Le Fauteuil hanté

II. Une séance dans la salle duDictionnaire

 

Le lendemain de ce jour néfaste, M. lesecrétaire perpétuel Hippolyte Patard pénétra sous la voûte del’Institut sur le coup d’une heure. Le concierge était sur le seuilde sa loge. Il tendit son courrier à M. le secrétaireperpétuel et lui dit :

– Vous voilà bien en avance aujourd’hui,monsieur le secrétaire perpétuel, personne n’est encore arrivé.

M. Hippolyte Patard prit son courrier quiétait assez volumineux, des mains du concierge, et se disposa àcontinuer son chemin, sans dire un mot au digne homme.

Celui-ci s’en étonna.

– Monsieur le secrétaire perpétuel a l’airbien préoccupé.

Du reste, tout le monde est bouleversé ici,après une pareille histoire !

Mais M. Hippolyte Patard ne se détournamême pas.

Le concierge eut le tort d’ajouter :

– Est-ce que monsieur le secrétaire perpétuela lu ce matin l’article de L’Époque sur le Fauteuilhanté ?

M. Hippolyte Patard avait cetteparticularité d’être tantôt un petit vieillard frais et rose,aimable et souriant, accueillant, bienveillant, charmant, que toutle monde à l’Académie appelait « mon bon ami » exceptéles domestiques bien entendu, bien qu’il fût plein de prévenancespour eux, leur demandant alors des nouvelles de leur santé ;et tantôt, M. Hippolyte Patard était un petit vieillard toutsec, jaune comme un citron, nerveux, fâcheux, bilieux. Sesmeilleurs amis appelaient alors M. Hippolyte Patard :« Monsieur le secrétaire perpétuel », gros comme le bras,et les domestiques n’en menaient pas large. M. HippolytePatard aimait tant l’Académie qu’il s’était mis ainsi en deux pourla servir, l’aimer et la défendre. Les jours fastes, qui étaientceux des grands triomphes académiques, des belles solennités, desprix de vertu, il les marquait du Patard rose, et les joursnéfastes, qui étaient ceux où quelque affreux plumitif avait osémanquer de respect à la divine institution, il les marquait duPatard citron.

Le concierge, évidemment, n’avait pasremarqué, ce jour là, à quelle couleur de Patard il avait affaire,car il se fût évité la réplique cinglante de M. le secrétaireperpétuel. En entendant parler du Fauteuil hanté, M. Patards’était retourné d’un bloc.

– Mêlez-vous de ce qui vous regarde,fit-il ; je ne sais pas s’il y a un fauteuil hanté ! Maisje sais qu’il y a une loge ici qui ne désemplit pas dejournalistes ! À bon entendeur salut !

Et il fit demi-tour laissant le conciergefoudroyé.

Si M. le secrétaire perpétuel avait lul’article sur le Fauteuil hanté ! mais il ne lisait plus quecet article-là dans les journaux, depuis des semaines ! Etaprès la mort foudroyante de Maxime d’Aulnay, suivant de si près lamort non moins foudroyante de Jehan Mortimar il n’était pasprobable, avant longtemps, qu’on se désintéressât dans la pressed’un sujet aussi passionnant !

Et cependant, quel était l’esprit sensé(M. Hippolyte Patard s’arrêta pour se le demander encore)…quel était l’esprit sensé qui eût osé voir, dans ces deux décès,autre chose qu’une infiniment regrettable coïncidence ? JehanMortimar était mort d’une congestion cérébrale, cela était biennaturel.

Et Maxime d’Aulnay, impressionné par la fintragique de son prédécesseur et aussi par la solennité de lacérémonie, et enfin par les fâcheux pronostics dont quelquesméchants garnements de lettres avaient accompagné son élection,était mort de la rupture d’un anévrisme. Et cela n’était pas moinsnaturel.

M. Hippolyte Patard, qui traversait lapremière cour de l’Institut et se dirigeait à gauche versl’escalier qui conduit au secrétariat, frappa le pavé inégal etmoussu de la pointe ferrée de son parapluie.

