Le Fauteuil hanté

VI. La chanson qui tue

 

L’auteur de ce cruel ouvrage renonce à donnerune idée de la cohue sans nom qui suivit ce coup de théâtre.

Ainsi, Martin Latouche était mort ! Mortcomme les autres !

Non point en prononçant son discours deréception sous la Coupole, mais dans le moment même où il allait serendre à l’Académie pour le lire, alors qu’il se disposait, ensomme, comme les deux autres, à prendre possession du fauteuil deMgr d’Abbeville !

Si l’émotion de l’assistance, autour de lavieille Babette, hurlante, toucha à la folie, celle de la foule,au-dehors, et dans tout Paris ensuite, ne connut guère de bornesplus raisonnables.

Il faut, pour se la rappeler dans toute sonintégrité, relire les journaux qui parurent le lendemain de cettenouvelle et abominable catastrophe. Une note de la rédaction dujournal L’Époque (N.D.L.R.) fait entrevoir assez exactement l’étatdes esprits.

La voici :

« La série continue ! Après JehanMortimar après Maxime d’Aulnay, voici Martin Latouche qui meurt surle seuil de l’immortalité, et le fauteuil de Mgr d’Abbevillereste toujours inoccupé ! La nouvelle de la fin subite dutroisième académicien qui tenta de s’asseoir à la place queconvoita le mystérieux Éliphas s’est répandue hier soir dans Parisavec la rapidité et la brutalité de la foudre. Et nous ne saurionsmieux faire, en vérité, que d’appeler à notre secours le tonnerrelui-même, pour donner une idée de ce qui se passa dans la capitale,pendant les quelques heures qui suivirent l’incroyable événement.Certains parurent frappés comme du feu du ciel, et, ayant perdul’esprit, se répandirent dans les rues, dans les cafés, au théâtre,dans les salons, en tenant de tels propos imbéciles, qu’on sedemande comment il peut se trouver dans la ville Lumière, à notreépoque, des gens sensés pour les écouter Ah ! nous ne perdronspoint notre temps à répéter ici toutes les bêtises qui ont étéproférées ! Et ce M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourgde La Nox, au fond de sa monstrueuse retraite, doit bien s’amuserQuant à nous, nous avons fini de rire. Nous proclamons hautementnotre opinion que nous n’avions que laissé pressentir après la mortde Maxime d’Aulnay… Non ! non ! Toutes ces morts-là nesont point naturelles ! On a pu ne pas s’étonner de lapremière, on a pu hésiter à la seconde, il serait criminel dedouter à la troisième ! Mais entendons-nous bien : quandnous disons que ces morts ne sont point naturelles, nous ne voulonspoint faire allusion à quelque puissance occulte qui, en dehors deslois naturelles connues, aurait frappé ! Nous laissons cesbalivernes aux petites dames du club des Pneumatiques, et nousvenons catégoriquement dire à M. le procureur de laRépublique : Il y a un assassin là-dessous,trouvez-le ! » La presse fut à peu près unanime,obéissant en cela à l’opinion générale, qui était que les troisacadémiciens avaient été empoisonnés, à réclamer l’intervention despouvoirs publics ; et, bien que les médecins qui avaientexaminé le corps du défunt eussent déclaré que Martin Latouche – endépit d’une apparence assez robuste – était mort d’une vieillessehâtive et épuisée, le Parquet dut, pour calmer les espritssoulevés, ouvrir une enquête.

La première personne interrogée futnaturellement la vieille Babette qui, le jour fatal, avait étéramenée chez elle évanouie, pendant que des amis dévouéstransportaient à son domicile M. Hippolyte Patard dans un bienfâcheux état. Et voici comment la Babette, qui ne pensait plus qu’àvenger son maître, raconta la mort vraiment singulière de ce pauvreMartin Latouche.

– Depuis quelque temps, mon maître ne vivaitplus que du compliment qu’il devait faire et je l’entendais quiparlait de leur Mgr d’Abbeville, et aussi du Mortimar et aussidu d’Aulnay comme si c’étaient des bons dieux en sucre. Et souvent,il se mettait devant son armoire à glace, comme un vrai comédien. Àson âge, ça faisait pitié, et je n’aurais pas manqué de lui rire aunez, si je n’avais pas été tracassée par les paroles du sorcierdont ils n’avaient pas voulu pour leur damnée Académie. Le sorcieren avait déjà tué deux. Je ne pensais qu’à une chose, c’est qu’ilallait tuer mon maître comme les autres. Ça, je l’avais dit àM. le Perpétuel entre les quatre z’yeux. Mais il ne m’avaitpas écoutée, parce qu’il lui fallait, paraît-il, son académicien.Aussi, chaque fois que je voyais mon maître répéter son compliment,je me jetais à ses pieds, j’embrassais ses genoux, je pleuraiscomme une folle, je le suppliais à mains jointes d’envoyer sadémission à M. le Perpétuel. J’avais des hantises qui ne m’ontpas trompée. La preuve, c’est que je rencontrais presque tous lesjours un vielleux qui jouait d’un orgue de Barbarie ; je suisde Rodez : un vielleux, ça porte malheur depuis l’affaire dece pauvre M. Fualdès. Ça aussi, je l’avais dit à M. lePerpétuel, mais ça avait été comme si je chantais.

