Le Fauteuil hanté

IV. Martin Latouche

 

Aussitôt, on entendit, dans la pièce qui setrouvait juste au-dessus de la cuisine, un grand fracas, un bruitde meubles que l’on renverse, comme une vraie bataille. Le plafonden était retentissant.

La Babette hurla :

– On l’assassine !… Ausecours !…

Et elle bondit vers l’âtre, y saisit untisonnier et se rua hors de la cuisine, traversant la voûte,escaladant les degrés qui conduisaient au premier étage.

M. Hippolyte Patard avaitmurmuré :

– Mon Dieu !…

Et il était resté là, les tempes battantes,anéanti par l’effroi, brisé par l’horreur de la situation,cependant que dans la rue la ritournelle maudite, l’air banal,historique et terrible prolongeait tranquillement son rythmecomplice de quelque nouveau forfait… musique du diable qui avaittoujours empêché d’entendre les cris de ceux que l’on égorge… etqui arrivait maintenant toute seule, couvrant tout autre bruit,jusqu’aux oreilles bourdonnantes de M. Hippolyte Patard…jusqu’à son cœur glacé.

Il put croire qu’il allait s’évanouir.

Mais la honte qu’il conçut soudain de sapusillanimité le retint sur le bord de cet abîme obscur où l’âmehumaine, prise de vertige, se laisse choir. Il se souvint à tempsqu’il était le secrétaire perpétuel de l’Immortalité, et ayantfait, pour la seconde fois dans cette soirée mouvementée, lesacrifice de sa misérable vie, il se livra à un grand effort moralet physique qui le conduisit, quelques secondes plus tard, armé, àgauche, d’un parapluie, à droite, d’une paire de pincettes, devantune porte du premier étage que la Babette ébranlait à grands coupsde tisonnier… et qui, du reste, s’ouvrit tout de suite.

– Tu es toujours aussi toquée, ma pauvreBabette ? fit une voix frêle, mais paisible.

Un homme d’une soixantaine d’années,d’apparence encore robuste, aux cheveux grisonnants qui bouclaient,à la belle barbe blanche, encadrant une figure rose et poupine, auxyeux doux, était sur le seuil de la porte, tenant une lampe.

C’était Martin Latouche.

Aussitôt qu’il aperçut M. HippolytePatard entre ses pincettes et son parapluie, il ne put retenir unsourire :

– Vous, monsieur le secrétaireperpétuel ! Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il ens’inclinant avec respect.

– Eh ! monsieur ! c’est nous quivous le demandons ! s’écria la Babette en jetant son tisonnierC’est-il Dieu possible de faire un bruit pareil ! Nous avonscru qu’on vous assassinait !… Avec ça que le vielleux est entrain de « tourner » l’air du Fualdès dans la rue, sousnos fenêtres…

– Le vielleux ferait mieux d’aller secoucher !… répondit tranquillement Martin Latouche, et toiaussi, ma bonne Babette !… (Et, se tournant versM. Patard 🙂 Monsieur le secrétaire perpétuel, je seraisbien curieux de savoir ce qui me vaut, à cette heure, le grandhonneur de votre visite…

Ce disant, Martin Latouche avait fait entrerM. Patard dans la bibliothèque et l’avait débarrassé de sapaire de pincettes. La Babette avait suivi.

Elle regardait partout.

Tous les meubles étaient en ordre… les tables,les casiers occupaient leur place accoutumée…

– Mais enfin, M. le Perpétuel et moi,nous n’avons pas rêvé ! déclara-t-elle. On aurait dit qu’on sebattait ici ou qu’on déménageait…

– Rassure-toi, Babette… c’est moi, dans lepetit bureau, qui ai remué maladroitement un fauteuil… Etmaintenant, dis-nous bonsoir !

La Babette regarda avec méfiance la porte dupetit bureau, cette porte qui ne s’était jamais ouverte pour elle,et elle soupira :

– On s’est toujours méfié de moi,ici !

– Va-t’en, Babette !…

– On dit qu’on ne veut plus de l’Académie…

– Babette, veux-tu t’en aller !