« Qu’y a-t-il donc de plus naturel, sefit-il à lui-même, que la rupture d’un anévrisme ? C’est unechose qui peut arriver à tout le monde que de mourir de la ruptured’un anévrisme, même en lisant un discours à l’Académiefrançaise !… » Il ajouta :

« Il suffit pour cela d’êtreacadémicien ! » Ayant dit, il s’arrêta pensif, sur lapremière marche de l’escalier. Quoiqu’il s’en défendît, M. lesecrétaire perpétuel était assez superstitieux. Cette idée que,tout Immortel que l’on est, on peut mourir de la rupture d’unanévrisme l’incita à toucher furtivement de la main droite le boisde son parapluie qu’il tenait de la main gauche. Chacun sait que lebois protège contre le mauvais sort.

Et il reprit sa marche ascendante. Il passadevant le secrétariat sans s’y arrêter, continua de monter,s’arrêta sur le second palier et dit tout haut :

– Si seulement il n’y avait pas cette histoiredes deux lettres ! mais tous les imbéciles s’y laissentprendre ! ces deux lettres signées des initiales E D S E D T DL N, toutes les initiales de ce fumiste d’Éliphas ! EtM. le secrétaire perpétuel se prit à prononcer tout haut dansla solennité sonore de l’escalier le nom abhorré de celui quisemblait avoir par quelque criminel sortilège, déchaîné la fatalitésur l’illustre et paisible Compagnie : Éliphas de Saint-Elmede Taillebourg de La Nox !

Avec un nom pareil, avoir osé se présenter àl’Académie française !… Avoir espéré, lui, ce charlatan demalheur, qui se disait mage, qui se faisait appeler : Sâr quiavait publié un volume parfaitement grotesque sur la Chirurgie del’âme, avoir espéré l’immortel honneur de s’asseoir dans lefauteuil de Mgr d’Abbeville !…

Qui, un mage ! comme qui dirait unsorcier qui prétend connaître le passé et l’avenir, et tous lessecrets qui peuvent rendre l’homme maître de l’univers ! unalchimiste, quoi ! un devin ! un astrologue ! unenvoûteur ! un nécromancien !

Et ça avait voulu être del’Académie !

M. Hippolyte Patard en étouffait.

Tout de même, depuis que ce mage avait étéblackboulé comme il le méritait, deux malheureux qui avaient étéélus au fauteuil de Mgr d’Abbeville étaient morts !…

Ah ! si M. le secrétaire générall’avait lu, l’article sur le Fauteuil hanté ! Mais il l’avaitmême relu, le matin même, dans les journaux, et il allait le relireencore, tout de suite, dans le journal L’Époque ; et, eneffet, il déploya avec une énergie farouche pour son âge, lagazette : cela tenait deux colonnes, en première page, et celarépétait toutes les âneries dont les oreilles de M. HippolytePatard étaient rebattues, car, en vérité, il ne pouvait plusmaintenant entrer dans un salon ou dans une bibliothèque, sansqu’il entendît aussitôt : « Eh bien, et le Fauteuilhanté ! » L’Époque, à propos de la formidable coïncidencede ces deux morts si exceptionnellement académiques, avait crudevoir rapporter tout au long la légende qui s’était formée autourdu fauteuil de Mgr d’Abbeville. Dans certains milieuxparisiens, où l’on s’occupait beaucoup de choses qui se passaientau bout du pont des Arts, on était persuadé que ce fauteuil étaitdésormais hanté par l’esprit de vengeance du sâr Éliphas deSaint-Elme de Taillebourg de La Nox ! Et comme, après sonéchec, cet Éliphas avait disparu, L’Époque ne pouvait s’empêcher deregretter qu’il eût, avant précisément de disparaître, prononcé desparoles de menaces suivies bien fâcheusement d’aussi regrettablesdécès subits. En sortant pour la dernière fois du club des« Pneumatiques » (ainsi appelé de pneuma, âme), qu’ilavait fondé dans le salon de la belle Mme de Bithynie, Éliphasavait dit textuellement en parlant du fauteuil de l’éminentprélat : « Malheur à ceux qui auront voulu asseoir avantmoi ! » En fin de compte, L’Époque ne paraissait pasrassurée du tout. Elle disait, à l’occasion des lettres reçues parles deux défunts immédiatement avant leur mort, que l’Académieavait peut-être affaire à un fumiste, mais aussi qu’elle pouvaitavoir affaire à un fou.

