Hippolyte Patard ne sortait jamaisaprès son dîner. Il ne savait pas ce que c’était que de se promenerla nuit dans les rues de Paris. Il avait entendu dire, et il avaitlu dans les journaux, que c’était très dangereux. Quand il rêvaitde Paris, la nuit, il apercevait des rues sombres et tortueusesqu’éclairait çà et là une lanterne, et que traversaient des ombreslouches, à l’affût des bourgeois, comme au temps de Louis XV. Orcomme M. le secrétaire perpétuel continuait d’habiter auvilain carrefour Buci, un petit appartement qu’aucun triomphelittéraire, qu’aucune situation académique n’avaient pu lui fairequitter M. Hippolyte Potard, cette nuit-là où il se rendit àla silencieuse place Dauphine par d’antiques rues étroites, lesquais déserts, et l’inquiétant Pont-Neuf, ne trouva aucunedifférence entre son imagination et la lugubre réalité.

Aussi avait-il peur.

Avait-il peur des voleurs…

Et des journalistes… surtout.

Il tremblait à l’idée que quelque gazetier lesurprît, lui, M. le secrétaire perpétuel, faisant une démarchenocturne chez le nouvel académicien, Martin Latouche.

Mais il avait préféré, pour une aussiexceptionnelle besogne, l’ombre propice à l’éclat du jour Et puis,pour tout dire, M. Hippolyte Patard se dérangeait moins, cettenuit-là, pour annoncer officiellement, malgré tous les usages, àMartin Latouche, qu’il était élu (événement, du reste, que MartinLatouche ne devait plus ignorer), que pour prendre de MartinLatouche lui-même s’il était vrai qu’il eût déclaré qu’il nes’était pas « représenté », et qu’il refusait le fauteuilde Mgr d’Abbeville.

Car telle était la version des journaux dusoir.

Si elle était exacte, la situation del’Académie française devenait terrible… et ridicule.

M. Hippolyte Patard n’avait pas hésité.Ayant lu l’affreuse nouvelle après son dîner, il avait mis sonpardessus et son chapeau, pris son parapluie, et il était descendudans la rue…

Dans la rue toute noire…

Et maintenant, il tremblait sur la placeDauphine, devant la porte de Martin Latouche dont il avait soulevéle marteau.

Le marteau avait frappé, mais la porte nes’était pas ouverte…

Et il sembla bien à M. le secrétaireperpétuel qu’il avait aperçu sur sa gauche, à la lueur vacillanted’un réverbère, une ombre bizarre, étonnante, inexplicable.

Certainement, il avait vu comme une boîte quimarchait.

C’était une boîte carrée qui avait de petitesjambes et qui s’était enfuie dans la nuit, sans bruit.

Au-dessus de la boîte, M. Patard n’avaitrien vu, rien distingué. Une boîte qui marche ! la nuit !place Dauphine ! M. le secrétaire perpétuel frappa dumarteau sur la porte, avec frénésie.

Et c’est à peine s’il osa jeter un nouveaucoup d’œil du côté où s’était produite cette étrangeapparition.

Un petit judas venait de s’ouvrir et des’éclairer dans la porte vétuste de l’immeuble habité par MartinLatouche. Un jet de lumière vint frapper en plein, le visage effaréde M. le secrétaire perpétuel.

– Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?demanda une voix rude.

– C’est moi, M. Hippolyte Patard.

– Patard ?

– Secrétaire perpétuel… Académie…

À ce mot « Académie » le judas sereferma avec fracas, et M. le secrétaire perpétuel se trouva ànouveau isolé sur la silencieuse place.

Puis, tout à coup, sur sa droite, cette fois,il revit passer l’ombre de la boîte qui marche.

La sueur coulait maintenant tout au long desjoues maigres du délégué extraordinaire de l’illustre Compagnie, etil est juste de dire, à la louange de M. Hippolyte Patard, quel’émotion à laquelle il était prêt à succomber, dans cette minutecruelle, lui venait moins de la vision inouïe de la boîte quimarche, et de la peur des voleurs, que de l’affront que l’Académiefrançaise tout entière venait de subir dans la personne de sonsecrétaire perpétuel.

La boîte, aussitôt apparue, avaitredisparu.

