Le Fauteuil hanté

VII. Le secret de Toth

 

À quelques jours de là, à trois heures quinzede l’après-midi, un voyageur, qui devait avoir dans lesquarante-cinq ans, et dont le ventre, aimablement rebondi,s’adornait d’une belle épaisse chaîne d’or, descendait d’un wagonde seconde classe à La Varenne-Saint-Hilaire.

Après s’être soigneusement enveloppé dans lesplis de son manteau-pèlerine – car on était au temps des gelées –et avoir conversé quelques instants avec l’employé qui recevait lestickets, il prit la grande avenue centrale qui aboutit à la Marne,traversa le pont qui conduit à Chennevières et descendit à sadroite sur la rive.

Il la suivit un quart d’heure environ, puissembla s’orienter. Il venait de laisser derrière lui les dernièresvillas vides d’habitants depuis l’été et se trouvait dans un espaceabsolument plat et désert. Une grande nappe toute blanche desneiges récentes s’étendait à ses pieds, et l’homme, avec sonmanteau dont la marche agitait les ailes, paraissait là-dessuscomme un grand oiseau noir.

Au loin, tout au loin, un toit aiguqu’encerclait un groupe d’arbres rendus presque invisibles par legrésil qui les faisait de la couleur du ciel, fut cependant aperçupar notre voyageur qui, aussitôt, laissa échapper, dans l’airsonore, quelques phrases de méchante humeur. Il se plaignait quel’on fût assez « loufoque » pour habiter dans un pareilpays en plein hiver. Cependant, il hâta le pas, mais il nes’entendait pas marcher, car ses pieds étaient revêtus de galochesen caoutchouc.

Un immense silence, un silence tout blancl’entourait.

Il était environ quatre heures quand l’hommearriva aux arbres. La propriété qu’ils abritaient était enclose dehauts murs. L’entrée était défendue par une solide grille enfer.

Aussi loin que le regard s’étendait, on nevoyait point d’autre habitation que celle-là.

À la griffe pendait le fil de fer d’unesonnette. L’homme sonna. Aussitôt, deux chiens énormes, deuxvéritables molosses se ruèrent en grondant sur l’homme, la gueuleécumante. S’il n’y avait pas eu la grille entre ces chiens etl’homme, on aurait certainement eu à déplorer un malheur.

L’homme recula, bien qu’il n’eût rien alors àcraindre de la colère de ces bêtes dévorantes.

Une voix terriblement gutturalecommanda : « Ajax ! Achille ! À la niche !Sales bêtes ! » Et un géant parut.

Oh ! c’était un géant ! unvrai ! quelque chose de monstrueux ! de plus de deuxmètres de haut, peut-être même deux mètres cinquante, quand letitan se tenait tout droit, car dans cette minute, il marchaitlégèrement penché en avant, ses lourdes épaules courbées, selon uneattitude qui devait lui être coutumière. La tête était toute ronde,avec de courts cheveux en brosse ; une moustache tombante deHun lui barrait le visage ; la mâchoire paraissait aussiredoutable que celle des deux animaux dont les crocs grinçaient surles barreaux. De ses poings formidables, il accrocha les bêtes àl’encolure, leur fit lâcher prise et les rejeta vaincues derrièrelui.

Le visiteur eut un léger tremblement,oh ! un rien ! un frisson des épaules ! Évidemment,il ne faisait pas chaud !…

Et il murmura entre ses dents :

– On m’avait bien dit : « Prenezgarde aux chiens », mais on ne m’avait pas parlé du géant.

Le monstre – nous parlons du géant – avaitcollé son effarante face de brute à la griffe :

– Ouzzguia ?

Le visiteur devina que ceci voulaitdire : « Qu’est-ce qu’il y a ?… » Et ilrépondit en se tenant à une distance respectueuse :

– Je voudrais parler à M. Loustalot.

– Ouzzivlez ?

Évidemment, le visiteur était d’une bonneintelligence moyenne, car il comprit encore que cecisignifiait : « Qu’est-ce que vous luivoulez ? »

– Dites-lui que c’est pressé, que c’est pourl’affaire de l’Académie.

