Le Maître de la lumière

Chapitre 19CARTOUX

Charles, au sortir de cette maison où lalumière s’était faite avec une étrangeté si imprévue, héla un taxi.Ils y montèrent tous trois. Bertrand et Colomba furent déposés àleur porte. Un peu avant treize heures, l’historien descendait devoiture, rue de Tournon.

Dans la cour, en levant les yeux, il vit levalet de chambre qui, du haut d’une fenêtre, semblait guetter sonretour – action très normale à l’heure du déjeuner.

Mais il trouva le domestique sur le seuil del’appartement et qui l’attendait dans l’entrebâillement de laporte.

– M. de Certeuil est au salon,dit-il à mi-voix.

– Quoi ? fit Charles, persuadéd’avoir mal entendu.

– M. de Certeuil est là depuismidi. Comme je lui ai dit que Monsieur rentrerait sûrement pour lerepas, il a tenu à rester.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? sedemanda Charles, extrêmement intrigué. Certeuil ici ?Aujourd’hui ? et à cette heure ? Certeuil qui veut mevoir absolument ? Comment se fait-il que les Ortofieri nel’aient pas retenu à déjeuner, avenue Hoche, avec lesnotaires ? Bizarre, bizarre ! »

Il s’empressa vers le salon. Luc de Certeuilse leva de sa chaise en souriant. Détail inhabituel, il tenait à lamain une serviette de cuir, ce qui lui prêtait l’air nouveau d’unhomme d’affaires.

– Pardonnez-moi, mon cher Christiani, deme faire recevoir à une heure aussi indue. Mais j’ai à voussoumettre une proposition qui ne manquera certainement pas de vousintéresser.

L’homme parlait avec sa rondeur accoutumée.Mais cette rondeur, toujours artificielle, était peut-être moinshabilement jouée qu’à l’ordinaire.

Charles, très froid, distant, se tenait sur laréserve.

– Asseyez-vous, je vous prie, dit-il,sans nuance.

Toujours souriant et blafard de cette pâleurcrayeuse qui aujourd’hui frappait davantage le regard, Luc serassit et dressa sur ses genoux le grand portefeuille de cuir quesa forte main, baguée d’une chevalière à ses armes et tenant desgants crème, assurait paisiblement. De l’autre bras, il arrondit ungeste, pour entrer en matière.

– Voici ce qui m’amène, mon cherChristiani. Je viens vous proposer une affaire. Imaginez-vous quej’ai en ma possession, depuis longtemps, des… papiers, des…documents qui, je le présume, ont beaucoup de valeur… historique.Et, mon Dieu, je m’en dessaisirai avec plaisir en votre faveur. Jele répète d’ailleurs, pour éviter tout malentendu dèsl’abord : c’est une affaire. Une affaire comme une autre.

Un court silence régna. Charles, quelque peufigé, cherchait à mettre de l’ordre dans sa stupéfaction.

– Voyons, dit-il, vous m’offrez de mevendre des documents historiques ; c’est bien cela, n’est-cepas ? Vous. À moi. Je vous demande pardon, Certeuil, sij’insiste. Je vous avoue que votre démarche est tellementinattendue, pour ne pas dire… étonnante… Car enfin, pourl’accomplir, cette démarche, il faut que vous y soyez contraint parune impérieuse nécessité. Parlons net : vous avez grand besoind’argent.

– C’est cela ! fit Luc avec uneallègre désinvolture. Et j’ai pensé – continuons à parler net – quevous me paieriez mes parchemins un bon prix.

– Mais enfin, reprit Charles, interloqué,étant donné les circonstances actuelles – que je n’ai pas à vousrappeler, Certeuil-, je dois conclure que, pour vous adresser àmoi, vous vous trouvez dans une situation non seulement trèsprécaire, mais encore… spéciale. Car, si vous n’offrez paspersonnellement des garanties dont peut-être un prêteur pourrait secontenter, que diable ! il n’en va plus de même quand onconsidère en vous le fiancé de Mlle Ortofieri,fille du banquier ! Voilà un titre qui devrait vous ouvrir àdeux battants tous les coffres-forts de tous les prêteurs dumonde ! Pourquoi n’allez-vous pas frapper à la porte de l’unou de l’autre ? N’avez-vous pas, dans toutes vos relations,cent amis pour un qui vous avanceront les sommes qu’il vous plaira,sur la dot de Mlle Ortofieri ? Pourquoipréférez-vous ce petit trafic ? Il y a une raison !

– C’est que, répondit Luc, de plus enplus souriant, je ne suis plus le futur mari deMlle Ortofieri.

– Hein ? Vos fiançailles sontrompues ?

– On ne saurait mieux le formuler.

– Tiens ! tiens ! fit Charles,qui ne put se retenir de considérer Luc de Certeuil avec une ironieinvestigatrice.

Un soupçon d’embarras fut visible sur lestraits pâles du jeune sportsman.

