Le Fauteuil hanté

IX. En France…

 

On trouve toujours un citoyen de courage et debon sens pour faire honte, par son exemple, à la foule stupide.

Tout simplement, on s’embrassa. Le souvenir decet heureux enthousiasme s’est conservé à l’Académie sous le nom debaiser Lalouette.

Ceux qui étaient là regrettèrent de ne pointse trouver en plus grand nombre pour se réjouir d’une façon pluscomplète. Plus on est de fous, plus on rit.

Ils riaient.

Ils s’embrassaient et ils riaient tous lessept.

Car ils n’étaient que sept. En ce temps-là onvenait aux séances le moins possible, car elles n’étaient pointgaies.

Mais celle-là fut mémorable.

Tous les sept résolurent immédiatement derendre visite à ce M. Jules-Louis-Gaspard Lalouette. Ils levoulaient connaître sans plus tarder et, par une démarche aussi endehors de tous les usages, le lier définitivement au sortacadémique. Ils voulaient I’» engager ».

On attendit que M. Hippolyte Patard fûtun peu remis de son émoi, et tout le monde descendit chez leconcierge que l’on envoya quérir deux voitures.

Ils avaient bien pensé se rendre rue Laffitteà pied – cela leur aurait fait du bien de « prendrel’air », et depuis longtemps ils n’avaient point aussilégèrement respiré –, mais ils avaient craint qu’on nereconnût sur les trottoirs M. le directeur M. lechancelier – qui n’étaient plus les mêmes que ceux que nous avonsconnus, car le bureau se renouvelle tous les trois mois – etM. le secrétaire perpétuel ; et qu’on ne se livrât àquelque manifestation indécente dont aurait souffert la dignitéacadémique.

Et puis, pour tout dire, ils étaient pressésde connaître leur nouveau collègue. Vous pensez bien que dans lesdeux voitures on ne s’entretenait que de lui. Dans la première ondisait : « Qui est donc ce M. Lalouette, homme delettres ? Ce nom ne m’est pas inconnu. Il me semble qu’il apublié quelque chose dernièrement. Son nom était dans lesjournaux. » Dans la seconde on disait : « Avez-vousremarqué qu’il a fait suivre sa signature de cette formulecurieuse : “Officier de l’Académie” ? C’est un hommed’esprit qui a voulu nous faire entendre qu’il nous appartenaitdéjà. » Et ainsi chacun disait son mot, comme il arrivelorsque la vie est belle.

Seul M. Hippolyte Patard ne disait rien,car sa joie intime lui était trop précieuse pour qu’il la dispersâten vains bavardages.

Il ne se demandait point, lui :« Qu’est ce M. Lalouette ? Qu’a-t-ilpublié ? » Tout cela lui était indifférent.M. Lalouette était M. Lalouette, c’est-à-dire : lequarantième, et il lui accordait, sans discussion, du génie.

Ainsi on arriva rue Laffitte. Les voituress’éloignèrent.

M. Hippolyte Patard constata que l’on setrouvait bien en face du 32 bis, et, suivi de ses collègues, ilpénétra résolument sous la voûte.

Ils étaient dans une demeure de « belleapparence ».

Sur la porte de sa loge la concierge demanda àces messieurs où ils allaient.

M. le secrétaire perpétuel dit :

– M. Lalouette, s’il vousplaît ?

– Il doit être dans sa boutique, monsieur.

Les sept se regardèrent. « Dans saboutique, M. Lalouette, homme de lettres ? » Labrave dame devait se tromper M. le secrétaire perpétuelprécisa :

– Nous désirons voir M. Lalouette,officier d’Académie.

– C’est bien cela, monsieur, je vous dis qu’ilest dans sa boutique. L’entrée est dans la rue.

Les sept saluèrent, assez étonnés etprofondément déçus.

Ils se retrouvèrent dans la rue et considérantune boutique d’antiquaire au-dessus de laquelle ils lurent cesmots : Gaspard Lalouette !

– C’est bien cela, fit M. Patard.

Ils regardaient les vitrines qui laissaientvoir pas mal de bric-à-brac et un vieux tableau dont on nedistinguait plus les couleurs.

– On vend de tout ici, constata, les lèvrespincées, M. le directeur.

M. le chancelier dit :

– Ça n’est pas possible ! Ce monsieur amis sur sa carte : « homme de lettres ».

Mais M. le secrétaire perpétuel prononçad’une voix rogue :

– Je vous en prie, messieurs, ne faites pasles dégoûtés.

Et bravement, il ouvrit la porte de laboutique. Les autres suivirent, mal à l’aise, mais n’osant plusrisquer une observation. M. le secrétaire perpétuel leurlançait des regards fulgurants.