– Et on en est tout de même…

– Babette !

– On écrit des lettres qu’on ne met pas à laposte…

– Monsieur le secrétaire perpétuel, cettevieille servante est insupportable !…

– On s’enferme à deux tours de clef dans sabibliothèque et on ne vous ouvre que quand on a à demi défoncé laporte !…

– Je ferme ce que je veux !… Et j’ouvrequand je veux !… Je suis le maître ici !…

– Ce n’est pas ce qu’on discute… on esttoujours le maître de faire des bêtises…

– Babette !… En voilà assez !…

– … de recevoir en secret des inconnus…

– Hein ?

– … des inconnus de l’Académie…

– Babette, il n’y a pas d’inconnus àl’Académie !…

– Oh ! ceux-là ne sont connus, ma foi,que parce qu’ils y sont morts !…

La servante n’avait pas plus tôt prononcé cesderniers mots que ce grand doux homme de Martin Latouche lui avaitsauté à la gorge.

– Tais-toi !…

C’était la première fois que Martin Latouchese livrait à des voies de fait sur sa servante.

Il regretta aussitôt son geste, et futparticulièrement honteux devant M. Hippolyte Patard ets’excusa :

– Je vous demande pardon, dit-il, en essayantde dompter l’émotion, qui, visiblement, l’étreignait, mais cettevieille folle de Babette a, ce soir le don de m’exaspérer. Et il ya des moments où les plus calmes… Ah ! l’entêtement des femmesest terrible !… Asseyez-vous donc, monsieur…

Et Martin Latouche présenta à M. Panardun fauteuil qui tournait son dossier à Babette, et lui-même tournale dos à Babette. On allait essayer d’oublier qu’elle était là,puisqu’elle ne voulait pas s’en aller.

– Monsieur, fit la Babette tout à coup, aprèsce que vous venez de faire, je peux m’attendre à tout et vous allezpeut-être me tuer. Mais j’ai tout dit à M. le Perpétuel.

Martin Latouche se retourna d’un seul coup. Àce moment, sa tête était entièrement dans l’ombre etM. Hippolyte Patard ne put lire sur ce visage obscur lessentiments qui l’animaient mais la main de l’homme, qui s’appuyaitsur la table, tremblait. Et Martin Latouche fut quelques secondessans pouvoir prononcer une parole. Enfin, dominant son émoi, ilprononça, d’une voix altérée :

– Qu’est-ce que vous avez dit à M. lesecrétaire perpétuel, Babette ?

C’était la première fois qu’il disait« vous » à la vieille gouvernante, devant M. Patard.Celui-ci le remarqua, comme un signe certain de la gravité de lasituation.

– J’ai dit que MM. Mortimar et d’Aulnayétaient venus trouver Monsieur ici, qu’ils s’étaient enfermés avecMonsieur dans le petit bureau, avant d’aller mourir en faisant descompliments à l’Académie.

– Vous aviez juré de vous taire, Babette.

– Oui, mais je n’ai parlé que pour sauverMonsieur… car si je n’y prenais garde, Monsieur irait mourir là-bascomme les autres.

– Bien, fit la voix cassée de Martin Latouche.Et qu’est-ce que vous avez encore dit à M. le secrétaireperpétuel ?

– Je lui ai dit ce que j’avais entendu enécoutant derrière la porte du petit bureau.

– Babette ! écoute-moi bien ! repritMartin Latouche qui cessa dans l’instant de dire « vous »à la gouvernante pour la tutoyer à nouveau, ce qui parut plus graveencore à M. Patard, Babette, je ne t’ai jamais demandé ce quetu avais entendu derrière la porte… est-ce vrai ?…

– C’est vrai ! mon maître…

– Tu avais juré de l’oublier, et je ne t’aipas questionnée, parce que je croyais la chose inutile ; maispuisque tu te souviens de ce que tu as entendu… tu vas me dire àmoi ce que tu as dit à M. le secrétaire perpétuel.

