Le Fauteuil hanté

XVIII. Le secret du grand Loustalot

 

La rue Laffitte était noire de monde. À toutesles fenêtres, des groupes de curieux attendaient queM. Gaspard Lalouette quittât le domicile conjugal pour serendre à l’Académie française, où il devait prononcer son discours.C’était une fête et une gloire pour le quartier. Un marchand detableaux, un bibelotier académicien, cela ne s’était encore jamaisvu, et les circonstances héroïques au milieu desquelles sedéroulait un pareil événement avaient, comme on le pense bien,fortement contribué à mettre toutes les cervelles à l’envers. Lesjournalistes avaient envahi les trottoirs et exhibaient à chaqueinstant leurs coupe-files, pour n’être point gênés dans leurreportage par l’exceptionnel service d’ordre que le préfet depolice avait été dans la nécessité d’organiser Beaucoup de ceux quiétaient là avaient formé le projet non seulement d’acclamerM. Lalouette, mais encore de l’accompagner jusqu’au bout dupont des Arts… dessein, du reste, qu’ils n’eussent pu accomplircar, depuis des heures, on ne passait plus sur le pont des Arts.Enfin, au fond de la pensée de tous gisait la crainte de lanouvelle de la mort à laquelle il fallait bien s’attendre.

Comme M. Lalouette continuait de resterinvisible, cette crainte ne faisait que grandir, cette angoisseaugmentait avec les minutes qui s’écoulaient.

Or tous ces gens n’avaient point vu passerM. Lalouette, attendu que le nouvel académicien était, depuisneuf heures du matin, à l’Académie, enfermé avec M. HippolytePatard dans la salle du Dictionnaire.

Ah ! les malheureux avaient passé unenuit terrible, et c’est dans un triste état qu’ils étaient revenuschez ce petit-cousin de M. Lalouette qui tenait un petit débitplace de la Bastille.

Là, Mme Lalouette les avait fortmystérieusement rejoints.

On lui avait naturellement tout raconté, et ils’en était suivi une consultation qui avait duré plusieursheures.

M. Lalouette voulait qu’on allât tout desuite trouver la police, mais M. Patard le toucha par sonéloquence et ses larmes et il fut entendu que l’on agirait fortprudemment et de telle sorte que l’esclandre, autant que possible,fût évité et que l’Académie ne s’en trouvât point déshonorée.M. Patard tentait ainsi de faire comprendre àM. Lalouette que, depuis qu’il était académicien, il avait desdevoirs qui n’incombaient point au reste des hommes, et qu’il étaitresponsable, pour sa part, telle la vestale antique, de l’éclat decette flamme immortelle qui brûle sur l’autel del’Institut.

À quoi M. et Mme Lalouette crurentdevoir répondre que cette fonction glorieuse leur paraissaitmaintenant accompagnée de trop de périls pour qu’ils y tinssentbeaucoup. À quoi M. le secrétaire perpétuel répliqua qu’ilétait trop tard pour revenir en arrière et que lorsqu’on étaitImmortel, c’était jusqu’à la mort.

– C’est bien ce qui me chagrine ! avaitrépondu encore M. Lalouette.

En fin de compte, comme ils étaient sûrs quele grand Loustalot ignorait qu’ils avaient surpris son secret, lasituation pouvait leur paraître plutôt rassurante, plus rassuranteque lorsqu’ils ne connaissaient point la cause de la mort des troisprécédents récipiendaires. Mme Lalouette fit bien encorequelques réflexions mais elle était toute chaude de l’enthousiasmepopulaire qui assiégeait sa maison et il lui eût été douloureux derenoncer si tôt à la gloire. Il fut résolu que, dès la premièreheure, ces messieurs, pour n’être point dérangés, iraients’enfermer dans la salle du Dictionnaire dont la porte seraitcondamnée à tous, et par conséquent au grand Loustalot. Enfin, onacheta du coton et des lunettes bleues.

Dans la salle du Dictionnaire,M. Hippolyte Patard et M. Lalouette, ayant mis le cotondans leurs oreilles et les lunettes bleues sur le nez,attendaient.

Quelques minutes seulement les séparaient dumoment où la mémoire de M. Lalouette allait trouver l’occasionà jamais illustre de s’exercer pour le triomphe des lettres.

Au-dehors, une rumeur impatiente montait.

– C’est l’heure ! fit soudainM. Patard ; c’est l’heure, et résolument il ouvrit laporte de la salle, prenant sous son bras le bras de son nouveaucollègue.