Et il tendit sa carte qu’il avait tenue prêtedans la poche de son manteau. Le géant prit la carte et ils’éloigna en grondant dans la direction d’un perron qui devaitdonner accès à la principale entrée de l’habitation. Aussitôt Ajaxet Achille revinrent appliquer leurs mufles menaçants à la grille,mais cette fois, ils n’aboyèrent plus. Ils considéraient en silencele nouveau venu et, du sang aux yeux, semblaient estimer, morceaupar morceau, le repas dont ils étaient séparés.

Le visiteur, impressionné, détourna la tête etfit quelques pas de long en large.

– Je sais, dit-il tout haut, que je dois avoirde la patience, mais on ne m’avait pas dit qu’il me faudrait aussidu courage.

Il regarda l’heure à sa montre et il continuason monologue, comme s’il espérait que le bruit que faisaient sesparoles autour de lui l’empêcherait de penser aux trois monstresqui gardaient cette demeure solitaire.

– Il n’est pas tard ! dit-il… Tant mieux…Il paraît que je puis attendre une heure, deux heures, troisheures, avant qu’il me reçoive… Il ne se dérange pas pendant sesexpériences… et quelquefois il vous oublie… Tout est permis augrand Loustalot.

Ces quelques phrases nous permettrontd’apprécier le joyeux étonnement du voyageur quand il vit soudainvenir à lui, non point le géant qui avait disparu, mais le grandLoustalot lui-même…

Le grand Loustalot, l’honneur et la gloire dela science universelle, était petit, c’est-à-dire d’une tailleau-dessous de la moyenne.

Nous savons qu’il était, en dehors de sestravaux, nonchalant et distrait, et qu’il passait au milieu deshommes comme une ombre légère et lointaine, ignorante de toutes lescontingences. C’étaient là des détails que nul n’ignorait, et quidevaient, en particulier, être connus du visiteur, car celui-ci,que l’arrivée si rapide de M. Loustalot avait déjà fortétonné, marqua, par son attitude, une véritable stupéfaction enapercevant le grand petit savant qui se précipitait de toute lavélocité de ses petites jambes vers la grille, et le saluait de cesmots :

– C’est vous, M. GaspardLalouette ?

– Oui, maître… c’est moi, pour vous servir…fit M. Gaspard Lalouette, en donnant dans l’air un grand coupde son chapeau de feutre mou. (L’expert antiquaire marchand detableaux portait dans les grandes occasions des manteaux à pèlerineet des chapeaux de feutre mou pour ressembler autant que possible,à des héros de lettres bien connus, comme lord Byron, par exemple,ou Alfred de Vigny et son fils Chatterton, car il avait par-dessustout l’amour de la littérature et il était – il ne faut pasl’oublier – officier d’Académie.) La petite figure toute rose etsouriante du grand Loustalot apparaissait alors à la grille, à peuprès à la même hauteur que les gueules effrayantes des deuxmolosses, et entre ces deux gueules. C’était un spectacle.

– Alors, c’est vous qui avez expertisé l’orguede Barbarie ? demanda le grand Loustalot, dont les petitsyeux, à l’ordinaire si voilés, quand ils étaient partis pourquelque scientifique insoupçonnable rêve, étaient soudain devenusvivants, papillotants, perçants.

– Oui, maître, c’est moi !

Nouveau coup de chapeau de feutre dans l’airglacé.

– Eh bien, entrez… Il fait froid dehors…

Et le grand Loustalot fit jouer sans aucunedistraction, les verrous intérieurs qui fermaient la griffe…

« Entrez ! » était facile àdire… quand on était l’ami d’Ajax et d’Achille. Les chiens aussitôtla porte ouverte avaient bondi, et le pauvre Gaspard Lalouetteavait bien cru sa dernière heure venue, mais un clappement de lalangue de M. Loustalot avait arrêté net les deux cerbères dansleur élan…

– N’ayez pas peur de mes chiens, dit-il, ilssont doux comme des agneaux.

En effet, Ajax et Achille rampaient maintenantdans la neige, en léchant les mains de leur maître.

M. Gaspard Lalouette, héroïquement ;entra. Loustalot, aussitôt, lui fit les honneurs. Il le précéda,après avoir refermé la griffe. Les deux chiens, maintenant,suivaient, et Lalouette n’osait se retourner de peur qu’un fauxmouvement n’invitât les bêtes à quelque jeu irréparable. On montales degrés du perron.