Défaillant, le malheureux jetait autour de luides regards vagues.

Ah ! la vieille, vieille place, avec sestrottoirs exhaussés, à escaliers, ses façades mornes, trouées defenêtres immenses, dont les carreaux noirs et nus semblaient garderinutilement des courants d’air les vastes pièces abandonnées depuisdes années sans nombre.

Les yeux éplorés de M. Hippolyte Patardfixèrent un moment, par-delà les toits aigus, la voûte céleste oùglissaient les nuées lourdes, et puis redescendirent sur la terre,tout juste pour revoir dans l’espace qui s’étend devant le Palaisde Justice éclairé par un bref rayon de lune, la boîte quimarche.

À la vérité, elle courait de toute la force deses petites jambes, du côté de l’Horloge.

Et c’était diabolique !

Le pauvre homme toucha désespérément, des deuxmains, le manche en bois de son parapluie.

Et soudain, il sursauta.

Quelque chose venait d’éclater derrièrelui…

Une voix de colère…

« C’est encore lui ! c’est encorelui ! Ah ! je vais lui administrer une de cesvolées… »

M. Hippolyte Patard s’accrocha au mur lesjambes molles, sans force, incapable de pousser un cri… Une espècede bâton, quelque manche à balai, tournoyait au-dessus de satête.

Il ferma les yeux, prêt au trépas, offrant samort à l’Académie.

Et il les rouvrit, étonné d’être encore envie. Le manche à balai toujours tournoyant, au-dessus d’une envoléede jupes, s’éloignait, accompagné d’un bruit précipité de galochesqui claquaient sur les trottoirs.

Ce balai, ces cris, ces menaces n’étaient doncpoint pour lui ; il respira.

Mais d’où était sortie cette nouvelleapparition ?

M. Patard se retourna. La porte derrièrelui était entrouverte. Il la poussa et entra dans un corridor quile conduisit à une cour où s’était donné rendez-vous toute la bised’hiver.

Il était chez Martin Latouche.

M. le secrétaire perpétuel s’étaitdocumenté. Il savait que Martin Latouche était un vieux garçon, quin’aimait au monde que la musique, et qui vivait avec une vieillegouvernante qui, elle, ne la supportait pas ; cettegouvernante était fort tyrannique, et elle avait la réputation demener la vie dure au bonhomme. Mais elle lui était dévouée plusqu’on ne saurait dire et, quand il avait été bien sage, elle lecajolait en revanche, comme un enfant. Martin Latouche subissait cedévouement avec la résignation d’un martyr Le grand Jean-Jacques,lui aussi, connut des épreuves de ce genre et cela ne l’a pasempêché d’écrire La Nouvelle Héloïse. Martin Latouche, malgré lahaine de Babette pour la mélodie et les instruments à vent, n’enavait pas moins rédigé fort correctement, en cinq gros volumes, uneHistoire de la Musique, qui avait obtenu les plus hautesrécompenses à l’Académie française.

M. Hippolyte Patard s’arrêta dans lecouloir, à l’entrée de la cour, persuadé qu’il venait de voirsortir et d’entendre la terrible Babette.

Il pensait bien qu’elle allait revenir.

C’est dans cet espoir qu’il se tint coi,n’osant appeler, de peur de réveiller peut-être des locatairesirascibles, et ne se risquant point dans la cour, de peur de serompre le cou.

La patience de M. le secrétaire perpétueldevait être récompensée. Les galoches claquèrent à nouveau, et laporte d’entrée fut refermée bruyamment.

Et aussitôt une forme noire vint se heurtercontre le timide visiteur.

– Qui est là ?

– C’est moi, Hippolyte Patard… Académie,secrétaire perpétuel… fit une voix tremblante… ôRichelieu !…

– Qu’est-ce que vous voulez ?

– M. Martin Latouche…

– Il n’est pas là… mais entrez tout de même…j’ai quelque chose à vous dire…

Et M. Hippolyte Patard fut poussé dansune pièce dont la porte s’ouvrait sous la voûte.

Le pauvre secrétaire perpétuel s’aperçutalors, à la lueur d’un quinquet qui brûlait sur une table grossièreen bois blanc et qui éclairait, contre le mur, toute une batteriede cuisine, qu’on l’avait fait entrer dans l’office.