Mais la porte fut brutalement poussée, puisrefermée…

Les deux hommes reculèrent en poussant un crid’effroi.

Le grand Loustalot était devant eux.

– Tiens ! Tiens ! fit celui-ci, lavoix légèrement tremblante, le sourcil froncé… tiens ! vousportez lunettes, maintenant, monsieur le secrétaireperpétuel ? Eh ! mais !… et M. GaspardLalouette aussi !… Bonjour monsieur Gaspard Lalouette… Il y alongtemps que je n’avais eu l’honneur de vous voir…Enchanté !

Lalouette balbutia des parolesinintelligibles. M. Patard essayait cependant de reconquérirun peu de sang-froid, car la minute était des plus graves. Ce quil’ennuyait, c’est que le grand Loustalot cachait obstinément unemain derrière son dos.

Et le plus affreux était qu’il ne« fallait avoir l’air de rien ».

Car, à n’en pas douter, le grand Loustalotsoupçonnait quelque chose.

M. Hippolyte Patard fit entendre unepetite toux sèche et répondit, en ne perdant pas un seul desmouvements du savant.

– Oui, M. Lalouette et moi, nous avonsdécouvert que nous avions la vue un peu fatiguée.

M. Loustalot fit un pas en avant.

Les deux autres en firent deux en arrière.

– Où avez-vous découvert cela ? demandalugubrement le savant. Ne serait-ce justement point chez moi, hiersoir ?

M. Lalouette eut comme un étourdissement,mais M. Patard, de toutes ses pauvres forces, protesta…affirmant que le grand Loustalot était le plus distrait des hommeset qu’il ne savait au juste ce qu’il disait, car, hier soin niM. Lalouette ni lui n’avaient quitté Paris.

Le grand Loustalot ricana encore, sa maintoujours cachée derrière son dos.

Et, tout à coup, son bras se détendit enavant, pour la plus grande terreur de ces messieurs qui, d’unemain, assujettirent brusquement leurs lunettes, et, de l’autre, lecoton dans leurs oreilles, croyant voir apparaître la petiteterrible lanterne sourde ou le cher petit perce-oreille.

Mais la main du grand Loustalot montrait unparapluie.

– Mon parapluie ! s’écria M. lesecrétaire perpétuel.

– Je ne vous l’ai pas fait dire ! grondasourdement le savant… votre parapluie, monsieur le secrétaireperpétuel, que vous avez oublié dans le train qui vous ramenait deLa varenne !… Un employé fidèle qui vous connaît et qui meconnaît et qui nous a vus quelquefois voyager ensemble… me l’aremis… Ah ! ah ! monsieur le secrétaireperpétuel !

Le grand Loustalot s’exaltait de plus en plusen agitant le parapluie que M. Hippolyte Patard essayait envain de saisir à la volée.

– Ah ! ah !… vous trouvez que jesuis distrait… mais le serai-je jamais autant que vous qui oubliezle parapluie le plus aimé du monde ?… Le parapluie deM. le secrétaire perpétuel !… Ah ! je l’ai soigné envérité… comme s’il avait été mon parapluie à moi !…

Et le savant lança le parapluie à toute voléeà travers la pièce. L’objet fit plusieurs tours sur lui-même etalla se briser contre la figure impassible d’Armand Duplessis,cardinal de Richelieu.

Devant ce sacrilège, M. Patard avaitcommencé un cri.

Mais la figure de Loustalot était devenue sieffrayante que ce cri n’avait pu s’achever… Il resta à l’état depuissance – ou d’impuissance – dans la gorge de M. lesecrétaire perpétuel.

Ah ! la fulgurante figure de démon !M. Loustalot barrait toujours le passage de la porte etagitait les bras comme un vrai Méphisto de théâtre qui veut fairecroire qu’il a des ailes.

Pour un vrai savant, c’était inouï, et tout lemonde l’eût cru toqué.

M. Patard et M. Lalouette pensèrentque c’était le diable.

Comme il avançait toujours, ils reculèrentencore.

– Allons ! Allons !… Tas devoleurs ! leur cria-t-il avec un éclat qui les annihila deplus en plus… Tas de voleurs de mon secret ! Il a fallu quevous descendiez dans la cave, hein ? pendant que je n’étaispas là… comme des gens mal élevés ou comme des tas devoleurs ! Et il aurait pu vous en cuire, vous savez !… Etles chiens auraient pu vous manger comme des alouettes ou vous tuercomme des mouches ! Ainsi parle Dédé. Vous l’avez vu,Dédé ? Tas de voleurs !… Enlevez donc vos lunettes, tasd’imbéciles !

