Le Fauteuil hanté

V. Expérience n° 3

 

Le grand jour arriva. Il avait été fixé parl’Académie le quinzième qui suivit les obsèques solennelles deMaxime d’Aulnay L’illustre Compagnie n’avait pas voulu que lasituation regrettable où l’avait mise la triste fin des deuxprécédents récipiendaires se prolongeât. Elle tenait à en finir leplus vite possible avec tous les bruits absurdes que les disciplesd’Éliphas de La Nox, les amis de la belle Mme de Bithynie etde tout le club des Pneumatiques (de pneuma, âme) n’avaient cesséde faire courir Quant au sâr lui-même, il semblait avoir disparu dela surface de la terre. Tous les efforts faits pour le joindren’avaient abouti à rien. Les meilleurs reporters lancés sur satrace étaient revenus bredouilles et cette absence prolongée étaitdevenue facilement le principal sujet d’inquiétude, car, de touteévidence, le sâr se cachait ; et pourquoi secachait-il ?

D’autre part, il est juste de reconnaître toutde suite que les cervelles généralement bien portantes, aprèsl’émoi du premier ou plutôt du second moment, émoi qui les avait,elles aussi, fait un peu divaguer (mais où sont les cervelles qui,même en bonne santé, par instants, ne divaguent point ?), queces cervelles, dis-je, la crise passée, avaient retrouvé un parfaitéquilibre.

Ainsi, le plus tranquille des hommes, depuisson émouvant et mystérieux entretien avec Martin Latouche, étaitM. Hippolyte Patard. Même il avait retrouvé sa jolie couleurrose.

Mais, quand le grand jour de la réception deMartin Latouche arriva, la curiosité chez les uns et chez lesautres, chez les sages aussi bien que chez les fous, futdéchaînée.

La foule qui se rua à l’assaut de la coupolel’emplit d’abord et puis resta à en battre les approches, débordantsur les quais et dans les rues adjacentes, interrompant toutecirculation.

À l’intérieur dans la grande salle des séancespubliques, tout le monde était debout, hommes et femmess’écrasant.

Au fur et à mesure que les minutess’écoulaient (les minutes qui précédaient l’ouverture de laséance), le silence, au-dessus de l’effroyable cohue, se faisaitplus pesant, plus terrible.

On avait remarqué que la belle Mme deBithynie s’était abstenue de paraître à la solennité. On en avaittiré le plus affreux augure… Certes, s’il devait arriver quelquechose, elle avait bien fait de ne pas se montrer, car elle eût étémise en pièces par une foule sur laquelle un vent de démence étaitprêt à souffler !

À la place que cette dame occupait à laprécédente séance se tenait un monsieur correct, au ventrebourgeois, dont l’aimable rebondissement s’adornait d’une belleépaisse chaîne d’or Il était debout, l’extrémité des doigts de sesdeux mains glissée dans les deux poches de son gilet. Sa figuren’était point celle du génie, mais elle n’était pas inintelligente,loin de là. Le front chauve faisait oublier, par l’absence de toutsubterfuge capillaire, qu’il était bas. Un binocle en orchevauchait un nez commun. M. Gaspard Lalouette (c’était lui)n’était point myope, mais il ne lui déplaisait pas de laisserpenser autour de lui que sa vue s’était usée aux travaux delettres, à l’instar des grands écrivains.

Son émotion n’était pas moindre que celle desgens qui l’entouraient et un petit tic nerveux ne cessait de luisoulever, assez drolatiquement, l’arcade sourcilière. Il regardaitla place où Martin Latouche allait prononcer son discours.

Une minute ! Une minute encore ! Etle président allait ouvrir la séance… si… si Martin Latouchearrivait… car il n’était pas là… Ses parrains en vainl’attendaient… se tenant à la porte anxieux, désolés, et retournantvingt fois la tête.

Aurait-il reculé au dernier moment ?…aurait-il eu peur ?…

C’est ce que se demandait M. HippolytePatard qui, à cette pensée, reprit toute sa couleur citron…

Ah ! quelle existence !… quelleexistence pour M. le secrétaire perpétuel !

En voilà un – M. le secrétaire perpétuel– qui eût voulu voir la cérémonie terminée… heureusementterminée !…

Soudain, M. Hippolyte Patard se leva toutdroit, l’oreille tendue vers une lointaine clameur… Une clameurvenue du dehors… qui approchait… qui courait… une clameurd’enthousiasme, sans doute, accompagnant Martin Latouche…

– C’est lui ! dit M. HippolytePatard tout haut.

Mais le bruit fait de cris, de rumeurs et deremous de foules, grossissait dans des proportions menaçantes, etmaintenant, il n’était rien moins que rassurant.

Mais on était dans l’impossibilité decomprendre ce qu’ils criaient dehors !…

Et toute la salle qui aspirait jusqu’alors,par des centaines et des centaines de bouches, la même émotion,dans un même souffle, cessa tout à coup de respirer !

Une tempête sembla entourer la Coupole… Lavague populaire battit les murs, fit claquer des portes… dessoldats, des gardes reculèrent jusque dans la salle… Et l’oncommença de distinguer, parmi tant de tumulte, une sorte degrondement particulier. C’était comme un infini gémissementlugubre.

M. Hippolyte Patard sentit ses cheveux sedresser sur sa tête.

Et une façon de bête humaine, un paquetmonstrueux roula, jupes en loques, corsage arraché, le toutsurmonté d’une chevelure de Gorgone que des poings crispésarrachaient, pendant qu’une bouche, qu’on ne voyait pashurlait :

– Monsieur le Perpétuel ! Monsieur lePerpétuel !… Il est mort !… vous me l’aveztué !…

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