La maison de M. Loustalot était une belleet grande maison des champs, solide, confortable, construite enbrique et pierre meulière. Elle était tout entourée, dans le jardinet la cour de petits bâtiments qui devaient être certainementconsacrés aux travaux immenses du grand Loustalot, travaux quirévolutionnaient la chimie, la physique, la médecine, etgénéralement toutes les fausses théories placées par l’ignoranceroutinière des hommes à l’origine de ce que nous appelons, dansnotre orgueil : la science.

Une particularité du grand Loustalot étaitqu’il travaillait tout seul.

Son caractère, qui était, paraît-il, assezombrageux, ne supportait pas la collaboration.

Et il habitait cette maison toute l’année,avec son domestique – un unique domestique – le géant Tobie. Lefait était bien connu. On ne s’en étonnait pas. Le génie a besoind’isolement.

Derrière Loustalot, Gaspard Lalouette avaitpénétré dans un étroit vestibule sur lequel donnait l’escalierconduisant aux étages supérieurs.

– Je vais vous faire monter au salon, dit legrand Loustalot, nous serons mieux pour causer.

Et il gravit l’escalier qui conduisait aupremier étage.

Lalouette suivait, naturellement, et derrièreLalouette, venaient les chiens.

Après le premier étage, on se mit à monter ausecond. Là, on s’arrêta, car il n’y avait pas de troisième étage.Le salon du grand Loustalot était sous les toits. Il en poussa laporte. C’était une pièce toute nue, sans ornement aucun auxmurailles, et garnie tout simplement d’un guéridon et de troischaises en paille. Les deux hommes entrèrent, toujours suivis desdeux chiens.

– C’est un peu haut ! fit le grandLoustalot, mais, au moins, les visiteurs – vous savez qu’il y en aqui ne se gênent point pour faire du bruit et qui se croientpartout chez eux, marchant dans le salon de long en large, à tortet à travers – les visiteurs, quand je les fais attendre dans legrenier, ne me gênent point pendant que je travaille en bas dans macave.

Asseyez-vous donc, mon cher monsieurLalouette, je ne sais ce qui vous amène, mais je seraisparticulièrement heureux de vous faire plaisir. J’ai appris par lesjournaux que je lis quelquefois…

– Moi, mon cher maître, je ne les lis jamais,mais Mme Lalouette les lit pour moi. Comme ça je ne perds pasde temps et je suis au courant de tout.

Mais il n’en dit pas plus long. L’attitudejusqu’alors si aimable du grand Loustalot présentait tout à coup unaspect inquiétant. Sa petite personne si remuante, à l’instantmême, s’était immobilisée sur sa chaise comme un pantin de cire,cependant que ses yeux, naguère si papillotants, étaient devenustout à fait fixes, comme les yeux de quelqu’un qui écoute au loins’il n’entend pas quelque chose.

En même temps, les deux chiens qui s’étaientplacés de chaque côté de M. Gaspard Lalouette, ouvrantlentement leurs gueules énormes, faisaient entendre un lent, long,lamentable ululement comme lorsque les chiens, raconte-t-on,« hurlent à la mort ».

Impressionné, effrayé même, M. Lalouettequi, cependant, ne perdait pas facilement son sang-froid, se leva.Sur sa chaise, immobile, le Loustalot écoutait toujours, loin,loin.

Enfin, il parut revenir du bout du monde, et,avec la rapidité automatique d’un jouet à ressort, il se jeta surles chiens et les frappa de ses petits poings jusqu’à ce qu’on neles entendît plus.

Et puis, se retournant sur Lalouette, il lefit se rasseoir et lui parla, cette fois, sur le ton le plus rudeet le plus déplaisant.

– Alors !… dépêchez-vous !… je n’aipas de temps à perdre !… parlez !… Cette affaire del’Académie est bien regrettable… ces trois morts… trois mortssublimes. Mais je n’y peux rien, moi, n’est-ce pas ? Il fautespérer que ça ne va pas continuer !… car enfin, oùirions-nous, où irions-nous ? comme dit ce bonM. Patard !… Le calcul des probabilités serait tout àfait insuffisant à expliquer une quatrième mort naturelle…certainement si l’Académie française, dont je m’honore de fairepartie… si l’Académie existait depuis dix mille années et encore…une chose pareille en dix mille ans !… Non ! c’est fini…Trois, c’est déjà bien beau ! Il faut tout à fait serassurer !… Mais parlez donc, monsieur Lalouette… je vousécoute !… Alors vous avez expertisé l’orgue deBarbarie ?… Et vous avez dit… j’ai lu cela… vous avezdit : « Euh ! Euh ! » Au fond, quecroyez-vous ?