La porte avait claqué derrière lui.

Et, devant lui, il voyait un ventre énormerecouvert d’un tablier à carreaux, et deux poings appuyés sur deuxformidables hanches. L’un de ces poings tenait toujours le manche àbalai.

Au-dessus, dans l’ombre, une voix, la voix derogomme vers laquelle M. Hippolyte Patard n’osait paslever les yeux disait :

– Vous voulez donc le tuer ?

Et ceci était dit avec un accent particulier àl’Aveyron, car Babette était de Rodez comme Martin Latouche.

M. Hippolyte Patard ne répondit pas, maisil tressaillit.

Et la voix reprit :

– Dites, monsieur le Perpétuel, vous voulezdonc le tuer ?

M. le Perpétuel secoua énergiquement latête en signe de dénégation.

– Non, finit-il par oser dire… Non, madame, jene veux pas le tuer, mais je voudrais bien le voir.

– Eh bien, vous allez le voir, monsieur lePerpétuel, parce qu’au fond, vous avez une bonne tête d’honnêtehomme qui me revient… vous allez le voir, car il est ici… Maisauparavant, il faut que je vous parle… C’est pour ça qu’il faut mepardonner, monsieur le Perpétuel, d’avoir fait entrer un hommecomme vous dans mon office…

Et la terrible Babette, ayant enfin déposé sonmanche à balai, fit signe à M. Hippolyte Patard de la suivreau coin d’une fenêtre où ils trouvèrent chacun une chaise.

Mais avant que de s’asseoir la Babette allacacher son quinquet tout derrière la cheminée, de telle sorte quele coin où elle avait entraîné M. le Perpétuel se trouvaitplongé dans une nuit opaque. Puis elle revint, et, tout doucement,ouvrit l’un des volets intérieurs qui fermaient la fenêtre. Alors,un pan de fenêtre apparut avec ses barreaux de fer ; et un peude la lueur tremblotante du réverbère, abandonné sur le trottoird’en face, ayant glissé à travers ces barreaux, la figure deBabette en fut doucement éclairée. M. le secrétaire perpétuella regarda et fut rassuré, bien que toutes les précautions prisespar la vieille servante n’eussent point manqué de l’intriguer, etmême de l’inquiéter. Cette figure, qui devait être, dans certainsmoments, bien redoutable à voir, exprimait, dans cette sombreminute, une douceur apitoyée qui donnait confiance.

– Monsieur le Perpétuel, dit la Babette ens’asseyant en face de l’académicien, ne vous étonnez pas de mesmanières ; je vous mets dans le noir pour surveiller levielleux. Mais il ne s’agit pas de ça pour le moment… pour lemoment je ne veux vous dire qu’une chose (et la voix derogomme se fit entendre jusqu’aux larmes) : voulez-vousle tuer ?

Ce disant, la Babette avait pris dans sesmains les mains d’Hippolyte Patard qui ne les retira point, car ilcommençait d’être profondément ému par cet accent désolé qui venaitdu cœur en passant par l’Aveyron.

– Écoutez, continua la Babette, je vous ledemande, monsieur le Perpétuel, je vous le demande biensincèrement, en votre âme et conscience, comme on dit chez lesjuges, est-ce que vous croyez que toutes ces morts-là, c’estnaturel ? Répondez-moi, monsieur le Perpétuel !

À cette question, à laquelle il ne s’attendaitpas, M. le Perpétuel sentit un certain trouble. Mais, au boutd’un instant qui parut bien solennel à la Babette, il réponditd’une voix affermie :

– En mon âme et conscience, oui… je crois queces morts sont naturelles…

Il y eut encore un silence.

– Monsieur le Perpétuel, fit la voix grave deBabette, vous n’avez peut-être pas assez réfléchi…

– Les médecins, madame, ont déclaré…

– Les médecins se trompent souvent, monsieur…On a vu ça, en justice… songez-y monsieur le Perpétuel.Écoutez : je vais vous dire une chose… On ne meurt pas commeça, tout d’un coup, au même endroit, à deux, en disant quasi lesmêmes paroles, à quelques semaines de distance sans que ça ait étépréparé !