– C’est trop juste, Monsieur je lui ai dit quej’avais entendu votre voix qui disait : « Non !Non ! ça n’est pas possible ! Il n’aurait pas de plusgrand crime au monde ! »

Après cette déclaration de Babette, MartinLatouche ne dit rien. Il paraissait réfléchir. Sa main n’était plussur la table, et du reste, on ne le voyait plus du tout. Il avaitreculé jusque dans le coin le plus noir de la pièce. EtM. Patata fut encore plus effrayé par le silence écrasant quirégnait alors dans la vieille demeure que par le bruit que faisaittout à l’heure la ritournelle du vielleux dans la rue. Onn’entendait plus le vielleux. On n’entendait plus personne…rien.

Enfin, Martin Latouche dit :

– Tu n’as rien entendu d’autre, Babette, et tun’as rien dit d’autre !

– Rien, mon maître !…

– Je n’ose plus te dire de le jurer ;c’est bien inutile.

– Si j’avais entendu autre chose, je l’avaisdit à M. le Perpétuel, car je veux vous sauver. Si je ne luien ai pas dit davantage, c’est que je n’en ai pas entendudavantage…

Martin Latouche fit alors, à la grandestupéfaction de la servante et de M. Patard, entendre un bongros rire clair Il s’avança vers Babette et lui tapota lajoue :

– Allons ! on a voulu te faire peur,vieille bête ! Tu es une brave fille, je l’aime bien, maisj’ai à causer avec M. le secrétaire perpétuel ; à demain,Babette.

– À demain, Monsieur !… Et que Dieu vousgarde ! j’ai fait mon devoir. Elle salua fort cérémonieusementM. Patard et s’en alla, fermant soigneusement la porte de labibliothèque.

Martin Latouche écouta son pas descendrel’escalier ; puis, revenant à M. Hippolyte Patard, il luidit, sur un ton plaisantin :

– Ah ! ces vieilles servantes !…c’est bien dévoué, mais parfois c’est bien encombrant. Elle a dûvous en conter, des histoires !… Elle est un brin toquée, voussavez !… Ces deux morts à l’Académie lui ont brouillé lacervelle…

– Il faut l’excuser, répliqua HippolytePatard… Il y en a d’autres à Paris qui ont plus d’instructionqu’elle et qui en sont encore tout affolés. Mais je suis heureux,mon cher collègue, de voir qu’un si déplorable événement, qu’uneaussi affreuse coïncidence…

– Oh ! moi, je ne suis pas superstitieux,vous savez !…

– Sans être superstitieux… murmura le pauvrePatard, qui restait profondément ému de tous les cris et de toutesles terreurs de Babette…

– Monsieur le secrétaire perpétuel, j’aientendu, ici même, comme vous l’a raconté ma vieille folle degouvernante, M. Maxime d’Aulnay, l’avant-veille de samort ; je puis vous dire, en toute confidence, qu’il avait ététrès frappé du décès subit de M. Mortimar après les menacespubliques de cet Éliphas… M. Maxime d’Aulnay avait une maladiede cœur…

Quand il a reçu, comme M. Mortimar lalettre envoyée certainement par quelque sinistre plaisant, il a dûressentir un coup terrible, malgré sa bravoure apparente. Avec uneembolie, il n’en faut pas davantage…

M. Hippolyte Patard se leva ; sapoitrine dilatée se gonfla d’air et il poussa un de ces soupirs quisemblent rendre la vie aux plongeurs qui ont disparu, un tempsanormal, sous les eaux.