Et il ajouta sur un ton radouci, presqueenfantin :

– C’est très curieux, cette histoire de lachanson qui tue.

– N’est-ce pas ? osa enfin« placer » M. Gaspard Lalouette qui, désormais toutà son sujet, ne pensa plus du tout aux deux molosses qui, eux, nele perdaient pas de vue. N’est-ce pas ?… Eh bien, mon chermaître… c’est à cause de cela que je suis venu vous trouver… àcause de cela… et du secret de Toth… puisque vous lisez lesjournaux.

– Oh ! je les parcours, monsieurLalouette, je n’ai pas, moi, de Mme Lalouette pour me leslire, et je n’ai pas plus de temps à perdre que vous, veuillez lecroire… aussi j’ignore tout à fait ce que c’est que votre secret deToth !

– Ah ! ce n’est pas le mien, hélas !sans quoi, je serais, paraît-il, le maître de l’univers… mais jesuis en mesure de vous dire en quoi il consiste.

– Pardon, monsieur pardon, ne nous égaronspas ! Est-ce qu’il y a un lien quelconque entre la chanson quitue et le secret de Toth ?

– Sans doute, mon cher maître, sans quoi je nevous en parlerais pas…

– Enfin, où voulez-vous en venir ? Quel aété votre but en venant ici ?

– De vous demander comme au plus savant, si unêtre qui connaît le secret de Toth peut en tuer un autre par desmoyens inconnus au restant des hommes. Ce que je veux savoir, moi,Gaspard Lalouette, que les circonstances ont appelé, comme expert,à dire mon mot dans cette lugubre histoire, c’est ceci – cecipourquoi uniquement je suis venu vous trouver – Martin Latouchepeut-il avoir été assassiné ? Maxime d’Aulnay peut-il avoirété assassiné ? Jehan Mortimar peut-il avoir étéassassiné ?

M. Lalouette n’avait pas fini de formulercette triple hypothèse qu’Ajax et Achille rouvrirent leursépouvantables gueules d’où il s’échappa, plus lamentable encore quetout à l’heure, le ululement à la mort ! En face, le grandpetit Loustalot, les yeux redevenus fixes comme ceux de quelqu’unqui écoute au loin s’il n’entend pas quelque chose, le grand petitLoustalot était tout pâle.

Mais, cette fois, il ne fit pas taire sesmolosses et, avec le ululement des chiens, M. GaspardLalouette crut entendre un autre ululement plus affreux, plushorrible, comme un ululement qui aurait été humain.

Mais c’était sans doute une illusion, car leschiens se turent à la fin et ce qui aurait pu être un ululementhumain se tut en même temps.

Alors, M. Loustalot dit, les yeuxredevenus papillotants, vivants, et après avoir fait entendre unepetite toux sèche :

– Bien sûr que non qu’ils n’ont pas étéassassinés… Ça n’est pas possible. N’est-ce pas ! Ça n’est paspossible !… s’exclama M. Loustalot. Et il n’y a pas desecret de Toth qui tienne !…

M. Loustalot se grattait alors le bout dunez… Il fit :

– Hum ! Hum !

Ses yeux étaient repartis, vagues… lointains…M. Lalouette parlait encore, mais, de toute évidence,M. Loustalot ne l’entendait plus… ne le voyait même plus…oubliait même qu’il était là…

Et M. Loustalot oublia si bien queM. Lalouette était là, qu’il s’en alla, tranquillement, sansun mot d’au revoir ni de politesse à l’adresse de son hôte, et ilreferma la porte, laissant M. Gaspard Lalouette avec les deuxmolosses.

M. Lalouette se dirigea vers la porte,mais il trouva entre elle et lui Ajax et Achille qui s’opposèrentformellement, sans grand discours, à ce qu’il fît un pas de plusdans cette direction.

Le malheureux, alors, tout à fait ahuri, et necomprenant rien à sa situation, appela.