Le journal voulait que l’on retrouvât Éliphas,et c’est tout juste s’il ne réclamait pas l’autopsie des corps deJehan Mortimar et de M. d’Aulnay.

L’article n’était pas signé, maisM. Hippolyte Patard en voua aux gémonies l’auteur anonymeaprès l’avoir traité, carrément, d’idiot, puis ayant poussé letambour d’une porte, il traversa une première salle tout encombréede colonnes, pilastres et bustes, monuments de sculpture funéraireà la mémoire des académiciens défunts qu’il salua au passage, puis,une seconde salle, puis arriva en une troisième toute garnie detables recouvertes de tapis d’un vert uniforme et entourées defauteuils symétriquement rangés. Au fond, sur un vaste panneau, sedétachait la figure en pied du cardinal Armand Jean du Plessis, ducde Richelieu.

M. le secrétaire perpétuel venaitd’entrer dans la salle du Dictionnaire.

Elle était encore déserte.

Il referma la portière derrière lui, s’en futà sa place habituelle, y déposa son courrier rangea précieusementdans un coin qu’il lui était facile de surveiller son parapluiesans lequel il ne sortait jamais, et dont il prenait un soinjaloux, comme d’un objet sacré.

Puis, il retira son chapeau, qu’il remplaçapar une petite toque en velours noir brodé, et, à petits pasfeutrés, il commença le tour des tables qui formaient entre ellescomme de petits box, dans lesquels étaient les fauteuils. Il y enavait de célèbres.

Quand il passait auprès de ceux-là, M. lesecrétaire perpétuel y attardait son regard attristé, hochait latête et murmurait des noms illustres. Ainsi, arriva-t-il devant leportrait du cardinal de Richelieu. Il souleva sa toque.

– Bonjour, grand homme ! fit-il.

Et il s’arrêta, tourna le dos au grand homme,et contempla, juste en face de lui, un fauteuil.

C’était un fauteuil comme tous les fauteuilsqui étaient là, avec ses quatre pattes et son dossier carré, niplus ni moins, mais c’était dans ce fauteuil qu’avait coutumed’assister aux séances Mgr d’Abbeville, et nul depuis la mortdu prélat ne s’y était assis.

Pas même ce pauvre Jehan Mortimar pas même cepauvre Maxime d’Aulnay, qui n’avaient jamais eu l’occasion defranchir le seuil de la salle des séances privées, la salle duDictionnaire, comme on dit. Or, au royaume des Immortels, il y avraiment que cette salle-là qui compte, car c’est là que sont lesquarante fauteuils, sièges de l’Immortalité.

Donc, M. le secrétaire perpétuelcontemplait le fauteuil de Mgr d’Abbeville.

Il dit tout haut : – Le Fauteuilhanté !

Et il haussa les épaules.

Puis il prononça la phrase fatale, en manièrede dérision :

– Malheur à ceux qui auront voulu s’asseoiravant moi.

Tout à coup, il s’avança vers le fauteuiljusqu’à le toucher.

– Eh bien moi, s’écria-t-il en se frappant lapoitrine, moi, Hippolyte Patard, qui me moque du mauvais sort et deM. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox, moi, jevais m’asseoir sur toi, fauteuil hanté !

Et, se retournant, il se disposa às’asseoir…

Mais à moitié courbé, il s’arrêta dans songeste, se redressa, et dit :

– Et puis non, je ne m’assoirai pas !C’est trop bête !… On ne doit pas attacher d’importance à desbêtises pareilles.

Et M. le secrétaire perpétuel regagna saplace après avoir touché, en passant, d’un doigt furtif le mancheen bois de son parapluie.