– Ah ! monsieur Martin Latouche !dit-il, quel soulagement de vous entendre parler ainsi !… Jene vous cache pas qu’avec toutes les histoires de votre Babette, jecommençais moi même à douter de la simple vérité qui doit cependantcrever les yeux à tout homme de bon sens !…

– Oui ! oui ! ricana doucementMartin Latouche… je vois ça d’ici… le vielleux !… lessouvenirs de l’affaire Fualdès… mes rendez-vous avecMM. Mortimar et d’Aulnay… leur mort qui s’ensuit… les phrasesterribles prononcées dans mon petit bureau mystérieux…

– C’est vrai ! interrompit HippolytePatard… je ne savais plus que penser…

M. Martin Latouche prit les mains deM. le secrétaire perpétuel, dans un geste de grande confianceet de subite amitié…

– Monsieur le secrétaire perpétuel, fit-il, jevais vous prier d’entrer dans mon petit bureau mystérieux…

Et il lui sourit. Il continua :

– Il faut que vous connaissiez tous messecrets… je veux vous les confier à vous… qui êtes un vieux garçon,comme moi… vous me comprendrez !… Et, sans trop me plaindre,vous en sourirez !…

Et Martin Latouche, entraînant M. lesecrétaire perpétuel, arriva à la petite porte du petit mystérieuxbureau, qu’il ouvrit avec un clef spéciale, « une clef qui nele quittait jamais », dit-il.

– Voilà la caverne ! fit cet honnêtehomme en poussant la porte.

C’était une pièce de quelques mètres carrés.La fenêtre en était encore ouverte et, sur le parquet, une table etun fauteuil étaient renversés, et des papiers, des objets diversavaient roulé partout dans un grand désordre. Une lampe sur unpiano éclairait à peu près les murs où étaient suspendus lesinstruments de musique les plus bizarres. M. Hippolyte Patard,au centre de tout ce bric-à-brac, ouvrait de grands yeuxinquiets.

Quant à Martin Latouche, après avoir referméla porte à clef, il était allé à la fenêtre. Il regarda au-dehors,un instant, puis referma aussi cette fenêtre. – Cette fois, jecrois bien qu’il est parti, dit-il. Il a compris que ce soirencore, il n’aurait rien à faire !…

– De qui parlez-vous ? demandaM. Hippolyte Patard qui était à nouveau fort peu rassuré.

– Eh ! mais du vielleux ! comme ditma Babette.

Et, tranquillement, il remit la table et lefauteuil sur leurs pieds, puis il sourit, de toute sa bonne figureenfantine, à M. le secrétaire perpétuel, et lui dit, à voixbasse :

– Voyez-vous, monsieur le secrétaireperpétuel, ici, je suis vraiment chez moi !… Ça n’est pasaussi bien rangé que dans les autres pièces, mais la Babette n’apas le droit d’y mettre les pieds !… C’est là que je cache mesinstruments de musique, toute ma collection… Si Babette savaitjamais !… elle mettrait tout cela au feu !… Oui,oui ! ma parole !… au feu !… Et ma vieille lyre duNord et ma harpe de ménestrel qui date ni plus ni moins que du XVesiècle… Et mon nabulon !

Et mon psaltérion… Et ma guiterne !…Ah ! monsieur le secrétaire perpétuel, avez-vous vu maguiterne ?… Regardez-la !… et mon archiluth !… Etmon théorbe !… Tout au feu ! au feu !… Et mamandore !… Ah ! vous regardez ma guiterne !… c’estla plus vieille guitare qu’on connaisse, savez-vous bien !… Ehbien, elle aurait jeté tout cela au feu !… Oui !oui !… c’est comme je vous le dis !… ah ! ellen’aime pas la musique !…

Et Martin Latouche poussa un soupir à fendrele cœur de M. Hippolyte Patard…

– Et tout ça… continua le vieux mélomane, toutça à cause qu’elle a été élevée dans toute cette sotte histoire deFualdès… Dans notre jeunesse, à Rodez !… on ne parlait encoreque de ça ! les vielleux qui tournaient leur manivelle devantLa Bancal pendant qu’on assassinait ce pauvre monsieur !…