Et puis, il se tut, car sa voix avait le dond’exaspérer, semblait-il, les deux chiens qui montraient des crocsterribles.

Il recula. Il alla à la fenêtre. Il l’ouvrit.Il se disait : « Si je vois passer le géant, je lui feraisigne, car, certainement, le grand Loustalot m’a tout à fait oubliéici avec ses chiens. » Mais il ne vit passer personne…Au-dessous de lui, c’était un vrai désert de neige, personne dansla cour, personne dans la campagne… et la nuit allait venir sirapide, selon sa coutume en cette saison.

Il se retourna, ruisselant de sueur malgré lefroid, assailli de mille tristes pressentiments. Les chiens avaientfermé leurs gueules. Il eut l’idée audacieuse de les caresser. Lesgueules se rouvrirent… Et soudain, pendant que les gueules nehurlaient pas encore, une clameur humaine – oh ! biencertainement humaine, follement humaine –, horriblement,remplit l’espace, et il en eut encore les moelles glacées. Il serejeta à la fenêtre, il vit l’espace… l’espace désert tout blancqui avait vibré de ce cri forcené, mais à son oreille, maintenant,il n’y avait plus que le double ululement formidable des molossesqui avait recommencé. Et M. Gaspard Lalouette se laissa tombersans forces sur une chaise, les mains aux oreilles…

Alors il n’entendit plus rien, et pour ne plusvoir les gueules ouvertes, il ferma les yeux.

Il les rouvrit au bruit d’une porte que l’onpoussait. C’était M. Loustalot. Les chiens s’étaient tus ànouveau. Tout s’était tu. Jamais rien n’avait été plus silencieuxque cette maison.

Le grand Loustalot gentiments’excusa :

– Je vous demande pardon de vous avoir quittéun instant… vous savez, quand on fait une expérience… Mais vousn’étiez pas seul, ajouta-t-il, en ricanant drôlement… Ajax etAchille vous ont tenu compagnie, à ce que je vois… Oh ! cesont de vrais chiens d’appartement.

– Cher maître, répondit, d’une voix un peualtérée,

M. Lalouette qui se remettait de sonémotion en retrouvant un Loustalot si aimable et si naturel… chermaître… j’ai entendu tout à l’heure un cri terrible.

– Pas possible ! fit Loustalot étonné…ici !

– Ici.

– Mais il n’y a personne que mon vieux Tobieet moi, et je viens de le quitter.

– C’est, sans doute alors, dans lesenvirons.

– Sans doute… Bah ! quelque braconnier dela Marne… quelque querelle avec un garde… mais, en effet, vous meparaissez tout ému… voyons, M. Lalouette, ce n’est passérieux… remettez-vous… attendez, je vais fermer la fenêtre… là,nous sommes chez nous… et maintenant, causons comme des gensraisonnables… Est-ce que vous n’êtes pas un peu fou de venir medemander, à moi, ce que je pense du secret de Toth et de la chansonqui tue ?… Cette affaire de l’Académie est extraordinaire,mais il faut se garder de la rendre plus extraordinaire encore avectoutes les bêtises de leur Éliphas, de leur Taillebourg, de leurje-ne-sais-quoi, comme dit cet excellent M. Patard. À ce qu’ilparaît qu’il est malade, ce pauvre Patard ?

– Monsieur c’est M. Raymond de LaBeyssière qui m’a conseillé de me rendre chez vous.

– Raymond de La Beyssière, un fou !… unami de la Bithynie… un Pneumatique. Ça fait tourner les tables, eton appelle ça un savant ! Il doit savoir ce que c’est que lesecret de Toth, lui. Qu’est-ce qu’il vous envoie faire chezmoi ?

– Eh bien, voilà ! J’étais allé chez lui,parce qu’on parlait beaucoup, depuis quelques jours, du secret deToth sans savoir ce que c’était. Il faut vous dire que l’Éliphasdont on s’est d’abord moqué apparaît maintenant terrible à tout lemonde et qu’on a fait des perquisitions chez lui, dans sonlaboratoire de la rue de la Huchette, et qu’on a découvert là, surles mystères de l’humanité, des formules qui ne sont point aussiinoffensives qu’on pourrait le croire, car il s’y mêle assez dephysique et de chimie, paraît-il, pour faire passer à distance, lesgens de vie à trépas !