De l’ombre, une dame surgit qui portait au couune belle grosse épaisse chaîne d’or.

Elle était d’un certain âge, avait dû êtrejolie, et d’admirables cheveux blancs lui donnaient un grand air.Elle demanda à ces messieurs ce qu’ils désiraient. M. Panardsalua profondément, répondit qu’ils désiraient voirM. Lalouette, homme de lettres, officier d’Académie.

M. le secrétaire perpétuel, sur le tond’un caporal à la manœuvre, commanda :

– Annoncez l’Académie !

Et il fixa ses hommes avec l’intention bienévidente de les flanquer tous à la salle de police s’ils faisaientun faux mouvement.

La dame poussa un léger cri, porta la main àsa poitrine qu’elle avait opulente, sembla se demander si elleallait s’évanouir puis finalement rentra dans l’ombre.

– C’est sans doute Mme Lalouette, fitM. Patard ; elle est très bien.

Presque immédiatement, la dame revint avec ungentil monsieur bedonnant, dont le ventre s’adornait d’une bellegrosse épaisse chaîne d’or. Ce monsieur était d’une pâleurmarmoréenne. Il s’avança vers les visiteurs sans pouvoir prononcerune parole.

Mais M. Hippolyte Patard veillait. Il lemit tout de suite à son aise.

– C’est vous, monsieur dit-il, qui êtesM. Gaspard Lalouette, officier d’Académie, homme de lettres,qui posez votre candidature au fauteuil deMgr d’Abbeville ? S’il en est ainsi, monsieur –M. Gaspard Lalouette, qui n’avait pu surmonter son étouffanteémotion, faisait signe qu’il en était ainsi –, s’il en estainsi, monsieur permettez à M. le directeur de l’Académie, àM. le chancelier, à mes collègues et à moi-même,M. Hippolyte Patard, secrétaire perpétuel, de vous féliciter.Grâce à vous, il sera entendu une fois pour toutes qu’en France ontrouve toujours un citoyen de courage et de bon sens pour fairehonte, par son exemple, à la foule stupide.

Et M. le secrétaire perpétuel serrasolennellement et solidement la main de M. GaspardLalouette.

– Eh bien, réponds, Gaspard ! fit la dameaux cheveux blancs.

M. Lalouette regarda sa femme, puis cesmessieurs, puis sa femme, puis encore M. Hippolyte Patard etil lut tant d’encouragement sur la bonne et honnête figure de cedernier qu’il s’en sentit tout ragaillardi.

– Monsieur ! fit-il, c’est tropd’honneur !… Permettez-moi de vous présenter « monépouse ».

À ces mots : « mon épouse »,M. le directeur et M. le chancelier avaient commencéd’esquisser un vague sourire, mais un coup d’œil terrible deM. Patard les arrêta net et les rendit à la gravité de lasituation.

Mme Lalouette avait salué. Elledit :

– Ces messieurs ont sans doute à causer. Ilsseront mieux dans l’arrière-boutique.

Et elle les fit passer dans la pièce dufond.

Cette expression« l’arrière-boutique » avait fait faire une grimace àM. Hippolyte Patard lui-même, mais quand les académicienseurent pénétré dans cette arrière-boutique-là ils furent toutheureux de reconnaître qu’ils étaient dans un véritable petitmusée, arrangé avec le plus grand goût, et où, sur les murs et dansdes tables-vitrines, on pouvait admirer des merveilles. Destableaux, des statuettes, des bijoux, des dentelles, des broderiesdu plus grand prix étaient disposés.

– Oh ! madame ! votrearrière-boutique ! s’exclama M. Hippolyte Patard, quellemodestie ! Je ne connais point de plus beau, ni même de plusprécieux ou de plus artistique salon dans toute la capitale.

– On se croirait au Louvre ! déclaraM. le directeur – vous nous comblez ! affirmaMme Lalouette, en se rengorgeant.

Et tout le monde renchérit sur les splendeursde l’arrière boutique.

M. le chancelier dit :

– Cela doit vous faire de la peine de vendred’aussi belles choses…

– Il faut bien vivre ! répondithumblement M. Gaspard Lalouette.

– Évidemment ! acquiesça M. lesecrétaire perpétuel, et je ne connais point de plus noble métierque celui qui consiste à distribuer la beauté !…

– C’est vrai ! approuva la Compagnie.

– Quand je parle de métier, repritM. Patard, je m’exprime mal. Les plus grands princes vendentleurs collections. On n’est point marchand pour cela. Vous vendezvos collections, mon cher monsieur Lalouette, et c’est bien votredroit.