– Depuis tout à l’heure, dit-il,Mlle Ortofieri est libre. Je me suis rappeléqu’elle avait eu l’heur de vous plaire. »Mais, me suis-je dit,il ne suffit pas qu’elle soit libre pour que ce charmant garçonl’épouse. Il faut encore que certains obstacles tombent, quis’opposent à cette union… « Vous m’entendez, cherami ?

– Et alors ? dit Charles, au comblede la curiosité et du mépris.

– Eh bien ! c’est tout simple. Lespapiers que je vous apporte, qui sont ici, dans ma serviette, ontle pouvoir d’aplanir toute difficulté…

– Vous êtes fantastique !fantastique, Certeuil ! Allons ! Qu’est-ce que c’est quecette histoire ? Je demande à voir clair, moi ! J’aibesoin de tout connaître, et vous m’autoriserez, je vous prie, àvous poser quelques questions. Procédons par ordre. Que s’est-ilpassé, ce matin ? Pourquoi n’êtes-vous plus fiancé ?

– Bah !… Vous rappelez-vous, moncher, cette longue conversation que nous eûmes, vous et moi, àSaint-Trojan, l’automne dernier ? N’avez-vous pas remarqué,alors, quand vous m’eûtes confié – imprudemment, d’ailleurs – votreadmiration pour Mlle Ortofieri, combien j’hésitaiavant de vous confier, moi, que j’étais presque sonfiancé ?

– Si fait, je m’en souviens.

– C’est que j’étais fort embarrassé. Jeme demandais si, plutôt que de courir la chance d’un mariageincertain, je ne ferais pas mieux de vous vendre tout de suite – ettrès cher, naturellement – le moyen d’épouser celle que vousaimiez. Vos révélations venaient de m’ouvrir de nouvellesperspectives, moins avantageuses, il est vrai, que ce mariage verslequel je louvoyais depuis des mois, mais aussi beaucoup plussûres. Car, hélas ! je craignais qu’au dernier moment mesespérances nuptiales ne se heurtassent à certain butoir – comme ilest arrivé ce matin. Après avoir âprement réfléchi, pesé le pour etle contre (cruelle alternative !), je me suis décidé à tenterle mariage, quitte à retomber sur l’autre solution si le mariagevenait à manquer. Il a manqué ; je suis ma ligne de conduite,je retombe sur la négociation de mes papiers. Évidemment, sij’avais su, je vous aurais épargné ces mois d’attente. Vous m’enexcuserez ; les affaires sont les affaires, et, après tout,les mœurs actuelles étant ce qu’elles sont, il se pouvaitparfaitement que la famille Ortofieri acceptât ce qui, ce matin,les a tous enflammés d’une noble indignation.

– Mais, à la fin, qu’est-cedonc ?

– C’est mon nom, surtout, vous le savez,qui m’avait permis de conquérir la sympathie de M. etMme Ortofieri – mon nom et mes titres nobiliairesdont je n’ai, d’ailleurs, jamais fait étalage… Malheureusement, cenom n’est pas le mien et je n’ai point de titres, ce qui s’estrévélé par-devant notaire, pas plus tard qu’aujourd’hui. En cestemps où l’on rencontre force gens qui sont reçus partout etportent de faux noms, j’avais espéré que cela passerait… Cela n’apoint passé. Ainsi soit-il ! Et voilà comment Luc de Certeuil,qui se nomme en réalité Lucien Cartoux…

Charles bondit.

– Cartoux ! s’écria-t-il. Vous vousnommez Cartoux ?

– Je comprends votre surprise, dit Luc.« Cartoux », cela vous rappelle, n’est-il pas vrai, cebrave policier qui déposa, en 1835, contre Fabius Ortofieri ?Il était mon aïeul, en effet. Je ne m’en cache pas, et je l’aireconnu fort gentiment tout à l’heure, devant le banquierOrtofieri, qui n’a pu m’en faire grief. Mon grand-père n’a-t-il pasaccompli son devoir ?

– Très bien ! Très bien !ricana Charles Christiani. Vous vous appelez Cartoux, votre aïeulétait le Jean Cartoux du procès Ortofieri, et vous venez me vendredes papiers qui – c’est probable – se rapportent à ce procès ?Des papiers provenant – je le présume – du policier enquestion ?

– Vous l’avez dit, et je n’avais pasl’intention de faire mystère d’une chose aussi facile àdeviner.

– Ah ! ah ! triste sire quevous êtes ! Comment ! c’est pour en arriver à cetteabjecte négociation que, pendant dix mois, vous nous avez laisséssouffrir, elle et moi, le martyre ! Comment !lorsqu’elle était à deux doigts de la mort, vous pouviez,d’un mot, la sauver, et vous n’avez rien dit !

– Je ne prétends pas à la vertu, dit Lucavec une sournoise fermeté.

– Laissons ce sujet, décida Charles. Jene suis pas chargé de vous juger. Causons affaires, comme vousdites. Ces documents, bien entendu, sont probants,indiscutables ?

– Je vous en donne ma paroled’honneur !