« Alors je m’étais dit : Babette, tune quitteras plus ton maître ! Et tu le défendras jusqu’audernier moment ! Alors, le jour du compliment, j’avais faittoilette, et je le guettais dans ma cuisine, la porte ouverte,attendant qu’il passe sous la voûte, décidée à l’accompagner àcette Académie de malheur au bout du monde, partout ! Jel’attendais donc, mais il ne venait pas… Il y avait bien un quartd’heure qu’il aurait dû être passé !… J’étais en train dem’impatienter quand, tout à coup, qu’est-ce que j’entends ?…l’air du crime !… l’air qui avait tué ce pauvreM. Fualdès !… Oui !… le vielleux était quelque partencore autour de la maison, à faire chanter sa manivelle !…J’en ai eu une sueur froide… Il n’y avait pas à dire, ça, c’étaitune indication !… On m’aurait récité aux oreilles la prièredes trépassés que je n’en aurais pas été plus impressionnée… Je medis : « vlà l’heure de l’Académie qui sonne… l’heure dela mort !… » et j’ai ouvert la fenêtre pour voir si levielleux était dans la rue et le faire taire… mais il n’y avaitpersonne dans la rue… Je suis sortie de ma cuisine… Personne sousla voûte !… personne dans la cour… et l’air chantait toujours…Il me venait d’en haut maintenant…

« Peut-être bien que le vielleux étaitdans l’escalier… personne dans l’escalier… au premier étage…rien ! Rien que l’air de ce pauvre M. Fualdès qui mepoursuivait toujours… et plus j’allais, plus je l’entendais… J’aiouvert la porte de la bibliothèque… on aurait cru que la chansonétait derrière les livres !… Mon maître n’était pas là !…Il devait être dans son petit bureau où que je n’entrejamais !… J’écoutais… L’air du crime était dans le petitbureau !… Ah !… Était-ce Dieu possible !…J’approchai de la porte en retenant mon cœur qui éclatait…l’appelai :  » Monsieur ! Monsieur !… » Il ne m’a pasrépondu… L’air tournait toujours… derrière la porte de son petitbureau… Ah ! que c’était triste !… C’était un air sitriste qu’on n’en respirait plus et que les larmes vous en venaientaux yeux… un air qui avait l’air de pleurer tous ceux qu’on avaitassassinés depuis le commencement du monde !… J’ai appuyé mesmains à la porte pour ne pas tomber. La porte s’est ouverte… Dansle même moment il y a eu comme un grand grincement de déclenchementdans la manivelle de la musique de l’air du crime. Ça m’a commedéchiré le cœur et les oreilles !… Et puis, j’ai failli tomberdans le petit bureau, tant j’étais étourdie… Mais ce que j’ai vum’a remise sur mes pattes plus droite qu’une statue. Au milieu d’untas d’instruments que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, et qui sontcertainement arrivés dans ce petit bureau avec la permission dudiable, mon maître était penché sur l’orgue du vielleux. Ah !je l’ai bien reconnu ! C’était l’orgue qui tournait la chansondu crime… mais le vielleux n’était pas là !… Mon maître avaitencore la main à la manivelle… Je me suis jetée sur lui, et il acédé !… Il est tombé tout de son long sur le parquet… Il afait floc !… Mon pauvre maître était mort… assassiné par la“chanson qui tue” !… »

Ce récit rapproché de ce que racontaient sousle manteau certains habitués du club des Pneumatiques produisit uneffet étrange et l’opinion publique ne fut point satisfaite par lesexplications trop naturelles que fournit l’enquête sur un sibizarre événement.

L’enquête montra le vieux Martin Latouchecomme un maniaque qui s’enlevait le pain de la bouche pour pouvoirenrichir, en secret, sa collection. On raconta même qu’il seprivait des déjeuners qu’il était censé prendre dehors, pour enéconomiser les quelques sous qu’il gaspillait ensuite chez lesantiquaires et les marchands de vieux instruments de musique.

C’est ainsi, de toute évidence, que le fameuxorgue était arrivé chez lui, en dépit de la surveillance deBabette ; et c’est dans le moment qu’il en essayait lamanivelle, qu’il était tombé, épuisé par le régime d’abstinenceauquel il s’astreignait depuis trop longtemps.

