Le Fauteuil hanté

XVI. Par les oreilles

 

Agonisants, MM. Patard et Lalouettes’étaient dissimulés chacun dans un coin de la grande cheminée dulaboratoire souterrain. Là, ils étaient dans une nuit profonde. Ilsne voyaient rien. Tout ce qui leur restait de vie s’était réfugiédans les oreilles. En vérité, ils ne vivaient plus que par lesoreilles.

Ce fut d’abord le géant Tobie qui, endescendant l’escalier du laboratoire souterrain, fit entendrequelques grognements funestes.

– Vous avez encore laissé la trappe ouverte,maître, dit-il, vous verrez que cela vous portera malheur… à lafin !…

On entendit les pas monstrueux de Tobie qui serapprochaient de la cage, c’est-à-dire des barreaux derrièrelesquels ils avaient découvert l’homme enfermé.

– Dédé a dû en profiter pour crier comme unsourd… T’as crié, Dédé ?

– Certainement qu’il a crié… répondit la voixde fausset de M. Loustalot… je l’ai entendu, moi, quandj’étais au gros chêne et que je mettais les mains sur Ajax !…Mais il n’y a personne, à cette heure, dans les environs.

– On ne sait jamais… gronda le géant… vouspouvez recevoir des visites comme l’autre fois… Il faut toujoursfermer la trappe… avec elle on est tranquilles… elle est rembourréede crin… on n’entend rien…

– Si tu n’avais pas laissé la grille du jardinouverte, vieux fou, et laissé échapper les chiens… Tu sais bienqu’ils ne rentrent qu’à ma voix… Je n’ai pas pensé à la trappederrière moi…

– Tu as crié, Dédé ? interrogea legéant.

Mais il n’obtint pas de réponse… L’homme,derrière ses barreaux, ne bougeait pas plus qu’un mort.

Le géant reprit :

– Les chiens étaient terribles, ce soirAh ! j’ai eu du mal à les enchaîner ! Quand ils sontrevenus, j’ai cru qu’ils allaient manger la maison… Ils étaientcomme le soir où nous avons trouvé ici les trois messieurs envisite devant la cage à Dédé…

C’était un soir comme celui-là, maître, où leschiens s’étaient échappés et où il a fallu « leur couriraprès »…

– Ne me parle jamais de ce soir-là, Tobie, fitla voix chevrotante de Loustalot.

– C’est ce soir-là, continua le géant, quej’ai bien cru que ça nous porterait malheur !… car Dédé avaitcrié !… avait bavardé… N’est-ce pas, Dédé, que tu avaisbavardé ?

Pas de réponse…

– Mais c’est à eux, reprit le géant de sa voixgrasse et lente, c’est à eux que ça a porté malheur… Ils sontmorts…

– Oui, ils sont morts…

– Tous les trois…

– Tous les trois… répéta comme un échosinistre la voix cassée du grand Loustalot.

– Ça, ricana lugubrement le géant… ça a étécomme un fait exprès.

Loustalot ne lui répondit pas, mais quelquechose comme un soupir un soupir de terreur et d’angoisse passa surla tête des deux hommes qui devaient, au bruit qu’ils faisaientavec les instruments, être occupés à quelque expérience.

– Tu as entendu ? demanda Loustalot.

– C’est toi, Dédé ? fit le géant.

– Oui, c’est moi, répondit la voix de l’hommeaux barreaux.

– Tu es malade ? demanda Loustalot…Regarde donc, Tobie, ce qu’il a. Dédé est peut-être malade ?Il a crié tout à l’heure à se casser la poitrine… Il a peut-êtrefaim ? As-tu faim, Dédé ?

– Tenez, fit la voix de l’homme dans la cage,voilà la « formule » ! Elle est complète. Vouspouvez me donner à manger maintenant… J’ai bien gagné monsouper !