La Babette, dans son langage plus expressifque correct, avait admirablement résumé la situation. M. lesecrétaire perpétuel en fut frappé.

– Qu’est-ce que vous croyez donc ?demanda-t-il.

– Je crois que votre Éliphas de La Nox est unvilain sorcier… Il a dit qu’il se vengerait et il les aempoisonnés… Le poison était peut-être dans la lettre… vous ne mecroyez pas ?… Et ça n’est peut-être pas ça ? Mais,monsieur le Perpétuel, écoutez-moi bien… c’est peut-être autrechose !… Je vais vous poser une question : En votre âmeet conscience, si, en faisant son compliment, M. Latouchetombait mort comme les deux autres, croiriez-vous toujours quec’est naturel ?

– Non, je ne le croirais pas ! réponditsans hésiter M. Hippolyte Patard.

– En votre âme et conscience ?

– En mon âme et conscience !

– Eh bien, moi, monsieur le Perpétuel, je neveux pas qu’il meure !

– Mais il ne mourra pas, madame !

– C’est ce qu’on a dit pour ceM. d’Aulnay et il est mort !

– Ce n’est pas une raison pour queM. Latouche…

– Possible ! En tout cas, moi, je lui aidéfendu de se présenter à votre Académie…

– Mais il est élu, madame !… Il estélu !…

– Non, puisqu’il ne s’est pas présenté !Ah ! c’est ce que j’ai répondu à tous les journalistes quisont venus ici… Il n’y a pas à se dédire.

– Comment ! il ne s’est pasprésenté ! Mais nous avons des lettres de lui.

– Ça ne compte plus… depuis la dernière qu’ilvous a écrite hier soir devant moi, aussitôt qu’on a eu appris lamort de ce M. d’Aulnay… Il l’a écrite là, devant moi ; onne dira pas le contraire… Et vous avez dû la recevoir ce matin… Ilme l’a lue… Il disait qu’il ne se présentait plus à l’Académie.

– Je vous jure, madame, que je ne l’ai pasreçue ! déclara M. Hippolyte Patard.

Babette attendit avant de répondre, puis ellese décida :

– Je vous crois, monsieur le Perpétuel.

– La poste, énonça M. Patard, faitquelquefois mal son service.

– Non, répondit avec un soupir Babette, non,monsieur le Perpétuel !… ça n’est pas ça ! vous n’avezpas reçu la lettre parce qu’il ne l’a pas mise à la poste.

Et elle poussa un nouveau soupir – Il avaittant envie d’être de votre Académie, monsieur lePerpétuel !

Et la Babette pleura.

– Oh ! ça lui portera malheur !… çalui portera malheur !

Dans ses larmes, elle disait encore :

– J’ai des pressentiments… des hantises qui netrompent pas… N’est-ce pas, monsieur le Perpétuel, que ce ne seraitpas naturel s’il mourait comme les autres… Alors ne faites pas toutpour qu’il meure comme les autres… ne lui faites pas faire soncompliment !…

– Ça, répondit tout de suite M. HippolytePatard, dont les yeux étaient humides… ça, c’est impossible !…Il faut bien que quelqu’un finisse par prononcer l’éloge deMgr d’Abbeville.

– Moi, ça m’est égal, répliqua Babette. Maislui, hélas ! Il ne pense qu’à ça. À faire des compliments deMgr d’Abbeville…

Il n’est pas méchant pour un sou… Ah !des compliments, il lui en fera !… C’est pas ça qui leretiendra d’être de votre Académie… mais j’ai des hantises, je vousdis.

Tout à coup la Babette s’était arrêtée depleurer – Chut ! fit-elle.

Elle fixait maintenant, d’un air farouche, letrottoir d’en face… M. le secrétaire perpétuel suivit ceregard, et il aperçut alors, en plein sous le réverbère, la boîtequi marche ; seulement la boîte avait maintenant non seulementdes jambes, mais une tête… une extraordinaire tête chevelue etbarbue… qui dépassait à peine l’énorme caisse…

– Un joueur d’orgue de Barbarie… murmuraM. Hippolyte Patard.

