Le Maître de la lumière

Chapitre 10RÉPONSE TÉLÉGRAPHIQUE

Ce télégramme, Geneviève Le Tourneur l’avaitrepris des mains de Rita.

– La prudence est la mère de la sûreté,dit-elle doctoralement. Brûlons ce témoignage compromettant.

Elle prit une boîte d’allumettes bougies, queses longues mains bichonnées ouvrirent du bout des doigts.

– Non, dit Rita. Rends-le-moi,veux-tu ? Il est peut-être le premier souvenir de toute unesuite… Je voudrais tant cela ! Qui sait ? Qui saitcombien d’autres dépêches, combien de lettres, combien de fleursfanées et de riens de toute sorte viendront lui tenir compagnie,noués de beaux rubans, dans un tiroir de mon bonheur-du-jour !Ne le brûle pas…

– C’est imprudent. Si ta mère ou tonpère…

– Je suis libre de disposer demoi-même ! riposta orgueilleusement la jeune fille, avec unbrusque redressement de sa tête brune.

– D’accord, ma petite enfant. Mais c’està moi que je pensais, je te l’avoue sans fard. Si ta mère ou tonpère apprenait ma complaisance…

– Ne crains rien.

– Eh bien ! Voilà ton souvenirn° 1. Je souhaite qu’il inaugure une brillantecollection ! Mais, de grâce, ne l’égare pas. Adieu, messaged’espérance ! Il y a des cas où les télégrammes devraient êtreverts.

– Personne ne le lira jamais et taréputation n’est pas en danger, affirma Rita en se saisissant dupapier léger.

– Je l’espère bien… Dis-moi, Luc deCerteuil va, très certainement, réfléchir à ce qui s’est passé toutà l’heure. Il a ta réponse sur le cœur et se demande pourquoi tul’as prié d’attendre encore… Ne penses-tu pas qu’il ait l’idéed’établir une corrélation entre mon arrivée au tennis et la façondont tu l’as édifié sur ton impatience d’être à lui ?

– Assurément non. Avant ton arrivée,j’avais déjà manifesté beaucoup d’incertitude…

– Hum ! c’est entendu, mais beaucoupd’incertitude émue, apeurée. Tandis qu’en dernier lieu, tu n’avaisplus du tout le même air ! Tu semblais contente, excitée, lesyeux brillaient, belle Rita !

– J’ai pourtant fait bien attention. Maisc’était si difficile !

– Je crois, ma chérie, que les tempsprochains te réservent plus d’une occasion de maîtriser ton jolivisage, railla gentiment Mme Le Tourneur.

– Il faut lui répondre ! découvritRita tout à coup. Il faut le rassurer. Ce pauvre garçon ne sait pasoù nous en sommes, ici. Et enfin, c’est la moindre des choses quede lui faire connaître que sa dépêche m’est parvenue.Geneviève ! S’il te plaît !

Elle suppliait.

La boîte d’allumettes n’avait pas été ouverteinutilement. Geneviève fumait une mince cigarette de tabacturc.

Elle s’assit, posant sur ses genoux, avec unedocilité affectée, un grand bloc-notes.

– Dicte, fit-elle en dévissant unstylographe d’émail mauve.

– Monsieur Charles Christiani…

– Tu en as plein la bouche. Monsieurcomment ? Répète.

– Charles Christiani, redit Rita sans sefaire prier.

Le nom, prononcé par sa belle voix de bronze,sonnait de toute sa musicalité cristalline, à la fois pompeuse,aérienne et comme évangélique.

– Je ne saurais jamais le dire commeça ! admit Geneviève. On voit bien que tu es corse etamoureuse…

– Chut ! Pas ce mot-là !… Pasencore !

– J’ai mis l’adresse. Ensuite ?

– Reçu et transmis télégramme. Rien denouveau. Toute décision différée. Nos meilleurs souvenirs. LeTourneur.

– Voilà qui est fait. C’est simple et debon goût. Avec ces deux lignes de mon écriture, n’importe quipourrait me faire pendre haut et court par ton aimable père !…Alors, maintenant, naturellement, il faut que j’aille à laposte ?

– Naturellement. Et même… il esttard.

– Quel métier ! se lamentaMme Le Tourneur, délicieusement ravie.

Elle mit un béret rouge sur ses pâlesblondeurs et sortit de sa chambre en poussant devant elle, sansforce, son amie.

– À tout à l’heure,« Juliette », lui dit-elle. À nous le rossignol,l’alouette et l’échelle de soie avec un petit balcon aubout !

Elles se séparèrent dans le couloir, où lachute du jour ajoutait aux ombres accoutumées les ombres del’heure.

– Il partira ce soir ? n’est-cepas ? dit Geneviève à la demoiselle du guichet, séparée d’ellepar un grillage.

– Oui, madame, nous allons l’expédierimmédiatement.

– Je vous remercie.

Avec un gracieux sourire qui prenait son tempspour s’effacer, elle pivota sans hâte, à la manière de cesnonchalantes vapeurs qui flottent, sous la lune, au-dessus desmarais.

Sur le seuil du bureau de poste, Luc deCerteuil, qui arrivait, tenant des lettres à la main, se rangeapour la saluer.