La Babette, monsieur le secrétaire perpétuel,n’a jamais pu voir un instrument de musique… vous ne saurez jamais…jamais toutes les imaginations qu’il m’a fallu pour faire entrerici ces instruments-là… Tenez ! en ce moment, je veux acheterun orgue de Barbarie !… c’est comme cela qu’on les appelle,mais c’est un des plus vieux orgues de Barbarie qui soient !…Figurez-vous que c’est une veine de l’avoir découvert !… Lepauvre diable qui moud de la musique avec cet instrument ne sedoute pas du trésor qu’il a dans la main… je l’ai rencontré au coindu Pont-Neuf et du quai, un soir, vers quatre heures… Le bonhommedemandait l’aumône… je suis honnête homme… je lui ai proposé cinqcents francs de sa vieille boîte… L’affaire a été conclue tout desuite, vous pensez bien !… Cinq cents francs !… unefortune pour lui, et pour moi ! Je n’ai pas voulu le volertout à fait… je lui ai promis ce que j’avais… Mais ce qui n’a pasété facile à arranger, c’est la manière dont je pourrais entrer enpossession de l’instrument !… C’est entendu que je ne paieraique si la Babette ne sait rien de rien !… Eh bien… c’est commeune fatalité… elle est toujours là quand l’autre arrive !…Elle le rencontre dans la cour, dans l’escalier au moment où nousla croyons partie ! Et c’est alors une chasse de tous lesdiables !… Heureusement que l’autre est agile… Ce soin c’étaitentendu que, la Babette couchée, je hisserais l’instrument avec descordes, tout droit, dans le petit bureau… J’étais déjà monté surune table et j’allais jeter les cordes que voilà… quand la table abasculé… c’est là-dessus que vous êtes arrivés tous les deux,croyant qu’on m’assassinait… ah ! vous étiez bien drôle,monsieur le secrétaire perpétuel… avec votre parapluie et votrepaire de pincettes… bien drôle, mais bien brave tout demême !…

Et Martin Latouche se mit à rire… etM. Hippolyte Patard rit aussi, de bon cœur, cette fois… ritnon seulement de sa propre image évoquée par Martin Latouche, maisencore de sa propre peur devant la boîte qui marche.

Comme tout s’expliquait naturellement !…Et tout ne devait-il pas, en vérité, s’expliquernaturellement ?… Il y a des moments où l’homme n’est pas plusraisonnable qu’un enfant, pensait M. Patard. Avait-il étéridicule avec la Babette et toute son histoire devielleux !

Ah !… après tant d’émotions cruelles, cefut un bon moment ! M. Patard s’attendrit sur le sort dece vieux garçon de Martin Latouche qui subissait, comme tantd’autres, hélas ! la tyrannie de sa vieille servante…

– Ne me plaignez pas trop !… fit entendrecelui-ci en ressortant son bon sourire… Si je n’avais pas laBabette, je serais depuis longtemps sur la paille avec mesmanies !…

Nous ne sommes pas riches, et j’ai fait devraies bêtises, au commencement, pour ma collection !… Cettebonne Babette, elle est obligée de couper les sous en quatre ;elle se prive de tout pour moi !… Et elle me soigne comme unemère… Mais elle ne peut pas entendre la musique !…

Martin Latouche, ce disant, passa une maindévote sur ses chers instruments dont la pauvre âme endormien’attendait que la caresse de ses doigts pour gémir avec leurmaître…

– Alors, je les caresse tout doux !… toutdoux !… si doux qu’il n’y a que nous à savoir que nouspleurons !… et puis, quelquefois… quand j’ai réussi à envoyerla Babette en courses… alors je prends ma petite guiterne àlaquelle j’ai mis les plus vieilles cordes que j’ai putrouver ! et je joue des airs lointains comme un vraitroubadour… Non, non, je ne suis pas trop malheureux, monsieur lesecrétaire perpétuel !… croyez-moi !… Et puis, il fautque je vous dise : j’ai mon piano !… Alors, je fais toutce que je veux avec mon piano !… je joue tous les airs que jeveux… des airs terribles, des ouvertures tonitruantes, des marchesà tous les abîmes !… Ah ! c’est un piano magnifique quine dérange point Babette quand elle fait sa vaisselle !…

Là-dessus, Martin Latouche se précipita à unpiano et se rua sur les touches, parcourant avec une véritable ragetoute l’étendue du clavier M. Hippolyte Patard s’attendait àla clameur forcenée de l’instrument. Mais, malgré tout le travailque lui faisait subir son maître, il resta muet. C’était un pianomuet, qui ne rend par conséquent aucun son, et que l’on fabriquepour ceux qui veulent s’exercer aux gammes sans gêner l’oreille desvoisins.