Mais on refusa d’admettre une version quiétait trop simple pour être vraie, et les journaux exigèrent que lapolice se mît à la poursuite du vielleux.

Malheureusement, celui-ci resta aussiintrouvable que l’Éliphas lui-même. D’où il résulta, comme ondevait s’y attendre, que certains reporters affirmèrent qu’Éliphaset le vielleux ne faisaient qu’un – qu’un seul et mêmeassassin.

NUL n’osa trop haut s’élever contre cetteopinion, car après tout, il restait la coïncidence des trois morts,et si chacune, en elle-même, paraissait naturelle, il était biencertain que toutes trois réunies étaient faites pourépouvanter.

Enfin, on réclama l’autopsie. C’était là unetriste extrémité à laquelle il fallut se résoudre. Malgré toutesles démarches et toute l’influence des plus gros bonnets del’Institut, on rouvrit les cercueils encore tout frais de JehanMortimar et de Maxime d’Aulnay.

Les médecins légistes ne trouvèrent aucunetrace de poison. Le corps de Jehan Mortimar ne présenta, àl’examen, rien de particulier. On releva, cependant, sur le visagede Maxime d’Aulnay, certains stigmates qui, en toute autreoccasion, eussent passé inaperçus, et que l’on pouvait attribuer àla décomposition normale des chairs. On eût dit des brûlureslégères qui auraient laissé une sorte de trace étoffée sur levisage. En y regardant de très près, on pouvait distinguer sur laface de Maxime d’Aulnay affirmèrent deux médecins sur trois (car letroisième n’y voyait rien du tout), comme un aspect de soleil desacristie.

Les médecins légistes avaient, bien entendu,examiné également le corps de Martin Latouche, et ils n’avaientrelevé d’autres traces que celle d’une hémorragie nasale trèsfaible, qui s’était également répandue par la bouche. En somme, ily avait, au bout du nez, et à la commissure de la bouche, du côtéoù était incliné le cadavre, un petit filet de sang qui s’étaitcoagulé.

En vérité, cette hémorragie avait dû êtreproduite par la chute du corps sur le parquet, mais, lancés commeétaient les esprits, on ne manqua point encore d’attacher à cesinsignifiants stigmates une importance mystérieuse destinée àlaisser planer sur le triple décès une légende criminelle quis’empara définitivement de la foule.

Des experts avaient travailléconsciencieusement les deux lettres menaçantes qui avaient étéremises en pleine Académie aux deux premiers récipiendaires, et ilsavaient déclaré que ces lettres n’étaient point de l’écriture deM. Éliphas de La Nox, écriture dont ils avaient étépréalablement authentiquement munis. Mais il se trouva justementdes gens pour prétendre que les experts s’étaient trop souventtrompés en affirmant qu’une écriture était authentique, pour qu’ilsne se trompassent point en prétendant qu’elle ne l’était point.

Enfin, restait l’orgue de Barbarie. Un expertantiquaire, qui faisait quelquefois commerce de Stradivarius plusou moins vraisemblables, demanda à voir l’instrument.

On le lui permit, dans le dessein de calmerles cervelles exaltées qui imaginaient que cette vieille boîte, quijouait de la musique pendant que Martin Latouche expirait, nedevait pas être un orgue ordinaire et qu’un homme comme l’Éliphas yavait peut-être caché l’instrument, ou mieux, le moyen mystérieuxde son crime. L’antiquaire examina l’orgue sur toutes les coutureset joua même l’air du crime, comme disait Babette.

– Eh bien, lui demanda-t-on, est-ce là unorgue comme les autres ?

– Non, répondit-il, ce n’est point un orguecomme les autres… c’est une des pièces les plus curieuses et lesplus anciennes qui nous soient venues d’Italie.

– Enfin, y avez-vous découvert quelque chosed’anormal ?

– Je n’ai rien découvert d’anormal.

– Croyez-vous cet orgue complice ducrime ?

– Je n’en sais rien, répondit d’une façon bienambiguë l’antiquaire, je n’étais pas là au moment du grandgrincement de déclenchement dans la manivelle de la musique del’air du crime.

– Mais vous croyez donc qu’il y a eucrime ?

– Euh ! Euh !

On essaya en vain de demander à cet homme cequ’il voulait dire avec son « Euh ! Euh !… » Ils’en tint à : « Euh ! Euh ! »

Cet expert, avec son « Euh !Euh ! », finit de jeter la perturbation dans lesconsciences.

Il faisait aussi profession de vendre destableaux ; il habitait rue Laffitte et s’appelaitM. Gaspard Lalouette.

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