Le Fauteuil hanté

XIX. Le triomphe de GaspardLalouette

 

M. Gaspard Lalouette ne pouvait plusdécemment reculer.

Déjà on l’avait aperçu dans la salle. Desbravos assourdissants saluèrent son entrée. La vue deMme Lalouette, au premier rang, rendit au récipiendaire un peude son courage, mais, en vérité, M. Loustalot venait de luiporter un coup terrible. Il en chancelait encore. Comment cet hommesavait-il que lui, Lalouette, ne savait pas lire ? Le secreten avait été cependant précieusement gardé. Ce n’était point Patardqui pouvait avoir parlé ! Et Éliphas avait montré trop de joiede voir à l’Académie un monsieur qui ne savait pas lire pourcompromettre sa vengeance par une indiscrétion. Eulalie était letombeau des secrets. Alors ? Comment ? Comment ? Ilcroyait « tenir » Loustalot et c’était Loustalot qui, audernier moment, lui prouvait son impuissance.

Mais Loustalot, après tout, n’avait peut-êtrepoint mis dans sa réplique d’intention mauvaise. N’était-il pointun malheureux désespéré père et un lustre savant à plaindre ?Évidemment. Alors, qu’est-ce que M. Lalouette avait àcraindre ?

– Surtout avec des lunettes bleues et du cotondans les oreilles !

Lalouette se redressa devant les hommages quil’accueillaient, qui suivaient chacun de ses pas. Il voulutparaître fier comme un général romain au triomphe et aussi commeArtaban. Et il y réussit. Cela, surtout, grâce à ses lunettesbleues qui cachaient un reste d’inquiétude dans le regard.

Il vit, à côté de lui, très tranquille et trèstriste, le grand Loustalot qui semblait à mille lieues de laréunion. Il fut, du coup, rassuré, ma foi, tout à fait. Et, laparole lui ayant été donnée, il commença son discours, trèsposément, en tournant, le coude arrondi, les pages, comme s’illisait, bien entendu. Toute sa bonne mémoire était là… si bonne… sibonne… qu’il débitait son « compliment » en songeant àautre chose.

Il songeait : mais enfin, comment legrand Loustalot sait-il que je ne sais pas lire ?

Et tout à coup, se frappant brusquement lefront, il s’écria, au milieu de son discours :

– J’y suis !

À ce geste inattendu, à ce cri inexplicable,toute la salle répondit par une clameur. D’un unique mouvementd’indicible angoisse, elle se souleva, penchée sur l’homme…s’attendant à le voir pirouetter comme les autres.

Mais après avoir toussé librement pour sedégager la gorge, M. Gaspard Lalouette déclara :

– Ce n’est rien !… Messieurs, jecontinue !… Je disais donc… je disais donc : ah ! jedisais donc que ce pauvre Martin Latouche, enlevé siprématurément…

Ah ! qu’il était beau et calme, le pèreLalouette ! et sûr de lui, maintenant ! Oh ! tout àfait sûr !… Il parlait de la mort des autres avec latranquillité de l’homme qui ne doit jamais mourir… On l’applaudit àfaire éclater les vitres ! C’était du délire. Les femmessurtout étaient folles ! Elles arrachaient leurs gants à forcede taper dans leurs petites mains, elles cassaient des éventails,elles avaient de petits cris aigus d’enthousiasme, d’enchantementet de satisfaction – c’était extraordinaire, pour une réceptionacadémique –, Mme Lalouette était soutenue par deux amiesdévouées et l’on pouvait contempler sur son visage rafraîchi deuxvrais ruisseaux de larmes heureuses qui ne tarissaient point.

Donc M. Lalouette parlait bien.

Il avait trouvé le mot de l’énigme et rien nel’arrêtait plus dans son discours. Il faisait des effets de voix,de bras et de torse.