– Va lui chercher sa « formule »,ordonna Loustalot, et donne-lui sa soupe…

– Regardez d’abord si la formule est bonne,répliqua Dédé… vous m’avez habitué à ne pas voler mon pain…

Il y eut les pas du géant et puis le bruitd’un morceau de papier froissé que le prisonnier devait passer àTobie à travers les barreaux…

Et un silence pendant lequel certainement legrand Loustalot devait examiner la « formule ».

– Oh ! ça !… ça c’est épatant !s’exclama-t-il dans un véritable transport… c’est tout à faitépatant, Dédé !… Mais tu ne m’avais pas dit que tu travaillaisà ça !…

– Je ne travaille qu’à ça depuis huit jours…nuit et jour… vous entendez ?… nuit et jour… mais ce coup-ci,ça y est !…

– Oh ! ça y est !…

Il y eut un grand soupir de Loustalot.

– Quel génie !… fit-il…

– Il a encore trouvé quelque chose ?demanda Tobie.

– Oui, oui… Il a encore trouvé quelque chose…et ce qu’il a trouvé, il l’a enfermé dans une bien belleformule !…

Loustalot et Tobie se parlèrent alors à voixbasse.

Si l’on avait encore eu la force d’écouterdans la cheminée, on n’aurait pu certainement rien entendre de cequ’ils se disaient là…

Loustalot reprit tout haut :

– Mais c’est de la véritable alchimie, ça, mongarçon !… Ce que tu viens de trouver là, c’est quelque chosecomme la transmutation des métaux !… Tu es sûr del’expérience, Dédé ?

– Je l’ai répétée trois fois avec du chlorurede potassium.

Ah ! on ne dira plus que la matière estinaltérable !… c’est tout à fait autre chose !… Unvéritable potassium nouveau que j’ai obtenu !… un potassiumionisé, sans parenté aucune avec le premier – Et de même pour lechlore ? interrogea Loustalot.

– De même pour le chlore…

– Bigre !…

Loustalot et le géant se reparlèrent à voixbasse, puis Loustalot encore :

– Qu’est-ce que tu veux pour ta peine,Dédé ?

– Je voudrais bien des confitures et un bonverre de vin.

– Oui, ce soir, tu peux lui donner un bonverre de vin, obtempéra le grand Loustalot, ça ne peut pas luifaire de mal.

Mais tout à coup, la paix relative de cettecave profonde fut effroyablement troublée par Dédé. Il y eut commeune tempête souterraine, un déchaînement de fureurs, des cris, deslamentations, des malédictions !… M. Lalouette de soncôté, M. Patard du sien, n’eurent que le temps d’arrêter surles bords de leurs lèvres sèches la clameur suprême de leurépouvante… On sentait que l’homme s’était rué comme un animalféroce derrière les barreaux de sa cage.

– Assassins ! hurlait-il…Assassins !… misérables bandits, voleur de Loustalot !…Geôlier immonde, garde-chiourme de mon génie !… monstre à quije donne la gloire et qui me paie d’un morceau de pain !… Tescrimes seront punis, tu entends, misérable !… Dieu techâtiera !… Ton forfait sera connu de l’univers !… Ilfaudra bien qu’ils viennent, les hommes qui me délivreront !…Tu ne les tueras pas tous !…

Et je te traînerai comme une charogne infâmeavec une pique de boucher, bandit !… Par la peau du cou…

– Assez ! fais-le taire, Tobie !râla Loustalot.

On entendit un bruit de grille de fer quitourna sur ses gonds.

– Je ne me tairai pas !… Par la peau ducou ! Par la peau du cou !… Non ! non ! Pascela !… Au secours ! au secours !…

Qui, je me tais… je me tais !… Par lapeau du cou, aux gémonies !… je me tais !…

Et le bruit de la grille de fer recommença surses gonds…

Et il n’y eut plus bientôt, dans la caveprofonde, qu’un gémissement qui allait s’apaisant, de plus en plus,comme quelqu’un qui s’endort après une grande colère ou quimeurt…

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