– Un vielleux !… corrigea dans un soufflela Babette, pour qui tous les joueurs de musique, dans les cours,étaient des vielleux… Le voilà revenu, ma parole ! Il nouscroit peut-être couchés ; bougez plus !

Elle était tellement émue qu’on entendaitbattre son cœur…

Elle dit encore entre ses dents :

– On va bien voir ce qu’il va faire !

En face, la boîte qui marche ne marchaitplus.

Et la tête chevelue, barbue, au-dessus de laboîte, regardait, sans remuer du côté de M. Patard et de laBabette, mais certainement sans les voir.

Cette tête était si broussailleuse qu’on n’enpouvait distinguer aucun trait ; mais ses yeux étaient vifs etperçants.

M. Hippolyte Patard pensa :« J’ai vu ces yeux-là quelque part, » Et il en fut plusinquiet. Cependant, il n’avait pas besoin d’événement nouveau pouraccroître un trouble qui allait tout seul s’élargissant. L’heureétait si bizarre, si incertaine, si mystérieuse, au fond de cettevieille cuisine, derrière les barreaux de cette fenêtre obscure, enface de cette brave servante qui lui avait retourné le cœur avecses questions… (En vérité ! En vérité ! Il avait réponduque ces deux morts étaient naturelles !… Et si l’autre aussi,le troisième, allait mourir !

Quelle responsabilité pour M. HippolytePatard, et quels remords !) Et le cœur de M. le Perpétuelbattait maintenant aussi fort que celui de la vieille Babette…

Que faisait, à cette heure, sur ce trottoirdésert, la tête chevelue, barbue, au-dessus de l’orgue deBarbarie ? Pourquoi la boîte avait-elle si singulièrementmarché tout à l’heure, paraissant, disparaissant, revenant aprèsavoir été chassée ?

(Car certainement, c’était elle que la vieilleBabette avait poursuivie si ardemment, de toute la vitesse de sesgaloches, sur les trottoirs, jusqu’au fond de la nuit.) Pourquoi laboîte était-elle revenue sous le réverbère d’en face, avec cettebarbe impénétrable, et ces petits yeux papillotants ?…

– On va bien voir ce qu’il va faire… avait ditBabette…

… Mais il ne faisait rien que regarder…

– Attendez ! souffla la servante…attendez !

Et, avec mille précautions, elle se dirigeavers la porte de la cuisine… Évidemment, elle allait recommencer sachasse…

Ah ! elle était brave, malgré sapeur !…

M. le secrétaire perpétuel avait, uninstant, quitté des yeux la boîte immobile sur le trottoir poursuivre les mouvements de Babette ; quand il regarda à nouveaudans la rue, la boîte avait disparu.

– Oh ! Il est parti, fit-il.

Babette revint près de la fenêtre. Elleregarda, elle aussi, dans la rue…

– Plus rien ! gémit-elle. Il me feramourir de peur !… Si jamais je tiens sa barbe dans mes doigtscrochus !…

– Qu’est-ce qu’il veut ?… demanda à touthasard M. le secrétaire perpétuel.

– Il faut le lui demander, monsieur lePerpétuel ! il faut le lui demander !… Mais il ne selaisse pas approcher… Il est plus fuyant qu’une ombre… et puis,vous savez, moi, je suis de Rodez ! et les vielleux ça portemalheur !

– Ah ! fit M. le Perpétuel entouchant le manche de son parapluie… Et pourquoi ?

Babette, pendant qu’elle se signait, prononçaà voix très basse :

– La Bancal…

– Quoi ? La Bancal ?

– … La Bancal avait fait venir des vielleuxqui jouaient de la musique dans la rue, pour qu’on ne l’entende pasassassiner ce pauvre M. Fualdès… C’est pourtant bien connu ça…monsieur le Perpétuel.

– Oui, oui, je sais… en effet, l’affaireFualdès… Mais je ne vois pas…

– Vous ne voyez pas ?… Maisentendez-vous ? Entendez-vous ?

Et la Babette, penchée dans un geste tragique,l’oreille collée au carreau, semblait entendre des choses quin’arrivaient point jusqu’à M. Hippolyte Patard, ce quin’empêcha point celui-ci de se lever dans une grande agitation.