Voici pourquoi il avait crié : « J’ysuis ! » « J’y suis » parce que le fameux jouroù j’étais allé tout seul à La Varenne-Saint-Hilaire et où jem’étais enfui de chez Loustalot comme si je m’étais échappé deCharenton… ce jour-là, j’arrivai juste à la gare pour sauter dansle train qui me ramenait à Paris. Dans le compartiment, il y avaitune dame qui poussa des cris de paon. C’était un compartiment ferméne donnant point sur un couloir ; je vis qu’elle croyait quej’allais l’assassiner. Plus je voulais la calmer et plus ellecriait. À la station suivante elle appela le chef de train qui mereprocha d’être monté dans le compartiment des « damesseules ». Et il me montra une pancarte en m’annonçant qu’ilallait dresser procès-verbal, et que j’aurais un beau procès.

Heureusement j’avais dans ma poche mon livretmilitaire grâce auquel j’ai pu prouver que je ne savais paslire ! Et voilà… cet employé doit être le même que celui qui atrouvé le parapluie de M. Patard et qui l’a remis à Loustalot.Aux questions de Loustalot sur mon signalement, l’employécertainement a répondu que M. le secrétaire perpétuelvoyageait avec l’homme qui ne savait pas lire !

– Messieurs… Mgr d’Abbeville était commemoi un enfant du peuple.

À cet endroit du discours un nouveau garçon desalle de l’Institut – car les anciens n’eussent point osé unepareille démarche qui rappelait des précédents fâcheux – traversal’enceinte sur la pointe des pieds, une lettre à la main.

Quand le public vit cette lettre, une nouvelleintense émotion s’empara de tous… On crut que cette lettre étaitencore destinée au récipiendaire… et aussitôt il y eut descris…

– Non !… Non !… Pas delettres !… N’ouvrez pas !… Qu’il ne l’ouvrepas !

Et un cri déchirant. C’étaitMme Lalouette qui se trouvait mal.

M. Lalouette avait tourné la tête du côtédu garçon de salle et il avait vu la lettre… Il avait compris… Leparfum plus tragique le guettait peut-être… Enfin, il avait entendule désespoir de Mme Lalouette…

Alors, il se dressa sur la pointe des pieds etil se fit plus grand qu’il n’avait jamais été et, dominantréellement, au moins de toute sa force morale cette assembléeeffarée, montrant d’un doigt qui ne tremblait pas la lettrefatale :

– Ah ! non ! pas avec moi, fit-il…ça ne réussira pas !… Moi je ne sais pas lire !…

Ce fut une explosion d’allégresse folle !Ah ! au moins, celui-là était spirituel. Brave etspirituel : Il ne savait pas lire !

Le mot était adorable. Et le triomphe deLalouette fut complet. Des collègues vinrent lui secouer les mainsavec une énergie farouche, et la séance s’acheva dans un transportd’enthousiasme merveilleux…

Le triomphe fut d’autant plus complet qu’enfin de compte M. Gaspard Lalouette ne mourut pas et quel’homme qui ne sait pas lire put définitivement s’asseoir dans lefauteuil de Mgr d’Abbeville sans avoir été empoisonné d’aucunesorte.

La lettre n’était point à l’adresse deM. Lalouette.

Mme Lalouette revint à elle pourretrouver un mari bien vivant qui lui parut le plus beau deshommes.

Sur le tard, ils eurent un enfant du sexemasculin qu’ils appelèrent Académus.

Quant au grand Loustalot, il éprouva, peu detemps après les événements qui nous ont occupés, une grandedouleur. Il perdit son fils. Dédé mourut.

M. Hippolyte Patard et M. Lalouettefurent invités à l’enterrement qui eut lieu le soir, presquesecrètement.

Au cimetière, M. Lalouette fut fortintrigué par la présence d’un mystérieux personnage qui, derrièreles tombes, se glissait non loin du grand Loustalot. Quandl’illustre savant tomba à genoux, l’inconnu s’approcha et se penchasur lui comme s’il voulait écouter interroger cette douleur Lafigure de l’homme était invisible tant elle était enveloppée duchapeau et du manteau. Tout le temps de la cérémonie,M. Lalouette se demanda : « Qui donc estcelui-ci ? » Car il lui semblait bien que l’alluregénérale ne lui était pas étrangère.

Enfin l’homme se perdit dans la nuit.

M. le secrétaire perpétuel etM. Lalouette revinrent de compagnie. Dans le train, oùM. Lalouette faillit encore monter dans le compartiment des« dames seules », croyant monter dans celui des« fumeurs », les deux académiciens causèrent.