– C’est ce que je dis toujours à mon mari,monsieur, fit entendre Mme Lalouette, et c’est là l’objet denos ordinaires discussions. Mais il a fini par me comprendre et surle Bottin de l’année prochaine on ne lira plus :M. Gaspard Lalouette, marchand de tableaux, expert-antiquaire,mais : M. Gaspard Lalouette, collectionneur –Madame ! s’écria M. Hippolyte Patard, enchanté, madame,vous êtes une femme supérieure. Il faudra mettre cela aussidans Le Tout-Paris.

Et il lui baisa la main.

– Oh ! sûrement, répondit-elle, quand ilsera de l’Académie.

Il y eut un court silence et puis des petitestoux. M. Hippolyte Patard jeta un coup d’œil sévère sur toutle monde et, avec autorité, s’empara d’un siège.

– Asseyez-vous tous, ordonna-t-il. Nous allonscauser sérieusement.

On obéit. Mme Lalouette roulait entre sesdoigts sa grosse épaisse chaîne d’or. À côté d’elle,M. Gaspard Lalouette fixait M. le secrétaire perpétuelavec, dans le regard, cette anxiété spéciale aux élèves un peucancres qui se trouvent en face de leurs examinateurs, le jour dubaccalauréat.

– Monsieur Lalouette, fit M. Patard, vousêtes un homme de lettres ; cela veut-il dire que vous aimiezles lettres simplement, ou que vous ayez déjà publié quelquechose ?

Comme on le voit, M. le secrétaireperpétuel prenait déjà ses précautions pour le cas oùM. Lalouette n’eût rien publié du tout.

– J’ai déjà, M. le secrétaire perpétuel,répondit avec assurance le marchand de tableaux, j’ai, déjà, publiédeux ouvrages qui sont, j’ose le dire, fort appréciés desamateurs.

– Très bien cela ! Et leurs titres, s’ilvous plaît ?

– De l’art de l’encadrement.

– Parfait !

– Et un autre sur l’authenticité dessignatures de nos peintres les plus célèbres.

– Bravo !

– Évidemment, ces œuvres ne sont pointrépandues dans le gros public, mais tous ceux qui fréquententl’Hôtel des ventes les connaissent. – M. Lalouette est tropmodeste, déclara Mme Lalouette en faisant sonner sa chaîned’or. Nous avons ici une lettre de félicitations d’un personnagequi a su apprécier mon mari à sa juste valeur. J’ai nomméMonseigneur le prince de Condé.

– Monseigneur le prince de Condé !s’exclamèrent tous les académiciens en se levant comme un seulhomme.

– Voici la lettre.

Et Mme Lalouette tira, en effet, unelettre de son opulent corsage.

– Elle ne me quitte jamais ! fit-elle.Après M. Lalouette, c’est ce que j’ai de plus cher aumonde.

Tous les académiciens étaient, maintenant, surla lettre qui était bien du prince et des plus élogieuses. La joieétait générale. M. Hippolyte Patard se retourna versM. Lalouette et lui serra la main à la lui briser.

– Mon cher collègue, lui dit-il, vous êtes unbrave !

M. Lalouette devint tout rouge. Il avaitrelevé le front. Déjà il dominait la situation. Sa femme leregardait avec orgueil.

Et tout le monde répéta :

– Oui, oui, vous êtes un brave.

M. Patard :

– L’Académie s’honorera d’avoir un brave dansson sein.

– Je ne sais, monsieur, fit M. Lalouetteavec une humilité feinte, car il voyait bien que « l’affaireétait dans le sac », s’il n’y a vraiment point tropd’ambition, à un pauvre plumitif comme moi, à briguer un telhonneur ?

– Eh ! s’écria M. le directeur quiconsidérait maintenant M. Lalouette avec amour depuis qu’ilavait lu la lettre de Monseigneur le prince de Condé !… Celafera réfléchir les imbéciles !

M. Lalouette ne sut d’abord trop commentil devait prendre cette réflexion, mais il y avait une telleallégresse sur le visage de M. le directeur qu’il pensa quecelui-ci n’avait point voulu lui être désagréable, ce qui, dureste, était la vérité.

– De fait ! Il y en a eu dans toute cettehistoire, dit-il.

On l’écouta. On était curieux de savoircomment M. Lalouette envisageait les malheurs de l’Académie.Maintenant on n’avait plus qu’une crainte, c’est qu’il revînt sursa résolution. Il dit :

– Oh ! moi, c’est bien simple ! Jeplains la pauvre humanité qui admet parfaitement une série de vingtet une à la noire et qui n’admet point trois morts naturelles desuite à l’Académie !