Martin Latouche dit, la tête en amère, lesboucles des cheveux au vent de son inspiration, les yeux au ciel,et les mains bondissantes :

– J’en joue quelquefois toute la journée… Etil n’a que moi qui l’entends ! Mais il estassourdissant !… Oh ! c’est un véritableorchestre !…

Et puis, brusquement, il referma le piano etM. Hippolyte Patard vit qu’il pleurait… Alors, M. lesecrétaire perpétuel s’approcha de l’amateur de musique.

– Mon ami… fit-il très doucement…

– Oh ! vous êtes bon, je sais que vousêtes bon !… répondit Martin Latouche d’une voix brisée… On estheureux d’être d’une Compagnie où il y a un homme commevous !… Maintenant, vous connaissez toutes mes petitesmisères… mon petit mystérieux bureau où il y a de si ténébreuxrendez-vous… et vous savez pourquoi je suis dans une telle anxiétéquand j’apprends que ma vieille Babette a écouté derrière la porte…je l’aime bien, ma gouvernante… mais j’aime bien aussi ma petiteguiterne… et je voudrais bien ne me séparer ni de l’une, ni del’autre… bien que quelquefois ici (et M. Martin Latouche sepencha à l’oreille de M. Patard)… il n’y ait pas de quoimanger… Mais silence ! Ah ! monsieur le secrétaireperpétuel, vous êtes vieux garçon mais vous n’êtes pascollectionneur !… L’âme d’un collectionneur est terrible pourle corps d’un vieux garçon !… Oui, oui, heureusement queBabette est là !… Mais j’aurai l’orgue de Barbarie tout demême… un orgue qui moud de vieux, vieux airs… un orgue qui apeut-être servi à l’affaire Fualdès elle-même !… Est-ce qu’onsait ?…

M. Martin Latouche essuya du revers de samain son front en sueur…

– Alors, dit-il… Il est bien tard !…

Et avec de grandes précautions, il fit passerM. le secrétaire perpétuel, du petit mystérieux bureau dans lagrande bibliothèque. Là, la porte précieuse refermée, il ditencore :

– Oui, bien tard !… Comment êtes-vousvenu si tard, monsieur le secrétaire perpétuel ?…

– Le bruit courait que vous refusiez le siègede Mgr d’Abbeville. Les journaux du soir l’imprimaient.

– C’est des bêtises ! déclara MartinLatouche d’une voix grave et subitement volontaire… desbêtises !… Je vais me remettre tout de suite au triple élogede Mgr d’Abbeville, de Jehan Mortimar et de Maximed’Aulnay…

M. Hippolyte Patard dit :

– Demain, j’enverrai une note aux journaux.Mais dites-moi, cher collègue…

– Parlez !… qu’y a-t-il ?…

– C’est que je suis peut-être indiscret…

M. Hippolyte Patard semblait en effettrès embarrassé…

Il tournait et retournait le manche de sonparapluie. Enfin, il se décida…

– Vous m’avez fait tant de confidences que jeme risque.

D’abord, je puis vous demander – et cela n’estpas indiscret si vous connaissiez beaucoup MM. Mortimar etd’Aulnay…

Martin Latouche ne répondit point toutd’abord. Il alla prendre sur la table la lampe qu’il tint au-dessusde la tête de M. Hippolyte Patard :

– Je vais vous accompagner, dit-il, monsieurle secrétaire perpétuel, jusqu’à la porte de la rue, à moins quevous n’ayez crainte de mauvaises rencontres, auquel cas je vousaccompagnerai jusque chez vous… mais le quartier malgré son airlugubre, est très tranquille…