– Ce pauvre Loustalot semble avoir bien duchagrin, disait M. Hippolyte Patard.

– Oui, oui, bien du chagrin, répondit, enhochant la tête, M. Lalouette.

Deux ans plus tard, M. Gaspard Lalouette,se rendant à l’Académie, traversait le pont des Arts au bras deM. Hippolyte Patard. Soudain il suspendit sa marche :

– Voyez, dit-il, devant vous… l’homme aumanteau…

– Eh bien ? demanda, tout étonné,M. le secrétaire perpétuel.

– Vous ne reconnaissez pas cettesilhouette ?…

– Ma foi non !…

– C’est qu’elle ne vous a pas frappé commemoi, monsieur le secrétaire perpétuel… Cet homme n’a pas lâché legrand Loustalot d’un pas le soir de la cérémonie, au cimetière… etje crus bien ne pas me tromper en affirmant que j’avais déjà vucette silhouette-là quelque part…

À ce moment, l’homme au manteau seretourna :

– M. Éliphas de La Nox ! s’écriaM. Lalouette.

C’était bien le mage. Il s’avança vers lesdeux Immortels et serra la main de M. Lalouette.

– Vous ici ! s’exclama celui-ci, et vousne nous avez pas fait une petite visite ? Mme Lalouetteaurait été si heureuse de vous serrer la main ! Faites-nousdonc le plaisir de venir dîner, sans cérémonie, l’un de ces soirs,à la maison.

Et se tournant vers M. Patard :

– Mon cher secrétaire perpétuel, je vousprésente M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox,dont la lettre nous a si fort tracassés dans un temps. Et, à partça ! que devenez-vous, mon cher monsieur de La Nox ?…

– Mais je vends toujours mes peaux de lapin,mon cher académicien, répondit avec un sourire celui qui avait étél’« Homme de lumière ».

– Et vous ne regrettez point l’Académie ?demanda bravement M. Lalouette.

– Non, puisque vous y êtes ! répliquadoucement Éliphas.

M. Lalouette prit ces paroles pour uncompliment et remercia.

M. le secrétaire perpétuel toussa.

M. Lalouette dit :

– À propos !… Figurez-vous qu’en vousapercevant, et sans vous avoir encore reconnu, je disais àM. le secrétaire perpétuel : « C’est drôle, mais ilme semble bien avoir vu cette silhouette à l’enterrement du fils dugrand Loustalot… » – J’y étais, fit Éliphas.

– Vous connaissiez le grand Loustalot ?demanda M. Patard, qui n’avait encore rien dit.

– Point personnellement, répondit sur un tontout à coup si grave M. Éliphas de La Nox que ses deuxinterlocuteurs en furent comme gênés… Non, je ne le connaissais paspersonnellement, mais j’ai eu l’occasion de m’occuper de lui à lasuite d’une enquête que j’ai cru devoir faire pour ma satisfactionpersonnelle, relativement à certains faits qui ont occupé l’opinionpublique dans un temps où l’on mourait beaucoup à l’Académie,monsieur le secrétaire perpétuel…

En entendant cela, M. le secrétaireperpétuel souhaita que le pont des Arts s’entrouvrît pour mettrefin à une conversation qui lui rappelait les heures les plusnéfastes de son honnête et triste vie. Il balbutiahâtivement :

– Oui, je me rappelle également vous avoir vuau cimetière… Le grand Loustalot avait bien du chagrin de la mortde son fils…

M. Lalouette ajouta aussitôt :

– Son chagrin n’a point diminué. Nous nel’avons plus revu à l’Académie depuis ce deuil cruel et il nouslaisse, seuls, travailler au Dictionnaire… Ah ! le pauvrehomme a été bien frappé !….

– Si frappé… si frappé, répliqua soudainl’« Homme de lumière », en penchant sa noble etmystérieuse figure sur les deux académiciens frémissants… si frappéque, depuis la mort de Dédé, il n’a plus rien inventé dutout !