– Vous allez me conduire auprès deM. Martin Latouche, tout de suite, fit-il en s’efforçant demontrer quelque autorité.

Mais la Babette était retombée sur sachaise…

– Je suis folle ! fit-elle… J’avais cru…mais ce n’est pas possible des choses pareilles… vous n’avez rienentendu, vous, monsieur le Perpétuel ?

– Non, rien du tout…

– Qui… je deviendrai folle avec ce vielleuxqui ne nous quitte plus.

– Comment cela ? Il ne vous quitteplus.

– Eh ! en plein jour dans le moment qu’ons’y attend le moins, on le trouve dans la cour… Je le chasse… Je leretrouve dans l’escalier… Dans un coin de porte, n’importe où… Toutlui est bon pour cacher sa boîte à musique… Et la nuit, il rôdesous nos fenêtres…

– Voilà, en effet, qui n’est pas naturel,prononça M. le secrétaire perpétuel.

– Vous voyez bien !… Je ne vous le faispas dire…

– Il y a longtemps qu’il rôde parici ?

– Depuis trois mois environ…

– Tant de temps que ça ?…

– Oh ! il est quelquefois des semainessans reparaître…

Tenez la première fois que je l’ai vu, c’étaitle jour…

Et la Babette s’arrêta.

– Eh bien ? interrogea Patard, frappé dece silence subit.

La vieille servante murmura :

– Il y a des choses que je ne dois pas dire…mais, tout de même, monsieur le Perpétuel, le vielleux nous estvenu dans le temps que M. Latouche s’est présenté à votreAcadémie… même que je lui ai dit : c’est pas bon signe !Et c’est justement dans le temps que les autres sont morts. Etquand on reparle de votre Académie, c’est toujours dans ce temps-làqu’il revient… Non, non, tout ça, c’est pas naturel… Mais je peuxrien vous dire…

Et elle secoua la tête avec énergie.M. Patard était maintenant fort intrigué. Il se rassit.Babette reprenait, comme se parlant à elle-même :

– Il y a des fois que je me raisonne… Je medis que c’est une idée comme ça. Rodez, quand on voyait, de montemps, un vielleux, on se signait, et les petits enfants luijetaient des pierres… et il se sauvait.

Et elle ajouta, pensive :

– Mais celui-là, il revient toujours.

– Vous disiez que vous ne pouviez rien medire, insinua M. Patard ; est-ce qu’il s’agit desvielleux ?

– Oh ! Il n’y a pas que les vielleux…

Mais elle secoua encore la tête, comme pourchasser l’envie qui la tenaillait de parler. Plus elle secouait latête, plus M. Patard désirait que la vieille Babetteparlât.

Il dit, résolu à frapper un grandcoup :

– Après tout, ces morts-là… ne sont peut-êtrepas si naturelles qu’on pourrait le croire… Et si vous savezquelque chose, madame, vous serez plus coupable que nous tous… detout ce qui pourra arriver.

La Babette joignit les mains comme enprière…

– J’ai juré sur le bon Dieu, fit-elle.

M. Patard se leva tout droit.

– Conduisez-moi, madame, auprès de votremaître.

La Babette sursauta :

– Alors, c’est bien fini ?implora-t-elle.

– Quoi donc ? interrogea d’une voix unpeu rude M. le secrétaire perpétuel.

– Je vous demande : c’est bienfini ? vous l’avez élu de votre Académie… il en est… et ildira des compliments à votre Mgr d’Abbeville ?

– Mais oui, madame.

– Et il fera son compliment… devant tout lemonde ?

– Certainement.

– Comme les deux autres.

– Comme les deux autres ?… Il le fautbien !

Mais ici la voix de M. le secrétaireperpétuel n’était plus rude du tout… Elle tremblait même unpeu.

– Eh bien, vous êtes des assassins ! fitla Babette, tranquillement, avec un grand signe de croix, et ellecontinua :

– … Mais je ne laisserai pas assassinerM. Latouche, et je le sauverai malgré lui… malgré ce que j’aijuré… Monsieur le Perpétuel, asseyez-vous… je vais tout vousdire.

Et elle se jeta à genoux sur le carreau.