Sur quoi la porte s’ouvrit et M. lechancelier entra, traînant derrière lui M. le directeurM. le chancelier était un quelconque chancelier comme on enélit un tous les trois mois, mais le directeur de l’Académie de cetrimestre-là était le grand Loustalot, l’un des premiers savants dumonde. Il se laissait diriger par le bras comme un aveugle. Cen’était point qu’il n’y vît pas clair, mais il avait de siillustres distractions, qu’on avait pris le parti, à l’Académie, dene point le lâcher d’un pas. Il habitait dans la banlieue. Quand ilsortait de chez lui pour venir à Paris, un petit garçon, âgé d’unedizaine d’années, l’accompagnait et venait le déposer dans la logedu concierge de l’Institut. Là, M. le chancelier s’enchargeait.

À l’ordinaire, le grand Loustalot n’entendaitrien de ce qui se passait autour de lui, et chacun avait soin de lelaisser à ses sublimes cogitations d’où pouvait naître quelquedécouverte nouvelle destinée à transformer les conditionsordinaires de la vie humaine. Mais ce jour-là, les circonstancesétaient si graves que M. le secrétaire perpétuel n’hésita pasà les lui rappeler et peut-être à les lui apprendre. Le grandLoustalot n’avait pas assisté à la séance de la veille ; onl’avait envoyé chercher d’urgence chez lui et il était plus queprobable qu’il était le seul, à cette heure, dans le mondecivilisé, à ignorer encore que Maxime d’Aulnay avait subi le mêmesort cruel que Jehan Mortimar l’auteur de si Tragiques parfum.

– Ah ! monsieur le directeur !quelle catastrophe ! s’écria M. Hippolyte Patard enlevant ses mains au ciel.

– Qu’y a-t-il donc, mon cher ami ? daignademander avec une grande bonhomie le grand Loustalot.

– Comment ! vous ne savez pas !M. le chancelier ne vous a rien dit ? C’est donc à moiqu’il revient de vous annoncer une aussi attristantenouvelle ! Maxime d’Aulnay est mort !

– Dieu ait son âme ! fit le grandLoustalot qui n’avait rien perdu de la foi de son enfance.

– Mort comme Jehan Mortimar mort à l’Académieen prononçant son discours !…

– Eh bien tant mieux ! déclara le savant,le plus sérieusement du monde. Voilà une bien belle mort !

Et il se frotta les mains, innocemment. Etpuis, il ajouta :

– C’est pour cela que vous m’avezdérangé ?

M. le secrétaire perpétuel et M. lechancelier se regardèrent, consternés, et puis s’aperçurent, auregard vague du grand Loustalot, que l’illustre savant pensait déjàà autre chose ; ils n’insistèrent pas et le conduisirent à saplace. Ils le firent asseoir lui donnèrent du papier, une plume etun encrier et le quittèrent en ayant l’air de se dire :« Là, maintenant, il va rester tranquille ! » Puis,se retirant dans l’embrasure d’une fenêtre, M. le secrétaireperpétuel et M. le chancelier après avoir jeté un coup d’œilsatisfait sur la cour déserte, se félicitèrent du stratagème qu’ilsavaient employé pour se défaire des journalistes. Ils avaient faitannoncer officiellement, la veille au soir qu’après avoir décidéd’assister en corps aux obsèques de Maxime d’Aulnay, l’Académie nese réunirait qu’une quinzaine de jours plus tard pour élire lesuccesseur de Mgr d’Abbeville, car on continuait de parler dufauteuil de Mgr d’Abbeville comme si deux votes successifs nelui avaient pas donné deux nouveaux titulaires.

Or, on avait trompé la presse. C’était lelendemain même de la mort de Maxime d’Aulnay, le jour parconséquent où nous venons d’accompagner M. Hippolyte Patarddans la salle du Dictionnaire, que l’élection devait avoir lieu.Chaque académicien avait été averti par les soins de M. lesecrétaire perpétuel, en particulier et cette séance, aussiexceptionnelle que privée, allait s’ouvrir dans la demi-heure.

M. le chancelier dit à l’oreille deM. Hippolyte Patard :

– Et Martin Latouche ? Avez-vous de sesnouvelles ?