Sur quoi, ayant prononcé la terrible phrase,M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox, tournant ledos à l’Institut, disparut au bout du pont des Arts…

… Cependant que, appuyés maintenant l’un surl’autre, comme pour se soutenir mutuellement, M. HippolytePatard et M. Gaspard Lalouette dirigeaient héroïquement leurspas chancelants vers le seuil de l’Immortalité.

Tant qu’ils furent dehors, ils ne prononcèrentpoint un mot, mais aussitôt qu’ils furent enfermés dans le cabinetde M. le secrétaire perpétuel, M. Gaspard Lalouetteretrouva soudain ses forces pour déclarer que sa conscience,définitivement éclaircie par les paroles tragiques deM. Éliphas de La Nox, ne lui permettait point de conserverplus longtemps un silence coupable. C’est en vain queM. Patard, des larmes dans la voix, essayait de le faire taireet plaidait encore le doute dont il voulait faire bénéficierl’abominable Loustalot, pour l’honneur de l’Académie ;M. Lalouette ne voulait plus rien entendre.

– Non ! Non ! s’écria-t-il, c’estMartin Latouche qui avait raison ! C’est lui qui a entrevu lavérité : il n’y a pas eu de plus grand crime sur laterre !

– Si ! répliqua M. le secrétaireperpétuel, éclatant à son tour si ! Il y en a eu un plusgrand !

– Et lequel, monsieur ?

– Celui de faire entrer à l’Académie quelqu’unqui ne sait pas lire ! Ce crime, c’est moi qui l’aicommis !

Et il ajouta, tremblant d’une fureursainte :

– Dénonce-moi donc si tu l’oses !

C’était la première fois que, depuis l’âge deneuf ans, où il avait eu le malheur de perdre sa mère,M. Hippolyte Patard usait, dans le discours, du« tutoiement ».

Cette familiarité menaçante, au lieu de calmerla discussion, ne fit que l’exaspérer davantage et les deuxImmortels étaient dressés l’un contre l’autre, comme deux coqs debataille, quand un coup, frappé à la porte, les rappela ausentiment des convenances. M. Lalouette se laissa tomber dansun fauteuil, au coin du feu, et M. Patard alla ouvrir. C’étaitle concierge qui apportait un pli assez volumineux qu’on lui avaitfort recommandé et qu’il devait remettre entre les mains mêmes deM. le secrétaire perpétuel. Le concierge s’en alla etM. Patard prit connaissance du message. D’abord il lut, surl’enveloppe, ces mots : « À M. le secrétaireperpétuel, pour être ouvert en séance privée de l’Académiefrançaise. »

M. Patard reconnut l’écriture ettressaillit.

– Qu’y a-t-il ? demanda Lalouette.

Mais, très agité, M. le secrétaireperpétuel ne répondit pas.

Le message dans les mains, il errait dans lapièce comme s’il ne savait plus ce qu’il faisait. Tout à coup, ilse décida, fit sauter les cachets et déploya un assez volumineuxcahier, en tête duquel il lut : « Ceci est maconfession. »

M. Lalouette le regardait lire, necomprenant rien au prodigieux émoi qui s’emparait deM. Patard, au fur et à mesure que celui-ci tournait les pagesdu mystérieux dossier. La figure de l’honorable académicien perdaitpeu à peu cette belle couleur jaune par laquelle elle avaitaccoutumé de traduire les émotions funestes de ce cœur dévoué à laplus glorieuse des institutions. M. Patard était maintenantplus pâle que le marbre qui devait, un jour, par-delà le trépas,commémorer ses traits immortels, sur le seuil de la salle duDictionnaire.

Et M. Lalouette vit soudainM. Patard qui jetait, d’un geste délibéré, tout le dossier aufeu.

Après quoi, le dit Patard, ayant assisté,immobile, à son petit incendie, se dirigea vers son complice et luitendit la main :

– Sans rancune, monsieur Lalouette, luidit-il, nous ne nous disputerons plus. C’est vous qui aviez raison.Le grand Loustalot était surtout un grand misérable. Oublions-le.Il est mort. Il a payé sa dette, lui ! mais vous, mon cherGaspard, quand paierez-vous la vôtre ? Ça n’est pourtant pasbien difficile à apprendre : b a : ba, b e : be, bi : bi, b o : bo, b u : bu !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer