Le Fauteuil hanté

XI. Terrible apparition

 

La porte venait à peine de se refermer surM. le secrétaire perpétuel que Mme Lalouette seprécipitait vers son mari :

– Eh bien, Gaspard ? implora-t-elle.

– Eh bien, ça y est. Il m’a dit :« À bientôt, mon cher collègue. »

– Et… Il sait tout ?

– Il sait tout !

– Ça vaut mieux !… Comme ça, si un jouron apprend quelque chose… Il n’y aura pas de surprise… Tu aurasfait ton devoir… c’est lui qui n’aura pas fait le sien !

Ils s’embrassèrent. Ils étaient radieux.

Mme Lalouette dit :

– Bonjour, monsieur l’Académicien !

– C’est bien pour toi… fit Lalouette.

Et c’est vrai que c’était pour elle qu’iljouait cette étrange partie. Mme Lalouette, qui avait épouséM. Lalouette parce qu’il avait écrit des livres, n’avaitjamais pardonné à son mari de lui avoir caché qu’il ne savait paslire. Quand l’aveu en fut fait, il y eut dans le ménage des scènesdéchirantes. Après quoi, Mme Lalouette avait essayéd’apprendre à lire à M. Lalouette. Ce fut peine perdue. Il yavait là comme un sortilège. L’alphabet alla encore (les grosseslettres), mais jamais M. Lalouette ne put arriver aux syllabesb a ba, bi bi, b o bo, b u bu. Il s’y était pris trop tard ;elles ne lui entrèrent point dans la tête. C’était dommage, carM. Lalouette était un artiste et il aimait les belles choses.Mme Lalouette en fit une maladie. Elle ne consentit à guérirque du jour où M. Lalouette fut nommé officier de l’Académie.Alors, elle lui rendit un peu de son amour.

Mais, bien que les années se fussent écouléeset que M. Gaspard Lalouette affectât de s’intéresserpar-dessus tout, par l’entremise de son épouse aux belles-lettres,il y avait toujours « entre les deux conjoints » cesecret formidable qui empoisonnait leur existence :M. Lalouette ne savait pas lire !

Sur ces entrefaites était arrivée cetteaffaire de l’Académie.

Par le plus grand des hasards,M. Lalouette avait assisté à la mort de Maxime d’Aulnay.M. Gaspard Lalouette n’était ni superstitieux ni sot. Il jugeanaturelle la mort chez un homme qui avait une maladie de cœur etque le décès tragique de son prédécesseur devait hanter par-dessustout. Il s’étonna de l’émotion générale et sourit de toutes lesstupidités qui furent répandues à l’occasion de la vengeance d’uncertain sorcier qui avait disparu. Et il fut bien étonnéd’apprendre que ce double événement avait à ce point bouleversé lesesprits qu’aucun nouveau postulant ne se présentait à la successionde Mgr d’Abbeville. Seul Martin Latouche restait qui n’avaitpas encore retiré sa candidature. M. Lalouette, un beau jour,s’était dit : « C’est tout de même rigolo ! Maiss’ils n’en veulent pas, du fauteuil, il ne me fait pas peur, àmoi !… c’est ça qui épaterait Eulalie ! » Eulalieétait le petit nom de Mme Gaspard Lalouette. Mais il fut déçuquand il apprit que Martin Latouche acceptait le plustranquillement du monde d’être élu au fauteuil fatal.

Tout de même, il voulut assister à la séancede réception de Martin Latouche. On n’eût pu dire exactement quelleétait alors sa pensée. M. Lalouette avait-il, tout au fond delui-même, l’espoir (qu’il ne pouvait, en honnête homme, s’avouer)que le destin, parfois si baroque, allait encore faire de sescoups ?… On ne saurait, sans être injuste, l’affirmer.

Tant est que M. Lalouette assista à lascène où la vieille Babette, échevelée, vint annoncer la mort deson maître.

Tout fort, tout solide que l’on est, il y ades choses qui impressionnent. M. Lalouette sortit de cettecohue, fort impressionné.

C’est à ce moment qu’il commença des’intéresser réellement à la singulière et mystérieuse figured’Éliphas. Qu’est-ce que c’était que ce bonhomme-là ? Ilinterrogea les gens compétents sur la sorcellerie. Il interviewaquelques membres influents du club des Pneumatiques. Il vitM. Raymond de La Beyssière. Il connut le secret de Toth. Et ildemanda à visiter l’orgue de Barbarie. Il prit ensuite le trainpour La Varenne-Saint-Hilaire et s’il en revint un peu effaré del’étrange réception qui lui avait été faite, il ne doutait plus enrevanche de l’inanité de toutes les formules égyptiaques.

Il n’avait encore rien dit àMme Lalouette. Il jugea le moment opportun de lui dévoiler sesprojets. Eulalie en fut « médusée ». Mais c’était uneforte tête et elle l’approuva avec transport. Seulement, comme elleétait la prudence même, elle lui conseilla d’agir à coup sûr CeM. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox devait êtrequelque part. Il fallait le trouver ou tout au moins avoir de sesnouvelles.

Quelques mois encore se passèrent dans cesrecherches.

M. Lalouette devenait impatient. Ayantappris qu’Éliphas s’appelait encore Borigo du Careï, en raison dece qu’il était originaire de la vallée du Careï, il partit pour laProvence et là, tout au bout d’une vallée profonde, derrière unrideau d’oliviers qui abritaient une modeste maisonnette, ildénicha une bonne vieille qui n’était ni plus ni moins que larespectable mère de l’illustre mage. Celle-ci qui ignorait tout desbatailles de la vie ne fit aucune difficulté pour lui apprendre quedepuis des mois son fils, fatigué, lui dit-elle, de Paris et desParisiens, après avoir passé quelques semaines tranquille prèsd’elle, était parti pour le Canada. Éliphas lui avait écrit.

Elle montra des lettres. M. Lalouettecompara les dates. Il n’y avait plus à douter L’Éliphass’intéressait maintenant autant au fauteuil de Mgr d’Abbevillequ’à sa première chemise.

M. Lalouette revint triomphant et illança sa lettre de candidature.

Le seul point sombre de l’aventure était queM. Gaspard Lalouette, candidat à l’Académie française, nesavait point lire. Forts de la situation qui leur était faite partous ceux qui savaient lire et qui ne se présentaient point,M. et Mme Lalouette avaient honnêtement résolu de s’enremettre à M. le secrétaire perpétuel. C’était agir en bravesgens. Or, nous avons vu que M. le secrétaire perpétuel avaitpassé par-dessus ce léger détail.

La joie était donc immense dans le ménage. Ilss’embrassaient. La boutique, autour d’eux, rayonnait.

– Demain, dit Mme Lalouette, les yeuxbrillants de plaisir ta candidature sera dans tous lesjournaux ; ça va en faire un tapage ! Monsieur Lalouette,vous êtes célèbre !…

– Grâce à qui, fifille ? Grâce à toi quies intelligente et brave ! Une autre femme aurait eupeur ! Toi, tu m’as soutenu, tu m’as encouragé ; tu m’asdit : « va, Gaspard !… » – Et puis, nous sommesbien tranquilles, constata la prudente Mme Gaspard, depuis quenous savons que cette espèce d’Éliphas, que l’on charge à Paris detous les crimes, est tranquillement à se promener au Canada.

– Madame Lalouette, je vous avoue qu’après latroisième mort, malgré tout ce qu’avait pu me dire cet original degrand Loustalot, j’avais besoin d’être rassuré du côté del’Éliphas. Si j’avais su qu’il rôdait dans les environs, j’auraisréfléchi deux fois avant de lancer ma candidature. Un sorcier,c’est toujours un homme. Il peut assassiner comme tout lemonde.

– Et même mieux que tout le monde, déclara,avec un bon sourire, aussi rassurant que sceptique, l’excellenteMme Lalouette… surtout s’il commande, comme on le dit, aupassé, au présent et à l’avenir et aux quatre pointscardinaux !…

– Et s’il possède le secret de Toth !surenchérit M. Lalouette, en éclatant de rire et en sefrappant joyeusement les cuisses de la paume de ses mains… Maisfaut-il, madame Lalouette, que les gens soient bêtes !…

– C’est tout bénéfice pour les autres,monsieur Lalouette.

– Moi, quand j’ai eu vu sa figure dans les« illustrés » et sa photographie aux devantures, je mesuis dit tout de suite : Voilà une tête qui n’a jamaisassassiné personne !

– C’est comme moi !… Sa tête est plutôtrassurante ; elle est belle et noble et les yeux sont trèsdoux…

– Avec un peu de malice, madame Lalouette…oui, il y a un peu de malice dans les yeux.

– Je ne dis pas non. Quand il apprendra qu’ila tué trois personnes, il rira bien !…

– Mais qui donc le lui apprendrait, madameLalouette ? Il ne correspond qu’avec sa mère qui, seule, a sonadresse, m’a-t-elle dit. Sa mère, dont l’existence est ignorée mêmede la police, ne sait rien de ce qui se passe à Paris et je n’ai eugarde de le lui apprendre. Enfin, Éliphas est retiré du monde, aufond, tout au fond du Canada.

Mme Lalouette répéta, comme unécho :

« Au fond, tout au fond du Canada… »Dans leur bonheur, ils s’étaient pris les mains qui étaient chaudesde la douce fièvre du succès… Tout à coup, comme ils répétaient ensouriant tous les deux : « Au fond, tout au fond duCanada », leurs mains se crispèrent, et, de chaudes qu’ellesétaient, devinrent glacées.

M. et Mme Gaspard Lalouette venaientd’apercevoir derrière leur vitrine, arrêtée sur le trottoir etregardant dans leur boutique, une figure…

Cette figure était à la fois belle et noble etles yeux, très doux, en étaient spirituels. Un double cri d’horreurs’échappa de la gorge de M. et Mme Lalouette. Ils nepouvaient se tromper. Ils reconnaissaient cette figure-là… cettefigure qui les regardait, à travers les vitres… qui les fascinait…C’était Éliphas ! Éliphas, lui-même… Éliphas de Saint-Elme deTaillebourg de La Nox !

L’homme, sur le trottoir, ne remuait pas plusqu’une statue. Il était élégamment vêtu d’un complet jaquettesombre ; il avait une canne à la main ; un pardessusbeige replié flottait négligemment sur son bras. Un nœud decravate, dit lavallière, agrémentait le plastron de sachemise ; un chapeau rond, de feutre mou, était posé sur sescheveux blonds, qui bouclaient un peu, et jetait une ombre doucesur un profil digne des fils de Pallas Athénée.

M. et Mme Lalouette sentaienttrembler leurs genoux. Ils ne se soutenaient plus. Tout à coup,l’homme bougea. Il s’en fut d’un pas paisible à la porte de laboutique et appuya sur le bec-de-cane.

La porte s’ouvrit ; il entra.

Mme Lalouette tomba comme un paquet surun fauteuil.

Quant à M. Gaspard Lalouette, il se jetacarrément à genoux, et il cria :

– Grâce !… Grâce !…

C’est tout ce qu’il put dire, dans lemoment.

– M. Gaspard Lalouette, c’est bienici ? demanda l’homme sans paraître nullement étonné del’effet que produisait son apparition.

– Non ! non ! ça n’est pasici ! répondit spontanément

M. Lalouette, toujours prosterné.

Et il mit à son mensonge un tel accent devérité qu’il s’y fût trompé lui-même, tant il étaitsincère !

L’homme eut un tranquille sourire et referma,toujours avec son calme suprême, la porte. Puis, il s’avançajusqu’au milieu du magasin.

– Allons ! monsieur Lalouette !relevez-vous ! fit-il, et remettez-vous !… etprésentez-moi à Mme Lalouette. Que diable ! Je ne vaispas vous manger !

Mme Lalouette jeta à la dérobée sur levisiteur un rapide et désespéré regard. Elle eut une secondel’espoir qu’une affreuse ressemblance les avait trompés, elle etson mari. Et, domptant sa terreur elle parvint à dire, la voixchevrotante :

– Monsieur ! Il faut nous excuser… vousressemblez… comme deux gouttes d’eau… à un de nos parents qui estmort l’an dernier…

Et elle gémit, accablée de l’effort…

– J’ai oublié de me présenter, fit l’homme, desa voix claire et bien posée. Je suis M. Éliphas de Saint-Elmede Taillebourg de La Nox.

– Ah ! mon Dieu ! s’écrièrent lesdeux Lalouette en fermant les yeux.

– J’ai appris que M. Lalouette seprésentait au fauteuil de Mgr d’Abbeville…

Le couple sursauta.

– Ça n’est pas vrai ! pleurnichaM. Lalouette, qui est-ce qui vous a dit ça ?

Et, dans son âme épouvantée, il sedisait : « C’est un véritable sorcier ! Il saittout ! » L’homme sans s’émouvoir de toutes cesdénégations continuait :

– J’ai tenu à l’en venir félicitermoi-même.

– C’était pas la peine de vous déranger !affirma M. Lalouette. On vous a menti !

Mais Éliphas promena son regard souverain danstous les coins de la pièce.

– En même temps, dit-il, je n’aurais pas étéfâché de dire un petit mot à M. Hippolyte Patard… Où est-il,M. Hippolyte Patard ?

M. Gaspard Lalouette se relevalivide : devant la situation nouvelle, il avait pris sonparti… son parti de vivre puisqu’il n’était pas encore mort.

– Ne tremblez pas, Eulalie, mon épouse… Nousallons nous expliquer avec monsieur, dit-il en s’essuyant le frontd’une main tremblante… M. Hippolyte Patard, connaispas !

– Alors, on m’a trompé à l’Académie ?

– Oui, oui, on vous a trompé à l’Académie,déclara M. Lalouette d’une voix péremptoire. On vous a tout àfait trompé. « Il n’y a rien de fait ! » Ah !Ils auraient été bien contents que je me présente !… que jem’asseye dans leur fauteuil !… que je prononce leurdiscours !… et puis quoi encore ?… Moi, ça ne me regardepas ! je suis un marchand de tableaux… moi !… je gagnehonnêtement ma vie, moi !…

Tel que vous me voyez, M. Éliphas, jen’ai jamais rien pris à personne…

– À personne ! appuyaMme Lalouette…

– … Et ce n’est pas aujourd’hui que jecommencerai !… Ce fauteuil est à vous, M. Éliphas… vousseul en êtes digne… Gardez-le, je n’en veux pas !

– Mais moi non plus, je n’en veux pas !fit Éliphas de son air supérieurement négligent, et vous pouvezbien le prendre si ça vous fait plaisir !…

M. et Mme Lalouette se regardèrent.Ils examinèrent le visiteur. Il paraissait sincère. Il souriait.Mais il se moquait peut-être encore d’eux.

– Vous parlez sérieusement, monsieur ?demanda Mme Lalouette.

– Je parle toujours sérieusement, fitÉliphas.

M. Lalouette sursauta.

– Nous vous croyions au Canada,monsieur !… dit-il en recouvrant un peu de sang-froid, madamevotre mère…

– Vous connaissez ma mère, monsieur ?

– Monsieur avant de me présenter àl’Académie…

– Vous vous présentez donc ?

– C’est-à-dire qu’ayant l’intention de meprésenter, je voulais être bien sûr que cela ne vous dérangeraitpas. Je vous ai cherché partout. Et, ainsi, j’ai eu l’honneur de metrouver un jour en face de madame votre mère qui m’a appris quevous étiez au Canada…

– C’est exact ! J’en arrive…

– Ah !… vraiment… Et quand, monsieurÉliphas, êtes-vous arrivé du Canada ? demandaMme Lalouette, qui recommençait à prendre goût à la vie.

– Mais ce matin, madame Lalouette… ce matin,même… j’ai débarqué au Havre. Il faut vous dire que je vivaislà-bas comme un sauvage et que j’ai parfaitement ignoré toutes lesâneries qui se sont débitées en mon absence à propos du fauteuil deMgr d’Abbeville.

Le couple reprenait des couleurs. Ensemble,M. et Mme Lalouette dirent :

– Ah ! oui…

– J’ai appris les tristes événements qui ontaccompagné les dernières élections chez un ami qui m’avait offert àdéjeuner ce matin ; j’ai su que l’on m’avait cherché partout…et j’ai résolu immédiatement de tranquilliser tout le monde enallant voir cet excellent M. Hippolyte Patard.

– Oui ! Oui !

– Je me suis donc rendu cet après-midi àl’Académie et, en prenant soin de rester dans l’ombre pour n’êtrepas reconnu, j’ai demandé au concierge si M. Panard était là.Le concierge m’a répondu qu’il venait de partir avec quelques-unsde ces messieurs… j’affirmai au concierge que la commissionpressait… Il me répliqua que je trouverais certainement M. lesecrétaire perpétuel chez M. Gaspard Lalouette, 32 bis, rueLaffitte, lequel venait de poser sa candidature à la succession deMgr d’Abbeville et chez lequel ces messieurs s’étaient rendusen voiture pour le féliciter sans retard !… Mais il paraît queje me suis trompé, puisque vous ne connaissez pasM. Patard !… ajouta avec son fin sourire M. Éliphasde La Nox.

– Monsieur ! Il sort d’ici !…déclara M. Lalouette ; je ne veux pas vous tromper pluslongtemps. Tout ce que vous nous dites est trop naturel pour quenous jouions au plus fin avec vous !… Eh bien, oui ! j’aiposé ma candidature à ce fauteuil, persuadé qu’un homme comme vousne saurait être un assassin et sûr que tous les autres étaient desimbéciles.

– Bravo ! Lalouette ! approuvaMme Gaspard. Je te retrouve. Tu parles comme un homme !Du reste, si monsieur regrette son fauteuil, il sera toujours tempsde le lui rendre !

Il n’a qu’à dire un mot et il est àlui !…

M. Éliphas s’avança versM. Lalouette et lui prit la main.

– Soyez académicien, monsieur Lalouette !Soyez-le en toute tranquillité ! en toute sûreté !… quantà moi, je ne suis, soyez-en persuadé, qu’un pauvre homme comme tousles autres… Je me suis cru un moment au-dessus de l’humanité, parceque j’avais beaucoup étudié… et beaucoup pénétré…

La triste humiliation que j’ai subie, lors demon échec à l’Académie, m’a ouvert les yeux. Et j’ai résolu de mechâtier de m’abaisser… je me suis condamné à la retraite… j’aisuivi en cela la règle de ces admirables religieux qui astreignentles plus intelligents d’entre eux aux plus rudes travaux manuels…Au fond des forêts du Canada, j’ai travaillé de mes mains comme leplus vulgaire des trappeurs… et je reviens aujourd’hui en Europepour placer ma marchandise…

– Qu’est-ce que vous faites donc ?demanda M. Lalouette qui était remué de la plus douce émotionde sa vie, car la parole de celui que l’on avait appelé l’Homme delumière était des plus captivantes et coulait comme un miel dansles artères battantes de ceux qui avaient le bonheur del’entendre.

– Qui, qu’est-ce que vous faites donc, moncher monsieur ? implora Mme Gaspard qui roulait des yeuxblancs.

L’Homme de lumière dit simplement sans faussehonte :

– Je suis marchand de peaux delapin !

– Marchand de peaux de lapin ! s’exclamaM. Lalouette.

– Marchand de peaux de lapin ! soupiraMme Lalouette.

– Marchand de peaux de lapin ! répétal’Homme de lumière en s’inclinant posément et prêt à prendrecongé.

Mais M. Lalouette le retint.

– Où allez-vous donc comme ça, cher monsieurÉliphas ? demanda-t-il, vous n’allez pas nous quitterainsi ! Vous nous permettrez bien de vous offrir un petitquelque chose ?…

– Merci, monsieur, je ne prends jamais rienentre les repas, répondit Éliphas.

– Cependant, nous n’allons point nous quittercomme cela, reprit Mme Lalouette.

Et elle roucoula :

– Après tout ce qui s’est passé, nous avonsbien des choses à nous dire…

– Je ne suis point curieux, répondit bonnementÉliphas.

J’en sais assez pour ce que j’ai à faire ici…Aussitôt que j’aurai vu M. le secrétaire perpétuel, jeprendrai le train de Leipzig où je suis attendu pour mon commercede fourrures.

Mme Lalouette alla à la porte et endéfendit bravement le passage.

– Pardon, monsieur Éliphas, dit-elle, la voixtremblante, mais qu’est-ce que vous allez lui dire, à M. lesecrétaire perpétuel ?…

– C’est vrai ! s’écria Lalouette quiavait compris la nouvelle émotion de sa femme, qu’est-ce que vousallez lui dire, à M. Hippolyte Patard ?

– Mon Dieu ! Je vais lui dire que je n’aiassassiné personne ! déclara l’Homme de lumière.

M. Lalouette pâlit :

– C’est pas la peine, jura-t-il… Il ne l’ajamais cru ! Et c’est une démarche bien inutile, je vousassure !

– Mon devoir en tout cas, est de le rassurercomme je vous ai rassurés vous-mêmes… et aussi de dissiper une foispour toutes les soupçons stupides qui pèsent sur ma personne…

M. Gaspard Lalouette, la figure tout àfait décomposée, regarda Mme Lalouette.

– Ah ! fille ! gémit-il… c’était untrop beau rêve !… Et il se laissa aller dans ses bras et, sansfausse honte, pleura sur son épaule.

Éliphas interrogea Mme Lalouette.

– M. Lalouette, dit-il, paraît avoir ungrand chagrin… et je ne comprends rien à ce qu’il veut dire…

– Cela veut dire, pleura à son tourMme Lalouette, que si l’on apprend avec certitude que vousêtes à Paris, que vous revenez du Canada et que vous n’êtes pourrien dans toute l’affaire des morts de l’Académie, jamaisM. Lalouette ne sera académicien !

– Et pourquoi cela ?

– Eh ! On ne lui accorde ce fauteuil,sanglota-t-elle, c’est terrible à dire, que parce que personne n’enveut !… Attendez donc, mon cher monsieur Éliphas, pour faireconnaître la vérité vraie, qui est votre innocence dont pas unhomme sensé ne doute, vous entendez bien ! Attendez donc quemon mari soit élu !…

– Madame ! fit Éliphas…calmez-vous ! L’Académie ne sera pas assez injuste pourrepousser votre mari qui, seul, est venu bravement à elle, dans lesmauvais jours…

– Je vous dis qu’elle n’en voudra pas

– Mais si !

– Mais non !…

– Mais si !…

– Gaspard !… J’ai confiance dansM. Éliphas. Dis donc à M. Éliphas pourquoi l’Académie nevoudra jamais de toi, si elle a le moyen d’en élire un autre… C’estun secret, monsieur Éliphas ! un affreux secret qu’il a falluconfier à M. le secrétaire perpétuel… Mais cela restera àjamais entre nous !…

Alors ! parle, Gaspard !

M. Gaspard Lalouette s’arracha au gironde Mme Lalouette et, se penchant à l’oreille deM. Éliphas, tandis que de la main il masquait sa bouche, ilmurmura quelque chose si bas, si bas… que seule l’oreille deM. Éliphas pouvait l’entendre.

Alors, M. Éliphas de Saint-Elme deTaillebourg de La Nox se mit à rire franchement, lui qui ne riaitjamais.

– C’est trop drôle ! fit-il… Non, mesamis, je ne dirai rien !

Soyez tranquilles.

Sur quoi il serra solennellement la main deM. et de Mme Lalouette, déclara qu’il était heureuxd’avoir fait la connaissance d’aussi braves gens, jura qu’iln’aurait pas de plus grande joie dans sa vie que celle de voirM. Lalouette académicien, et, noblement, reprit le chemin dela rue où il disparut bientôt d’un pas paisible et harmonieux.

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