Disant cela, M. le chancelier considéraitM. le secrétaire perpétuel avec une émotion qu’il n’essayaitnullement de dissimuler.

– Je n’en sais rien, répondit évasivementM. Patard.

– Comment !… vous n’en savezrien ?…

M. le secrétaire perpétuel montra soncourrier intact.

– Je n’ai pas encore ouvert moncourrier !

– Mais ouvrez-le donc, malheureux !…

– Vous êtes bien pressé, monsieur lechancelier ! fit M. Patard avec une certainehésitation.

– Patard, je ne vous comprends pas !…

– Vous êtes bien pressé d’apprendre quepeut-être Martin Latouche, le seul qui ait osé maintenir sacandidature avec Maxime d’Aulnay, sachant du reste à ce momentqu’il ne serait pas élu… vous êtes bien pressé d’apprendre, dis-je,monsieur le chancelier que Martin Latouche, le seul qui nous reste,renonce maintenant à la succession deMgr d’Abbeville !

M. le chancelier ouvrit des yeux effarés,mais il serra les mains de M. le secrétaireperpétuel :

– Oh ! Patard ! je vouscomprends…

– Tant mieux ! monsieur lechancelier ! Tant mieux !…

– Alors… vous n’ouvrirez votre courrier…qu’après…

– Vous l’avez dit, monsieur lechancelier ; il sera toujours temps pour nous d’apprendre,quand il sera élu, que Martin Latouche ne se présente pas !…Ah ! c’est qu’ils ne sont pas nombreux, les candidats auFauteuil hanté !…

M. Patard avait à peine prononcé ces deuxderniers mots qu’il frissonna. Il avait dit, lui, le secrétaireperpétuel, il avait dit, couramment, comme une chosenaturelle : « le Fauteuil hanté !… » Il y eutun silence entre les deux hommes. Au-dehors, dans la cour quelquesgroupes commençaient à se former, mais, tout à leur pensée,M. le secrétaire perpétuel ni le chancelier n’y prenaientgarde.

M. le secrétaire perpétuel poussa unsoupir M. le chancelier fronçant le sourcil, dit :

– Songez donc ! Quelle honte sil’Académie n’avait plus que trente-neuf fauteuils !

– J’en mourrais ! fit Hippolyte Patard,simplement.

Et il l’eût fait comme il le disait.

Pendant ce temps, le grand Loustalot sebarbouillait tranquillement le nez d’une encre noire qu’il étaitallé, du bout du doigt, puiser dans son encrier, croyant plongerdans sa tabatière.

Tout à coup, la porte s’ouvrit avecfracas : Barbentane entra, Barbentane, l’auteur de l’Histoirede la maison de Condé, le vieux camelot du roi.

– Savez-vous comment il s’appelle ?s’écria-t-il.

– Qui donc ? demanda M. lesecrétaire perpétuel qui, dans le triste état d’esprit où il setrouvait, redoutait à chaque instant un nouveau malheur.

– Bien, lui ! votre Éliphas !

– Comment ! notre Éliphas !

– Enfin, leur Éliphas !… Eh bien,M. Éliphas de Saint Elme de Taillebourg de La Nox s’appelleBorigo, comme tout le monde ! M. Borigo !

D’autres académiciens venaient d’entrer. Ilsparlaient tous avec la plus grande animation.

– Oui ! Oui ! répétaient-ils,M. Borigo ! La belle Mme de Bithynie se faisaitraconter la bonne aventure par M. Borigo !… Ce sont lesjournalistes qui le disent !

– Les journalistes sont donc là !s’exclama M. le secrétaire perpétuel.

– Comment ! s’ils sont là ? Mais ilsremplissent la cour. Ils savent que nous nous réunissons et ilsprétendent que Martin Latouche ne se présente plus.

M. Patard pâlit. Il osa dire, dans unsouffle :

– Je n’ai reçu aucune communication à cetégard…

Tous l’interrogeaient, anxieux. Il lesrassurait sans conviction.