– Non ! non ! mon cher collègue… jevous en prie, ne vous dérangez pas !…

– C’est comme vous voulez ! dit MartinLatouche sans insister… Je vous éclaire…

Ils étaient maintenant sur le palier : lenouvel académicien répondit alors à la question qui lui avait étéposée :

– Oui, oui, certainement… je connaissaisbeaucoup Jehan Mortimar… et Maxime d’Aulnay… nous étions de vieuxamis… d’anciens camarades… et quand nous nous sommes trouvés sur lemême rang pour le fauteuil de Mgr d’Abbeville… nous avonsdécidé de laisser faire les choses, de ne point intriguer et nousnous réunîmes parfois pour causer de la situation… tantôt chezl’un, tantôt chez l’autre… L’histoire des menaces d’Éliphas, aprèsl’élection de Mortimar, fut pour nous un sujet de conversationplutôt amusant…

– Cette conversation a épouvanté notreBabette… Et c’est là, mon cher collègue, que je vais peut-êtremontrer de l’indiscrétion… De quel crime parliez-vous donc quandvous disiez : « Non ! Non ! ça n’est paspossible ! Il n’aurait pas de plus grand crime aumonde » ?

Martin Latouche fit descendre quelques degrésà M. Hippolyte Patard en le priant de bien tâter l’escalier dutalon…

– Eh bien, mais !… répondit-il encore.(Oh ! il n’y a aucune indiscrétion ! Aucune ! vousvoulez rire !) Eh bien, mais, je vous ai déjà dit que Maximed’Aulnay, bien qu’il en plaisantât, avait été touché au fond parles paroles menaçantes d’Éliphas qui avait disparu après les avoirprononcées… Ce jour-là, Maxime d’Aulnay tout en félicitant Mortimarde son élection, qui avait eu lieu deux jours auparavant, avaitconseillé, toujours en plaisantant, naturellement, à ce pauvreMortimar qui songeait déjà à son discours de réception, de se tenirsur ses gardes, car la vengeance du sâr le guettait. Celui-cin’avait-il point annoncé que le fauteuil de Mgr d’Abbevilleserait fatal à celui qui oserait s’y asseoir ?… Alors, moi, jene trouvai rien de mieux… – attention à cette marche, monsieur lesecrétaire perpétuel – je ne trouvai rien de mieux que de renchérirsur cette sorte de jeu… – prenez garde, là… nous sommes sous lavoûte – et je m’écriai – tournez à gauche, monsieur le secrétaireperpétuel – et je m’écriai avec emphase : « Non !Non ! ça n’est pas possible ! Il n’aurait pas de plusgrand crime au monde. » – Là, nous sommes arrivés…

Les deux hommes étaient en effet sous lagrande porte…

Martin Latouche tira bruyamment de lourdsbarreaux de fer, fit tourner une clef énorme, et, tirant la porte àlui, regarda sur la place.

– Tout est tranquille ! dit-il, tout lemonde dort… voulez-vous que je vous accompagne, mon cher secrétaireperpétuel ?

– Non ! Non ! je suis stupide !Je suis un pauvre homme stupide ! Ah ! mon cher collègue,permettez-moi de vous serrer une dernière fois la main…

– Comment ! Une dernière fois !…Est-ce que vous croyez que je vais mourir comme les autres ?…Ah ! je n’y tiens pas, moi !… Et puis, je n’ai pas demaladie de cœur !…

– Non ! Non !… je suis stupide… ilfaut espérer que des temps moins tristes viendront, et que nouspourrons un jour bien rire de tout cela !… Allons !adieu, mon cher nouveau collègue !… adieu !… Et encoreune fois, toutes mes félicitations…

Le cœur brave et tout à fait réconforté,M. Hippolyte Patard, le parapluie en arrêt, prenait déjà lePont-Neuf, quand Martin Latouche l’appela :

– Psst !… Encore un mot !… N’oubliezpas que tout cela, c’est mes petits secrets !…

– Ah ! vous ne me connaissez pas !…Il est entendu que je ne vous ai pas vu ce soir ! Bonne nuit,mon cher ami !…

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