On applaudit. M. le directeur qui neconnaissait point le jeu de la roulette se le fit expliquer. Onlaissa parler M. Lalouette. On l’étudiait. On était content delui ; mais ce fut une véritable admiration quand, à proposd’un incident purement littéraire qui s’était élevé entreM. le chancelier et M. le secrétaire perpétuel,M. Lalouette les départagea avec une remarquable autorité.

Voici comment la chose advint.

– Enfin, je vais pouvoir vivre, grâce à cegalant homme ! » s’était écrié M. Patard, dans sonenthousiasme. « Ma parole, je n’étais plus que l’ombre demoi-même et il m’était venu de véritablesabajoues ! »

– Oh ! monsieur le secrétaireperpétuel ! réclama M. le chancelier : on dit devéritables bajoues ! Abajoues, le mot n’est pas français.

C’est alors que M. Lalouette, coupantcourt aux protestations de M. Patard, était intervenu, et ilavait déclaré tout d’une traite et quasi sans respirer :

« Abajoues, altération du mot bajoues,substantif féminin.

Poches que certains singes chéiroptères etrongeurs portent dans l’épaisseur des joues, de chaque côté de labouche. Les abajoues sont des réservoirs pour les aliments nonconsommés immédiatement. Dans les chauves-souris du genre nyctèreelles facilitent le vol en permettant l’introduction de l’air dansle tissu cellulaire sous-cutané. Par extension et plaisamment,joues pendantes. Parties latérales du groin du cochon et de la têtede veau ! » Il n’y avait rien à répondre à cela. Ilseurent tous le bec clos, tout académiciens qu’ils étaient. Maisl’admiration générale devint presque de l’humiliation et cettehumiliation de la consternation, quand, passant devant une sorte detable divisée en un certain nombre de rainures parallèles oùglissaient des boutons mobiles, M. le directeur lui-mêmedemanda ce que cela était et qu’il lui fut répondu parM. Lalouette que cela était l’abaque et qu’enfin M. ledirecteur demanda ce que c’était qu’une abaque.

M. Lalouette parut grandir il lança uncoup d’œil glorieux à Mme Lalouette et dit :

– Monsieur le directeur on dit un abaque.Abaque est un nom masculin qui vient du grec abax, comptoir, damierbuffet. Chez les Grecs, table placée dans le sanctuaire pourrecevoir les offrandes. Chez les Romains, buffet sur lequel onétalait la vaisselle de prix. Mathématiques : machine àcalculer d’origine grecque, employée par les Romains dans leursopérations arithmétiques. Les Chinois, les Tartares, les Mongols enont usé. Les Russes l’ont adopté. En architecture : tablettequi s’interpose entre le chapiteau d’une colonne et l’architrave.Vitruve, monsieur le directeur Vitruve se sert du mot plinthe pourdésigner l’abaque.

En entendant le marchand de tableaux parler deVitruve, ils baissèrent tous la tête, à l’exception deM. Patard, dont l’œil flamboyait. Vitruve, surtout, finit dele conquérir.

– Le fauteuil de Mgr d’Abbeville seradignement occupé, dit-il.

Et on ne parla plus à M. Lalouettequ’avec respect. Enfin, ces messieurs, un peu gênés, et redoutantde commettre encore quelque faute de français, prirent congé. Ilsfirent leurs compliments à M. Lalouette et baisèrent tous lamain de « son épouse » qui leur parut bien imposante.

Mais M. Patard ne s’en alla pas, carM. Gaspard Lalouette lui avait fait entendre qu’il avaitquelque chose de particulier à lui dire. Restés seuls,M. Lalouette congédia Mme Lalouette.

– Va-t’en, fille, ordonna-t-il.

Celle-ci s’en fut en poussant un soupir et enimplorant du regard M. Patard.

– Qu’y a-t-il pour votre service, mon chercollègue ? » demanda M. Patard un peu inquiet.

– J’ai une confidence à vous faire, monsieurle secrétaire perpétuel ; cela restera entre vous et moi, maisil est nécessaire que je ne vous cache rien… À nous deux, nouspourrons certainement remédier aux inconvénients de la chose… car,pour le discours, par exemple…

– Quoi ?… pour le discours ?…Expliquez-vous, mon cher monsieur Lalouette, je ne vous comprendspas… Ne sauriez-vous pas composer un discours ?

– Oh ! si, si, ce n’est pas cela qui megêne !

– Eh bien, alors !

– Eh bien, alors… on le lit…

– Naturellement, c’est beaucoup trop long pourqu’on l’apprenne par cœur- voilà bien ce qui me tracasse, monsieurle secrétaire perpétuel… car je ne sais pas lire.

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