– C’est encore une invention des journalistes.Je connais Martin Latouche… Martin Latouche n’est pas homme à selaisser intimider… Du reste, nous allons tout de suite procéder àson élection…

Il fut interrompu par l’arrivée brutale del’un des deux parrains de Maxime d’Aulnay, M. le comte deBray.

– Savez-vous ce qu’il vendait, votreBorigo ? demanda-t-il.

Il vendait de l’huile d’olive !… Et commeil est né au bord de la Provence, dans la vallée du Careï, il s’estd’abord fait appeler Jean Borigo du Careï…

À ce moment la porte s’ouvrit à nouveau etM. Raymond de La Beyssière, le vieil égyptologue qui avaitécrit des pyramides de volumes sur la première pyramide elle-même,entra.

– C’est sous ce nom-là, Jean Borigo du Careï,que je l’ai connu ! fit-il simplement.

Un silence de glace accueillit l’entrée deM. Raymond de La Beyssière. Cet homme était le seul qui avaitvoté pour Éliphas. L’Académie devait à cet homme la honte d’avoiraccordé une voix à la candidature d’un Éliphas ! Mais Raymondde La Beyssière était un vieil ami de la belle Mme deBithynie.

M. le secrétaire perpétuel alla verslui.

– Notre cher collègue, fit-il, pourrait-onnous dire, si, à cette époque, M. Borigo vendait de l’huiled’olive, ou des peaux d’enfant, ou des dents de loup, ou de lagraisse de pendu ?

Il y eut des rires. M. Raymond de LaBeyssière fit celui qui ne les entendait pas. Ilrépondit :

– Non ! À cette époque il était, enÉgypte, le secrétaire de Manette-bey, l’illustre continuateur deChampollion, et il déchiffrait les textes mystérieux qui sontgravés, depuis des millénaires, à Sakkarah, sur les paroisfunéraires des pyramides des rois de la Ve et de laVIe dynastie, et il cherchait le secret deToth !

Ayant dit, le vieil égyptologue se dirigeavers sa place.

Or son fauteuil était occupé par un collèguequi n’y prit point garde. M. Hippolyte Patard, qui suivaitM. de La Beyssière d’un œil perfide, par-dessus ses lunettes,lui dit :

– Eh bien, mon cher collègue ? vous nevous asseyez point ? Le fauteuil de Mgr d’Abbeville voustend les bras !

M. de La Beyssière répondit sur un tonqui fit se retourner quelques Immortels.

– Non ! Je ne m’assiérai point dans lefauteuil de Mgr d’Abbeville !

– Et pourquoi ? lui demanda avec un petitrire déplaisant

M. le secrétaire perpétuel. Pourquoi nevous assiériez-vous point dans le fauteuil deMgr d’Abbeville ? Est-ce que, par hasard, vous prendriez,vous aussi, au sérieux, toutes les balivernes que l’on raconte surle Fauteuil hanté ?

– Je ne prends au sérieux aucune baliverne,monsieur le secrétaire perpétuel, mais je ne m’y assiérai pointparce que cela ne me plaît pas, c’est simple !

Le collègue qui avait pris la place deM. Raymond de La Beyssière la lui céda aussitôt et lui demandafort convenablement et sans raillerie aucune cette fois, s’ilcroyait, lui, Raymond de La Beyssière, qui avait vécu longtemps enÉgypte, et qui, par ses études, avait pu remonter aussi loin quetout autre jusqu’aux origines de la kabbale, s’il croyait aumauvais sort.

– Je n’aurai garde de le nier !dit-il.

Cette déclaration fit dresser l’oreille à toutle monde et comme il s’en fallait encore d’un quart d’heure quel’on procédât au scrutin, cause de la réunion, ce jour-là, de tantd’Immortels, on pria M. de La Beyssière de vouloir biens’expliquer.

L’académicien constata, d’un coup d’œilcirculaire, que personne ne souriait et que M. Patard avaitperdu son petit air de facétie.

Alors, d’une voix grave, il dit :

– Nous touchons ici au mystère. Tout ce quivous entoure et qu’on ne voit pas est mystère et la science modernequi a, mieux que l’ancienne, pénétré ce que l’on voit, est très enretard sur l’ancienne pour ce que l’on ne voit pas. Qui a pupénétrer l’ancienne science a pu pénétrer ce qu’on ne voit pas.