– Dans ce genre-là, ricana le grand Loustalot…Il y a la formule de la poudre à canon…

– Qui, mais elle est connue… tandis qu’il y aune formule, paraît-il, qui n’est pas connue de tout le monde etqui est la plus dangereuse de toutes… c’est ce qu’on appelle lesecret de Toth… À ce qu’il paraît que sur tous les murs dulaboratoire de la rue de la Huchette cette formule mystérieuse deToth est répétée… On a demandé – les magistrats poussés parl’opinion publique et des journalistes et moi-même –, on a demandéà M. Raymond de La Beyssière, qui est un de nos plus brillantségyptiaques, ce que c’était que le secret de Toth.

Il a répondu textuellement : « Lalettre du secret de Toth est celle-ci : Tu mourras si je veuxpar le nez, les yeux, la bouche et les oreilles, car je suis lemaître de l’air de la lumière et du son. »

– C’était un type épatant que ce vieuxToth ! fit le grand Loustalot en hochant la tête d’un airmi-sérieux, mi-goguenard.

– S’il faut en croire M. Raymond de LaBeyssière, il faudrait voir en lui l’inventeur de la magie. C’étaitl’Hermès des Grecs, à ce qu’il paraît, et il était neuf fois grand.On a trouvé sa formule écrite à Sakkarah, sur les parois deschambres funéraires des pyramides des rois de la Ve et de la VIedynastie – ce sont les plus anciens textes que nousconnaissions –, et cette formidable formule était entouréed’autres formules qui préservaient de la morsure des serpents, dela piqûre des scorpions et, en général, de l’attaque de tous lesanimaux qui fascinent. .

– Mon cher monsieur Lalouette, déclara legrand Loustalot, vous parlez comme un livre. On a plaisir à vousentendre.

– Je suis doué, mon cher maître, d’uneexcellente mémoire, mais je n’en tire aucune vanité. Je suis leplus ignorant des hommes et je viens bien humblement vous demanderce que vous pensez du secret de Toth… M. Raymond de LaBeyssière ne cache pas que la lettre du fameux secret inscrite dansle tombeau était suivie de signes mystérieux comme nos algébriqueset nos chimiques sur lesquels ont pâli des générationsd’égyptiaques. Et il disait que ces signes qui donnaient lapuissance dont parle Toth avaient été déchiffrés par l’Éliphas deLa Nox. Celui-ci l’affirma à plusieurs reprises et on a retrouvédans ses papiers, lors de la perquisition rue de la Huchette, unmanuscrit intitulé : Des forces du passé à celles de l’avenirqui tendrait à faire croire que l’Éliphas avait, en effet, pénétréla pensée redoutable des savants de ce temps-là. Vous saveznaturellement, mon cher maître, que les prêtres de la premièreÉgypte avaient déjà découvert l’électricité ?

– T’es chouette, Lalouette, ricana Loustaloten se courbant comme un singe et en se prenant le bout de ses piedsdans l’extrémité de ses petites mains. Mais continue toujours… tum’amuses.

M. Gaspard Lalouette fut suffoqué d’uneaussi vulgaire familiarité, mais réfléchissant que les hommes degénie ne sauraient se mouvoir dans le cadre de politesse fabriquépour les hommes ordinaires, il continua sans avoir l’air des’apercevoir de rien :

– Ce M. Raymond de La Beyssière est trèsaffirmatif là-dessus. Et il a même ajouté : « Ilspouvaient être aussi bien au courant des forces incommensurables dela dématérialisation de la matière que nous venons seulement dedécouvrir et même peut-être avaient-ils mesuré ces forces-là, cequi leur permettait bien des choses. »

Le grand Loustalot lâcha ses petits pieds, sedétendit comme un arc et se retrouva d’aplomb sous le menton deM. Lalouette, proférant, en se grattant le bout du nez, cesparoles étranges :

– Tu l’as dit, bouffi !

M. Lalouette ne sourcilla pas ; ildit :

– Tout cela vous semble bien ridicule, moncher maître.

– Tu parles, Charles !