Loustalot écumait. Il s’essuyait la bouche etaussi son front en sueur à grands coups de ses mains comme s’il sedonnait des claques !

– Mais retirez donc vos lunettes ! (Lesautres, bien entendu, ne les retiraient pas.) vous avez dû aussivous mettre du coton dans les oreilles !… Tout lebataclan !…

Toute la folie de Dédé !… Et qu’il mefait mes inventions pour un morceau de pain !… Et le secret deToth, n’est-ce pas ?…

Et la lumière qui tue ? et le cher petitperce-oreille !… Toute la folie, toute la folie deDédé !… Qu’est-ce qu’il a bien pu ne pas vous dire ?… Lepauvre cher fou !… le pauvre cher fou !… le pauvre cherfou !

Et Loustalot se laissant tomber sur une chaisesanglota d’une façon si désespérée que « les deuxautres » en eurent comme un choc au cœur. Et cet immensemisérable qui, il y a une seconde à peine, leur paraissait le plusgrand criminel de la terre, leur parut, tout à coup, infinimentpitoyable. Oh ! ils étaient bien étonnés de le voir pleurerainsi, mais ils ne s’approchèrent de lui qu’avec prudence et engardant leurs lunettes. Loustalot, râlant, gémissait :

– Le pauvre cher fou !… le pauvre enfant…mon enfant !… Messieurs… mon fils !… Comprenez-vousmaintenant ?… mon fils qui est fou !… fou dangereux, trèsdangereusement fou… Les autorités ne m’ont permis de le conserverchez moi que comme un prisonnier… – Un jour, on a retiré de sesmains une petite fille qu’il avait presque étranglée afin dereprendre dans sa gorge ce qu’elle avait pour chanter aussi bienque cela !… Ah ! Il ne faut pas le dire… C’est mon filsunique !… On me le prendrait !… On mel’enfermerait !… On me le volerait !… vous n’avez qu’àparler pour qu’on me vole mon fils !… tas de voleursd’enfants !

Et il pleura !… Il pleura !…

M. Hippolyte Patard et M. Lalouettele regardaient, immobiles, foudroyés par cette révélation. Cequ’ils venaient d’entendre et la sincérité de ce désespoir leurexpliquaient le singulier et douloureux mystère de l’homme àtravers les barreaux.

Mais les trois morts ?…

M. Patard posa une main timide surl’épaule du grand Loustalot dont les larmes ne tarissaient pas…

– Nous ne dirons rien ! déclaraM. le secrétaire perpétuel, mais avant nous, il y a eu troishommes qui, eux aussi, avaient promis de ne rien dire… et qui sontmorts.

Loustalot se leva, étendit les bras comme s’ilvoulait étreindre toute la douleur du monde.

– Ils sont morts ! les malheureux !…Croyez-vous donc que je n’en aie pas été plus épouvanté quevous ?… Le destin semblait se faire mon complice !… Ilssont morts parce qu’ils ne se portaient pas bien ! Qu’est-ceque vous voulez que j’y fasse ?

Et il alla à Lalouette.

– Mais vous, monsieur… vous !dites-moi !… vous avez une bonne santé ?

Avant que M. Lalouette n’ait pu répondre,la salle était envahie par ses collègues impatients qui venaientchercher M. le secrétaire perpétuel et son héros.

La cour les salles, les couloirs de l’Institutétaient pleins du plus ardent tumulte.

Malgré le coton qu’il avait enfoncé dans sesoreilles, M. Lalouette ne perdit rien de tous ces bruits degloire. En somme, après la confidence dernière de Loustalot, ilpouvait passer à l’Immortalité, en toute paix et sans remords. Ilse laissa porter jusqu’à l’entrée de la salle des séancespubliques.

Là, il fut arrêté un instant parl’encombrement et se trouva nez à nez avec Loustalot lui-même. Ilestima, avant d’aller plus avant, devoir prendre une suprêmeprécaution, et, penché à l’oreille du savant, il lui dit :

– Vous m’avez demandé si j’ai une bonnesanté ?… Merci, elle est excellente… je crois fermement à toutce que vous nous avez raconté, mais en tout cas, je vous souhaiteque je ne meure point, car j’ai pris mes précautions… j’ai écritmoi même un récit de tout ce que nous avons vu et entendu chezvous, récit qui sera divulgué aussitôt après ma mort.

Loustalot considéra curieusementM. Gaspard Lalouette, puis il répondit avecsimplicité :

– Ça n’est pas vrai, puisque vous ne savez paslire !…

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