On ne voit pas le « mauvais sort »,mais il existe. Qui nierait la veine ou la déveine ? L’une oul’autre s’attache aux personnes ou aux entreprises ou aux chosesavec un acharnement éclatant. Aujourd’hui on parle de la veine oude la déveine comme d’une fatalité contre laquelle il n’y a rien àfaire.

L’ancienne science avait mesuré, après descentaines de siècles d’étude, cette force secrète, et il se peut –je dis il se peut – que celui qui serait remonté jusqu’à la sourcede cette science eût appris d’elle à diriger cette force,c’est-à-dire à jeter le bon ou le mauvais sort. Parfaitement.

Il y eut un silence. Tous se taisaientmaintenant en regardant le Fauteuil.

Au bout d’un instant, M. le chancelierdit :

– Et M. Éliphas de La Nox a-t-ilvéritablement pénétré ce qu’on ne voit pas ?

– Je le crois, répondit avec fermetéM. Raymond de La Beyssière, sans quoi je n’aurais pas votépour lui. C’est sa science réelle de la kabbale qui le faisaitdigne d’entrer parmi nous.

– La kabbale, ajouta-t-il, qui semble vouloirrenaître de nos jours sous le nom de Pneumatologie, est la plusancienne des sciences et d’autant plus respectable. Il n’y a queles sots pour en rire.

Et M. Raymond de La Beyssière regarda ànouveau autour de lui. Mais personne ne riait plus.

La salle, peu à peu, s’était remplie.Quelqu’un demanda :

– Qu’est-ce que c’est que le secret deToth ?

– Toth, répondit le savant, est l’inventeur dela magie égyptiaque et son secret est celui de la vie et de lamort.

On entendit la petite flûte de M. lesecrétaire perpétuel :

– Avec un secret pareil, ça doit être bienvexant de ne pas être élu à l’Académie française !

– Monsieur le secrétaire perpétuel, déclaraavec solennité

M. Raymond de La Beyssière, siM. Borigo ou M. Éliphas – appelez-le comme vous voulez,cela n’a pas d’importance – si cet homme a surpris, comme il leprétend, le secret de Toth, il est plus fort que vous et moi, jevous prie de le croire, et si j’avais eu le malheur de m’en faireun ennemi, j’aimerais mieux rencontrer sur mon chemin, la nuit, unetroupe de bandits armés, qu’en pleine lumière cet homme, les mainsnues !

Le vieil égyptologue avait prononcé cesderniers mots avec tant de force et de conviction, qu’ils nemanquèrent point de faire sensation.

Mais M. le secrétaire perpétuel repritavec un petit rire sec :

– C’est peut-être Toth qui lui a appris à sepromener dans les salons de Paris avec une robephosphorescente !… À ce qu’il paraît qu’il présidait lesréunions pneumatiques chez la belle Mme de Bithynie, dans unerobe qui faisait de la lumière !…

– Chacun, répondit tranquillementM. Raymond de La Beyssière, chacun a ses petites manies.

– Que voulez-vous dire ? demandaimprudemment M. le secrétaire perpétuel.

– Rien ! répliqua énigmatiquementM. de La Beyssière ; seulement, mon cher secrétaireperpétuel, permettez-moi de m’étonner qu’un mage aussi sérieux queM. Borigo du Careï trouve, pour le railler, le plus fétichisted’entre nous !

– Moi, fétichiste ! s’écriaM. Hippolyte Patard, en marchant sur son collègue, la boucheouverte, le dentier en avant, comme s’il avait résolu de dévorerd’un coup toute l’égyptologie… Où avez-vous pris, monsieur, quej’étais fétichiste ?

– En vous voyant toucher du bois quand vouscroyez qu’on ne vous regarde pas !

– Moi, toucher du bois, vous m’avez vu, moi,toucher du bois ?

– Plus de vingt fois par jour !…

– Vous en avez menti, monsieur !