– J’ai juré sur mon salut, et je manque à monserment… Mais le bon Dieu qui lit dans mon cœur me pardonnera.Voilà exactement ce qui est arrivé…

M. Patard écoutait avidement la Babette,en regardant vaguement, par le volet entrouvert, dans la rue… Ilvit que le vielleux était revenu et qu’il levait ses yeuxpapillotants en l’air fixant quelque chose au-dessus de la tête deM. Patard, vers le premier étage de la maison. M. Panardtressaillit. Toutefois, il resta assez maître de lui pour ne pointrévéler, par quelque mouvement brusque, à la Babette ce qui sepassait dans la rue… Et elle ne fut pas interrompue dans sonrécit.

À genoux, elle ne pouvait rien voir. Et ellen’essayait de rien voir. Elle parlait douloureusement, ensoupirant, et d’une seule traite, comme à confesse… pour être plustôt débarrassée du poids qui pesait sur sa conscience.

– Il est donc arrivé que deux jours après quevous n’avez pas voulu de mon maître à votre Académie (car à cemoment-là, vous n’en avez pas voulu, et vous avez pris à sa placeun M. Mortimar comme vous avez pris après leM. d’Aulnay), eh bien, un après-midi que je devais m’absenteret où j’étais restée cependant à ma cuisine, sans queM. Latouche en sache rien, j’ai vu arriver un monsieur qui atrouvé tout seul le chemin de l’escalier pour monter chez monmaître, et qui s’est enfermé avec lui. Je ne l’avais jamais vu.Cinq minutes plus tard, un autre monsieur que je ne connaissais pasnon plus, est arrivé à son tour… et il est monté comme l’autre,rapidement, comme s’il avait peur qu’on l’aperçoive… et je l’aientendu frapper à la porte de la bibliothèque qui a été ouvertetout de suite, et, maintenant, ils étaient trois dans labibliothèque : M. Latouche et les deux inconnus.

« … Une heure, deux heures se sontpassées comme ça… La bibliothèque est juste au-dessus de lacuisine… Ce qui m’étonnait le plus, c’est que je ne les entendaismême pas marcher… On n’entendait rien de rien… Ça m’intriguaittrop, et, je l’avoue, je suis curieuse. M. Latouche ne m’avaitpoint parlé de ces visites-là… Je suis montée à mon tour, et j’aicollé mon oreille à la porte de la bibliothèque. On n’entendaitrien… Ma foi, j’ai frappé, on ne m’a pas répondu… j’ai ouvert laporte… il n’y avait personne là-dedans… Comme il n’y a qu’uneporte, la porte du petit bureau qui donne dans la bibliothèque, endehors de la porte d’entrée, je suis allée à cette porte-là ;mais j’étais plus étonnée, en y allant, que de tout le reste… carjamais, jamais je ne suis entrée dans le petit bureau deM. Latouche. Et jamais mon maître n’y a reçu personne ;c’est une manie qu’il a, le brave homme ; c’est là qu’ilécrit, et pour être sûr de n’être pas dérangé, quand il estlà-dedans… c’est comme s’il était dans un tombeau. Souvent, il m’acédé sur bien des choses que je lui demandais raisonnablement, maisjamais il ne m’a cédé là-dessus. Il avait fait faire une clefspéciale, et pas plus moi qu’une autre, je n’ai jamais pu entrerdans le petit bureau. Là-dedans, il faisait son ménage lui-même. Ilme disait : “Ce coin-là est à moi Babette, tout le restet’appartient pour frotter et nettoyer.” Et voilà qu’il étaitenfermé là-dedans avec deux hommes que je ne connaissais ni d’Èveni d’Adam…

« Alors, j’ai écouté… j’ai essayé, àtravers la porte, de comprendre ce qui se passait, ce qui sedisait. Mais on parlait très bas et j’enrageais de ne pas saisir… Àla fin, j’ai cru comprendre qu’il y avait une discussion quin’allait pas toute seule… Et tout à coup, mon maître, élevant lavoix, a dit, et cela je l’ai entendu distinctement : “Est-cebien possible ? Il n’aurait pas de plus grand crime aumonde !” Ça, je l’ai entendu !… de mes oreilles… C’esttout ce que j’ai entendu…

« J’en étais encore abasourdie… quand laporte s’est ouverte ; les deux inconnus se sont jetés sur moi…“Ne lui faites pas de mal ! s’est écrié M. Latouche quirefermait soigneusement la porte de son petit bureau… J’en répondscomme de moi-même !” Et il est venu à moi et m’a dit :“Babette, on ne te questionnera pas ; tu as entendu ou tu n’aspas entendu !”