– Voilà le triomphateur ! fit-elle,rieuse, en passant.

– Excusez-moi, dit-il très aimablement.Je crains fort que mon courrier ne manque le départ.

Il s’engouffra dans le bureau.

« Cet homme n’a pas l’air de m’envouloir, songea Geneviève. Après tout, il est bien probablequ’aucun soupçon ne lui est venu… Quand même, il faut joliment seméfier du hasard. S’il était arrivé quelques minutes plus tôt, ilaurait pu jeter à la dérobée un coup d’œil sur mon télégramme. Etil aurait suffi d’un peu de malchance pour que la receveuse nefasse répéter le nom du destinataire : « Charles Chris…Christiani ? c’est bien cela, madame ? » Charmantesoirée ! Mon Dieu, je vous suis bien reconnaissante de m’avoirépargné cet aria, comme disent les bonnes gens. Les amours de Ritaseront fortunées, car un heureux sort les favorise. »

Mais, cependant que Mme LeTourneur s’en allait tout doucettement de là, confiant à la pentedu terrain ses pas tranquilles, Luc de Certeuil, à la fenêtre de laposte, la regardait s’éloigner. Il en avait tout le loisir.

– C’est pour quoi, monsieur ? luiavait demandé la jeune employée de service.

– Deux recommandées.

– Elles ne partiront que demain matin, aupremier courrier. Voulez-vous me permettre de passer cetélégramme ; je suis seule en ce moment…

– Mais oui. Puisqu’il est trop tard pourmes lettres.

Dans le fond de la salle, l’appareil morsescanda de son tac tac la transmission électrique de la dépêche.

Lentement, Mme Le Tourneurdescendait le chemin. Son béret rouge prenait, aux feux du soir,dans la blancheur si pure des murailles, qu’elle côtoyait, uneacuité de coloris extrêmement rare. Luc de Certeuil ne paraissaitpas s’intéresser à Geneviève et, si elle avait pu le considérer,voilà qui l’aurait pleinement rassurée. Peut-être même eût-elle étéchoquée d’une indifférence aussi peu flatteuse et qui dépassait sesvœux. Ce n’était point la femme qu’il regardait, maismachinalement, dans toute la blancheur du décor, le point rouge,flambant comme un morceau de vitrail, que faisait ce béret frappépar le couchant. Ses yeux, absents, n’étaient pas d’un homme quivoit.

Le calme du soir était profond. On n’entendaitque des voix confuses et intermittentes, dans le voisinage, et lessaccades sèches du manipulateur télégraphique.

– Je suis à vous, monsieur ! dit lareceveuse.

Elle piqua sur une longue aiguille la feuilledu texte et se hâta vers le guichet.

– Monsieur !… Monsieur !…

– Ah ! oui, voilà !Tenez : deux lettres et deux « formules »…

Il avait l’air intensément absorbé. Son œildroit, la paupière plissée, – deux sillons inégaux creusés dans sesjoues-, sa bouche crispée d’un seul côté lui faisaient une assezvilaine figure.

– Trois francs, monsieur… Monsieur :trois francs.

– Ah ! pardon, mademoiselle. J’étaisdistrait. J’étais distrait parce que je pensais à une réforme dontla nécessité vient de m’apparaître. Une réforme dans lefonctionnement de vos services.

– Vraiment ?

La jeune fille, en encaissant la recette, eutpour lui une œillade bienveillante, voire attendrie de ferveur. Onle connaissait pour un sportsman intrépide et des télégrammesavaient été passés, informant de sa récente victoire les journauxde Paris et de la région.

– On m’a dit, reprit-il, que rien n’étaitplus aisé que de lire, au son, un télégramme. Est-il vrai qu’enécoutant le bruit d’un appareil on puisse, avec l’habitude, prendreconnaissance des mots qu’il frappe ?

– C’est aussi facile que de lestransmettre, monsieur.

– Et pourtant, mademoiselle, pourtant,vous n’avez pas le droit, vous fonctionnaire, de communiquer aupremier venu le texte d’une dépêche qu’un citoyen vous aconfié ?

– Oh ! non !

– Alors, alors, pourquoi l’administrationdes PTT tolère-t-elle que des télégrammes soient transmis à grandrenfort de cliquetis, mademoiselle, dans une salle publique,ouverte à tout venant ? Supposez que je vous remette unedépêche confidentielle et que, tout justement il se trouve ici,pendant que vous l’expédiez, une personne très ferrée surl’alphabet morse et qui ait intérêt à savoir ce que jetélégraphie…

– Mon Dieu, oui, monsieur, vous avezraison…

– Eh bien ! vous voyez ! ditLuc avec componction. Voilà une réforme qui s’impose !Ah ! il y en a, il y en a des réformes à faire !

Satisfait de l’effet produit, il adressa unjoli sourire à la jeune fille qui en conçut visiblement uneagréable vanité.

– Il faut même, acheva-t-il, que je notecela, pour en parler au ministre, à l’occasion.

Et il écrivit sur son carnet, à la suite d’uneréférence sportive :

Monsieur Charles Christiani,

Château de Silaz, par Ruffieux

(Savoie)

« Reçu et transmis télégramme. Rien denouveau. Toute décision différée. Nos meilleurs souvenirs. LeTourneur. »

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