Aussitôt on s’interposa. On entenditdes : « Allons, messieurs !… messieurs ! »et des : « Monsieur le secrétaire perpétuel,calmez-vous ! » et des : « Monsieur de LaBeyssière, cette querelle est indigne et de vous et de cetteenceinte ! » Et toute l’illustre assemblée était dans unétat de fièvre incroyable pour des Immortels ; seul le grandLoustalot paraissait ne rien voir ne rien entendre et plongeaitmaintenant avec conviction sa plume dans sa tabatière.

M. Hippolyte Patard s’était dressé sur lapointe des pieds et criait du haut de la tête, ses petits yeuxfoudroyant le vieux Raymond :

– Il nous ennuie à la fin celui-là, avec sonÉliphas de Feu Saint-Elme de Taille-à-rebours de La Boxe duBourricot du Careï !…

M. Raymond de La Beyssière, devant uneplaisanterie aussi furieuse et aussi déplacée dans la bouche d’unsecrétaire perpétuel, garda tout son sang-froid.

– Monsieur le secrétaire perpétuel, dit-il, jen’ai jamais menti de ma vie et ce n’est pas à mon âge que jecommencerai. Pas plus tard qu’hier avant la séance solennelle, jevous ai vu embrasser le manche de votre parapluie !…

M. Hippolyte Patard bondit et l’on euttoutes les peines du monde à l’empêcher de se livrer à des voies defait sur la personne du vieil égyptologue. Il criait :

– Mon parapluie… Mon parapluie !…D’abord, je vous défends de parler de mon parapluie !…

Mais M. de La Beyssière le fit taire enlui montrant, d’un geste tragique, le Fauteuil hanté :

– Puisque vous n’êtes pas fétichiste,asseyez-vous donc dessus, si vous l’osez !…

L’assemblée qui était en rumeur fut du coupimmobilisée.

Tous les yeux allaient maintenant du fauteuilà M. Hippolyte Patard, et de M. Hippolyte Patard aufauteuil.

M. Hippolyte Patard déclara :

– Je m’assiérai si je veux ! Je n’aid’ordres à recevoir de personne !… D’abord, messieurs,permettez-moi de vous faire remarquer que l’heure d’ouvrir lescrutin est sonnée depuis cinq minutes…

Et il regagna sa place, ayant recouvré soudainune grande dignité.

Il n’arriva point cependant à son pupitre sansque quelques sourires l’accompagnassent.

Il les vit, et comme chacun prenait un siègepour la séance qui allait commencer… et que le Fauteuil hantérestait vide, il dit, de son petit air pincé, l’air du Patardcitron :

– Les règlements ne s’opposent pas à ce quecelui de mes collègues qui désire s’asseoir dans le fauteuil deMgr d’Abbeville y prenne place.

Nul ne bougea. L’un de ces messieurs, quiavait de l’esprit, soulagea la conscience de tout le monde parcette explication :

– Il vaut mieux ne pas s’y asseoir par respectpour la mémoire de Mgr d’Abbeville.

Au premier tour, l’unique candidat, MartinLatouche, fut élu à l’unanimité.

Alors M. Hippolyte Patard ouvrit soncourrier. Et il eut la joie, qui le consola de bien des choses, dene pas y trouver des nouvelles de M. Martin Latouche.

Servilement, il reçut de l’Académie la missionexceptionnelle d’aller annoncer lui-même à M. Martin Latouchel’heureux événement.

Ça ne s’était jamais vu.

– Qu’est-ce que vous allez lui dire ?demanda le chancelier à M. Hippolyte Patard.

M. le secrétaire perpétuel, dont la têtese troublait un peu à la suite de toutes ces ridicules histoires,répondit vaguement :

– Qu’est-ce que vous voulez que je luidise ?… Je lui dirai :

« Du courage, mon ami… » Et c’estainsi que ce soir-là, sur le coup de dix heures, une ombre quisemblait prendre les plus grandes précautions pour n’être pointsuivie se glissait sur les trottoirs déserts de la vieille placeDauphine, et s’arrêtait devant une petite maison basse, dont ellefit résonner le marteau assez lugubrement dans cette solitude.

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