“Mais tu vas te mettre à genoux et jurer surle bon Dieu que tu ne parleras jamais à âme qui vive de ce que tuas pu entendre et de ce que tu as vu ! Je te croyais sortie,tu n’as donc pas vu ces deux messieurs venir chez moi. Tu ne lesconnais pas. Jure cela, Babette.”

Je regardais mon maître. Je ne lui avaisjamais vu une figure pareille. Lui ordinairement si doux – j’enfais ce que je veux – la colère l’avait transformé. Il entremblait ! Les deux inconnus étaient penchés au-dessus de moiavec des figures de menaces. Je suis tombée à genoux, et j’ai jurétout ce qu’ils ont voulu… Alors, ils sont partis… l’un aprèsl’autre, en regardant dans la rue avec précaution… l’étaisredescendue plus morte que vive, dans la cuisine, et je lesregardais s’éloigner, quand j’ai aperçu… justement… pour lapremière fois… le vielleux !… Il était debout, comme tout àl’heure, sous le réverbère… J’ai fait le signe de la croix… lemalheur était sur la maison. »

M. le secrétaire perpétuel, tout enécoutant de toutes ses oreilles la vieille Babette, avait suivi desyeux les mouvements du vielleux. Et il n’avait pas été peuimpressionné de le voir faire, au-dessus de sa boîte, des signesmystérieux… enfin, une fois encore, la boîte qui marche s’étaitévanouie dans la nuit.

La Babette s’était relevée.

– J’ai fini, répéta-t-elle. Le malheur étaitsur la maison.

– Et ces hommes, demanda M. Patard, quele récit de la gouvernante inquiétait au-delà de toute expression…Ces hommes, vous les avez revus ?

– Il y en a un que je n’ai jamais revu,monsieur le Perpétuel, parce qu’il est mort. J’ai vu saphotographie dans les journaux… C’est ce M. Mortimar.

M. le Perpétuel bondit.

– Mortimar… Et l’autre, l’autre ?

– L’autre ? J’ai vu aussi sa photographiedans les journaux… C’était M. d’Aulnay !…

– M. d’Aulnay !… Et vous l’avezrevu, celui-là ?

– Qui… celui-là… je l’ai revu… Il est revenuici la veille de sa mort, monsieur le Perpétuel.

– La veille de sa mort… Avant-hier ?

– Avant-hier !… Ah ! je ne vous aipas tout dit ! Il le faut !…

Et il n’était pas plus tôt arrivé, que jeretrouvais le vielleux dans la cour !… Aussitôt qu’il m’a euvue, il s’est sauvé comme toujours… Mais j’ai pensé aussitôt :« Mauvais signe, mauvais signe !… » Monsieur lePerpétuel, ma grand-tante me le disait toujours :« Babette, méfie-toi des vielleux !… » Et magrand-tante, qui avait atteint un grand âge, monsieur le Perpétuel,s’y connaissait pour ça… Elle habitait juste en face de La Bancal,dans mon pays natal, à Rodez, la nuit qu’ils ont assassiné leFualdès… et elle a entendu l’air du crime… l’air que les joueuxd’orgue et les vielleux « tournaient » dans la rue,pendant que sur la table, La Bancal et Bastide et les autrescoupaient la gorge au pauvre homme… C’était un air… qui lui esttoujours resté dans les oreilles… à la pauvre vieille, et qu’ellem’a chanté autrefois, en grand secret, tout bas, pour necompromettre personne… un air… un air…

Et la Babette s’était soudain dressée avec desgestes d’automate… Son visage, éclairé par la lueur rouge etpâlotte du réverbère d’en face, exprimait la plus indicibleterreur… Son bras tendu montrait la rue d’où une ritournelle lente,lointaine, désespérément mélancolique venait.

– Cet air-là !… râla-t-elle. Tenez…c’était cet air-là !

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