– Laissez-moi rire.

– Bon. Eh bien ! je vous assure,plus modestement, que ces papiers renferment la preuve indéniableque Fabius Ortofieri ne fut pas le meurtrier de CésarChristiani.

– Je suppose donc que, plusieurs annéessans doute après la mort de Fabius, survenue durant sa détentionpréventive, votre grand-père, le policier Cartoux, fut informé decertains faits nouveaux relatifs à l’assassinat ?

– Ce n’est pas tout à fait cela, maiscela revient au même. Vous serez fixé lorsque je vous aurai mis enpossession du document.

– Il n’y en a donc qu’un seul ?

– Un seul, en effet.

– Combien ? demanda Charles.

– Le million.

– Peste ! Un million ! Commevous y allez, mon cher homme ! Un million pour la confessionde Jean Cartoux, matelot à bord de la Finette, commandantCésar Christiani ! Jean Cartoux, inspecteur de la Sûreté, deservice boulevard du Temple, le 28 juillet 1835 ! JeanCartoux, assassin de son ancien capitaine !

Luc cria, hurlant presque :

– Comment savez-vous ça ?

– Vos calculs étaient faux, mon pauvreCerteuil. Vous avez trop attendu. Ce matin, moi aussi, j’ai apprisquelque chose. C’est le jour des révélations, il faut lecroire ! César Christiani, avant de mourir, a formellementreconnu et dénoncé son meurtrier, et nous sommes maintenantplusieurs à le savoir !

– Pas de chance ! soupira Luc, quis’était repris avec une merveilleuse rapidité. Dites plutôt quec’est le jour des tapes. Je manque tout. Si j’avais pu me douter dece qui arrive, c’est moi qui n’aurais pas hésité, àSaint-Trojan !… Enfin, rien ne sert d’y revenir. Au revoir,Christiani. Puisque vous savez tout, puisque ce document n’a aucunevaleur pour vous…

– Pardon, dit Charles avec négligence, entant qu’historien je suis curieux de tout ce qui touche àl’Histoire et je parierais que la confession de Jean Cartouxrenferme des détails intéressants. Je consens, pour cette seuleraison à vous l’acheter.

– Combien ? dit Luc à son tour.

– À ma discrétion.

– Cela ne vaut plus cher, dédaigna leci-devant Certeuil. Allons, j’ai confiance en vous. Prenez l’objet.J’accepterai ce que vous me donnerez.

– Merci, dit Charles en recevant uncahier de parchemins reliés par une humble ficelle.

Il le jeta dans un tiroir qu’il ferma et dontil empocha la clé.

– Maintenant, payons, dit-il.

– Tout de même, fit Luc, pas moins decinq cents francs ?

– Attendez.

Charles sortit son stylo et un carnet dechèques.

– Dites-moi, vous êtes « à lacôte », n’est-il pas vrai ?

– C’est-à-dire que…

– Pas de vanité. Répondez-moifranchement.

– Oui, dit Luc. Et même pire :coulé.

– Si je vous aide à vous remettre à flot,me jurez-vous de changer d’existence ?

– Parbleu ! Je ne demande queça ! s’écria Luc.

– Jurez.

– Je le jure, et de bon cœur.

– Bien. Alors, pour débuter, je vaismettre ce chèque au nom de Lucien Cartoux, n’est-ce pas ?

– Mais « Cartoux » c’est le nomd’un assassin !

– D’un assassin que vous n’êtespas ! Tandis que « Certeuil » c’est le nom d’unescroc que… que vous avez été.

– Merci pour ce « passécomposé » du verbe être. Allons ! C’est dit. Certeuil,Luc de Certeuil est mort. Mettez : Lucien Cartoux.

– Nous commençons à nous entendre. Voicile chèque.

Luc, ébloui, passa la main sur sonfront :

– Vous êtes un chic type !

– Pas tant que cela, répliqua Charles enle prenant par l’épaule. D’abord, une promesse comme celle que vousvenez de faire, cela n’a point de prix. Et puis…

– C’est trop ! Quand même, c’esttrop !

– Et puis, poursuivit Charles, il étaitjuste et nécessaire que votre victime prît sa petite revanche. Ledocument que vous venez de me remettre a plus de valeur pour moique je ne vous l’ai laissé croire. Je n’avais pas de preuveincontestable. Grâce à vous, maintenant, plus rien ne me faitdéfaut.

– Eh bien ! j’en suis ravi, foi deCerteuil ! Au temps : foi de Cartoux !

– À la bonne heure !

– Il ne me reste plus qu’à meretirer…

Le valet de chambre s’avançadiscrètement :

– Madame fait dire à Monsieur que ledéjeuner…

– Je me sauve ! dit Luc avecconfusion.

– Sauvez-vous donc, reprit Charles, etdans les deux sens du terme !

– Au revoir, mon sauveur !

Charles prit sans affectation la main qu’onlui tendait un peu à la légère. Mais, très nettement :

– Adieu, dit-il.

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