– Je ne suis pas fâché, fit aussitôtM. Lalouette, en souriant aimablement au cher maître, de vousvoir prendre les choses sur ce ton. Figurez-vous que j’avais finipar me laisser impressionner, comme tant d’autres. Car vous savezce qui est arrivé. Aussitôt que l’on a connu le texte du secret deToth : « Tu mourras si je veux par le nez, par les yeux,la bouche et les oreilles, car je suis le maître de l’air, de lalumière et du son », aussitôt, il s’est trouvé des gens pourtout expliquer – Ah ! oui !

– À l’idée qu’avec le secret de Toth, Éliphasétait le maître du son ils se sont rappelé aussitôt les paroles dela Babette, sur la chanson qui tue ! Et ils ont dit quel’Éliphas, ou le vielleux, avait introduit quelque chose dans lemécanisme de l’orgue, une force qui tue en chantant et qui étaitpeut-être enfermée dans une boîte qu’on a retirée ensuite del’orgue.

C’est là-dessus que j’ai demandé à visiterl’orgue.

– C’est une affaire qui vous intéressait doncbien, monsieur Lalouette ? interrogea le savant sur un tonpresque farouche et qui démonta tout à fait ce pauvreM. Lalouette qui n’était cependant point timide.

– Elle ne m’intéressait pas plus que lesautres, répondit-il d’une façon assez embarrassée… vous savez, moiaussi j’ai vendu des orgues… de vieilles orgues… et j’ai vouluvoir…

– Et qu’est-ce que vous avez vu ?

– Écoutez, maître… je n’ai rien vu dansl’orgue, mais j’ai découvert, à côté de l’orgue, quelque chose… unobjet que voici…

Et M. Lalouette tira de la poche de songilet un long tube étroit qui se terminait en cône et quiressemblait à peu près à une embouchure d’instrument à vent.

Le grand Loustalot prit l’objet, le regarda etle rendit.

– C’est quelque embouchure, fit-il, de quelquebuccin…

– Je le crois aussi. Cependant, figurez-vous,mon cher maître, que cette embouchure s’emboîtait merveilleusementsur un trou qui était à l’orgue de Barbarie, et je n’ai jamais vud’embouchure de ce genre à un orgue de Barbarie… Je vous demandepardon… mais hanté par toutes les bêtises que j’avais entendues, jeme suis dit : « C’est là peut-être l’embouchure qui étaitdestinée à conduire dans une certaine direction le son quitue. »

– Oui ! Eh bien, mon cher antiquaire deLalouette, en voilà assez ! vous êtes aussi bête que lesautres !… et qu’est-ce que vous allez faire de cetteembouchure ?

– Mon cher maître, déclara Lalouette ens’essuyant le visage… je n’en ferai rien du tout et je nem’occuperai plus du tout de cet orgue, si un homme tel que vous medéclare que le secret de Toth…

– Est le secret des imbéciles !… Adieu,monsieur Lalouette, adieu !… Ajax ! Achille !laissez partir le monsieur.

Mais Lalouette qui avait maintenant la libertéde sortir n’en profita pas.

– Encore un mot, mon cher maître… et vousaurez soulagé ma conscience à un point que vous ne pouvezsoupçonner mais que je me permettrai de vous expliquer plustard.

– Qu’est-ce ? interrogea aussitôtLoustalot en redressant l’oreille et en s’arrêtant sur le palier –voici. Ceux qui ont dit que l’Éliphas avait pu assassiner MartinLatouche avec la chanson qui tue ont, toujours d’après le secret deToth qui parle de la puissance mortelle de la lumière, prétendu queMaxime d’Aulnay avait été tué à coups de rayons.

– À coups de rayons ! Décidément il fautvous enfermer !

– Pourquoi à coups de rayons ?

– Oui, on lui aurait envoyé dans l’œil, àl’aide d’un appareil spécial, des rayons préalablement empoisonnés,et il en serait mort. À l’appui de leur dire, ceux-ci affirmentqu’un rayon est venu frapper Maxime d’Aulnay pendant qu’il lisaitson discours… et que M. d’Aulnay a fait, avant de tomberfoudroyé, le geste de celui qui veut chasser de son visage unemouche ou se garantir tout à coup d’un éclat lumineux qui legêne.

– Ah ! ça… c’est envoyé ! Pan !dans l’œil !

– Enfin, le secret de Toth permet encore detuer par la bouche ou par le nez. Ces fous, car je vois bien quel’on ne saurait leur donner un autre nom, ces fous, mon chermaître, ont choisi pour Jehan Mortimar la mort par lenez !

– Ils ne pouvaient mieux faire,monsieur ! déclara le grand Loustalot, pour le poète desParfums tragiques.

– Qui, les parfums sont quelquefois plustragiques qu’on ne le pense.

– Hortense !

– Riez, mon cher maître, riez ! mais jeveux vous faire rire jusqu’au bout. Ces messieurs prétendent que lapremière lettre qui fut apportée à Jehan Mortimar avec la terribleinscription sur les parfums, est authentique, tout à fait del’écriture d’Éliphas, tandis que la seconde n’est que l’envoi d’unmauvais plaisant. Dans sa lettre, Éliphas avait enfermé un poisonsubtil tel que celui des Borgia dont vous avez certainement entenduparler – Poil au nez !

On aurait pu croire que la façon si méprisanteavec laquelle le grand Loustalot croyait devoir répondre auxquestions si sérieuses de M. Gaspard Lalouette finit parlasser la patience et la politesse de l’expert-antiquaire marchandde tableaux, mais, bien au contraire, il arriva que, ne se tenantplus de joie, M. Lalouette saisit le grand Loustalot dans sesbras et le combla de caresses. Il l’embrassait pendant quel’immense petit savant ruait de toutes ses petites jambes.

– Laissez-moi ! criait-il,laissez-moi ! ou je vous fais dévorer par mes chiens.

Mais – hasard miraculeux – les chiensn’étaient plus là et le bonheur de M. Lalouette paraissait àson comble.

– Ah ! quel soulagement !s’écriait-il, que c’est bon !… que vous êtes bon ! quevous êtes grand !… quel génie !

– Vous êtes fou ! fit Loustalot en sedégageant enfin, furieux, ne sachant pas ce qui lui arrivait.

– Non ! ce sont eux qui sont fous !Répétez-le-moi, mon cher maître, et je m’en vais.

– Évidemment ! ce sont des tousfous !

– Ah ! ah ! des tous fous ! jele retiens : des tous fous.

– Des tous fous ! reprit le savant.

Et tous deux répétaient : « Des tousfous ! Des tous fous !… »

Et ils riaient maintenant, les meilleurs amisdu monde.

Enfin, M. Lalouette prit congé.M. Loustalot l’accompagna fort aimablement jusque dans la couret là, s’apercevant que la nuit était tout à fait tombée, il dit àM. Lalouette :

– Attendez, je vais vous accompagner un boutde chemin avec une lanterne ; je ne veux pas que vous tombiezdans la Marne.

Et il revint tout de suite avec une petitelanterne allumée qu’il brinquebalait à hauteur de ses courtsgenoux.

– Alors ! dit-il.

Et il ouvrit lui-même et ferma soigneusementla grille. On n’avait pas revu le géant Tobie. M. Lalouette sedisait :

– Qu’est-ce qui m’a raconté que cet hommeétait distrait ?

Il pense à tout.

Ils marchèrent ainsi pendant dix minutes. Ilsarrivèrent à la rive de la Marne où M. Lalouette retrouva unsentier confortable. M. Lalouette, qui ne détestait point unecertaine emphase dans la conversation, crut devoir dire alors,avant de quitter le grand Loustalot et après s’être excusé une foisde plus du grand dérangement qu’il avait causé :

– Décidément, cher maître, notre grand Parisest tombé très bas. Voici trois morts qui sont bien les plusnaturelles des morts. Au lieu de les expliquer comme vous et moiavec les seules lumières de la raison, Paris préfère croire auxsaltimbanques qui s’arrogent une puissance à faire rougir lesdieux.

– Poil aux yeux ! termina le grandLoustalot, et il s’en retourna, tout de go, avec sa lanterne,laissant M. Gaspard Lalouette complètement abasourdi, sur larive, au milieu de la nuit noire…

Au loin, la lueur de la lanterne dansait… etpuis cette lueur-là aussi disparut, et, tout à coup, la clameureffrayante, le grand cri de mort, le ululement humain retentit dansle lointain… suivi aussitôt de l’aboiement désespérément prolongédes molosses.

M. Lalouette, qui s’était d’abord arrêtéhaletant d’horreur à ce cri effarant, crut entendre plus près delui le hurlement des bêtes… Il s’enfuit.

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