Le Maître de la lumière

Chapitre 20TOUTE LA LUMIÈRE

Cet appartement de l’avenue Hoche était unesorte de palais. Le banquier Ortofieri se souleva d’un admirablefauteuil et, à travers l’immense table Louis XV de son gigantesquecabinet de travail, tendit la main vers le vieux manuscrit queCharles Christiani lui tendait de son côté, en disant :

– Pour finir, monsieur, voici laconfession de ce misérable. Pris de remords, il l’a rédigée dans savieillesse, sans avoir pourtant le courage de se constituerprisonnier. Ce cahier, s’il était isolé, pourrait ne pas êtreconsidéré comme la preuve absolue de la vérité. Tout écrit peutn’être qu’un faux. Mais si nous joignons ce témoignage à ceux dontje viens de parler, nous serons en présence d’un faisceau depreuves rigoureusement distinctes les unes des autres et dontl’ensemble est cent pour cent décisif. Il n’y a plus maintenantaucun doute. Lisez ceci.

– Je pense dit le banquier avec unecharmante courtoisie, je pense qu’il convient de perdre le moins detemps possible. Voilà près d’un siècle qu’une fâcheuse erreursépare nos deux familles. À présent que l’erreur est dissipée,chaque minute qui prolonge cette séparation consacre un déni dejustice, et nous en sommes responsables. Ne pouvez-vous, monsieur,en quelques mots, me résumer le contenu de ce mémoire ? Toutce que vous m’avez dit des reconstitutions obtenues par laluminite et jusqu’à ce délicieux épisode du perroquet,tout cela m’a préparé à comprendre ce que vous voudrez bien meraconter, même brièvement, et dont j’espère – dois-je leconfesser ? – l’éclaircissement d’une suprême énigme.

Charles, merveilleusement heureux de l’accueilqu’il recevait, étonné d’avoir apprivoisé l’« ours »qu’on lui avait dépeint, se doutait qu’une tierce influence avaitpréparé sa visite au père de Rita. Mme Le Tourneurayant été informée, par téléphone, des événements de la matinée, iln’était pas très compliqué de deviner quelle fée avait changél’« ours » en un businessman des plus affables. Ce futdonc avec feu et en colorant son récit de tout l’éclat del’enthousiasme, qu’il se fit, pour quelques minutes, le biographede Jean Cartoux.

– Ce matin, dit-il, nous avions fait, masœur, mon beau-frère et moi, au sujet de ce policier, desinductions qui, j’en suis assez fier, se sont trouvées vérifiéespar le manuscrit que vous avez sous la main. Jean Cartoux fut,comme nous l’avions présumé, matelot à bord de la Finette.Exactement : gabier. La sévérité de César, sans doutejustifiée, l’ulcéra, le gorgea de rancune et lui fit abandonner lamer. Comment de marin il devint policier, après avoir fait le coupde feu sur les barricades pendant les Trois Glorieuses, c’est ceque je vais vous dire.

« À la fin de l’année 1830, le préfet depolice, nommé Baude, prit la résolution de purger Paris d’une foulede gens sans aveu qui, depuis la révolution de Juillet, inondaientla capitale. Pour opérer les rafles nécessaires, il recruta deshommes capables de prêter main-forte à la police régulière. Fieschifut de ce nombre. Cartoux aussi.

– Ah ! fit le banquier, nous yvoilà !

– Illusion ! dit Charles. Nous n’ysommes pas. Écoutez la suite. Tandis que Fieschi cessait de figureraux contrôles de M. Baude et qu’il était nommé, sur larecommandation de celui-ci, surveillant de l’entreprise derectification du cours de la Bièvre, Jean Cartoux, au contraire,ayant fait preuve des qualités requises, passait du provisoire audéfinitif et prenait rang parmi les trente-deux agents du servicede la Sûreté.

« Il était donc inspecteur de la Sûreté àl’époque où Fieschi préparait son attentat.

« Vous vous le rappelez, monsieur,certain complice de Fieschi, le nommé Boireau, avait imprudemmentbavardé, la veille de l’événement. La police tenait lerenseignement suivant : un attentat doit se produire au coursde la revue, à hauteur de l’Ambigu.

« Or, si le préfet, qui était alorsM. Gisquet, avait été mieux servi ; si l’un de sesinspecteurs n’avait pas gardé pour lui une indication que cet hommesurprit par hasard, M. Gisquet aurait su, primo, que l’Ambiguen question n’était pas le nouvel Ambigu, mais l’ancien ;secundo, que l’auteur éventuel de l’attentat était un corse.

« L’inspecteur dont il s’agit, c’étaitJean Cartoux.

« Pourquoi, en se taisant, commit-il unefaute de service aussi grave ? Par ambition et parvengeance.

« Il savait, depuis très longtemps, queCésar Christiani habitait 53, boulevard du Temple. Il surveillaithaineusement son ancien capitaine, le corsaire qui l’avait sisouvent tenu à fond de cale, les fers aux pieds, et dont ilconservait un souvenir indéfectible, sous forme de zébrures dans ledos. Il le soupçonnait de tous les défauts, de tous les complots,et guettait la première occasion de lui nuire – au besoin de leperdre.

« César Christiani était Corse.

« Le 53 du boulevard du Temple setrouvait à la hauteur de l’ancien Ambigu.

« Donc, pour Jean Cartoux, l’hommedésigné par la dénonciation c’était César Christiani.

« Tout le monde craignait un attentatlégitimiste. À d’autres ! Jean Cartoux, lui, fut convaincuqu’il s’agissait d’un attentat impérialiste. Car il était sûr quele conspirateur s’appelait César Christiani, et il savait bien queCésar Christiani ne pouvait être que bonapartiste. Si surprenantque cela fût, le vieux serviteur de Napoléon devait entretenir desrelations secrètes avec le neveu du grand empereur, ce jeuneLouis-Napoléon sur lequel couraient de très faibles bruitsd’ambition… Enfin, assurément, c’était César qu’on avait dénoncésans le nommer, puisqu’il n’y avait pas, à l’endroit désigné,d’autre Corse que lui et ce Fieschi que Jean Cartoux ne pouvaitsoupçonner, l’ayant connu policier comme lui, faisant bien sonservice, paisible, humain et pourvu ensuite d’un emploi officielpar les soins mêmes du préfet Baude. Il est vrai que Fieschi vivaitsous un faux nom : Gérard. Mais telle était, chez JeanCartoux, la fureur de sa rancune, tels étaient en lui la force del’idée préconçue, la certitude de ne pas se tromper, l’aveuglementde tenir à la fois sa vengeance et la fortune, qu’iln’attacha aucune importance au faux nom de Fieschi.

« J’ai dit : lafortune.

« En effet, Jean Cartoux avait résolud’être le héros qui, seul, sauverait le roi. Ce qu’il avait appris,il n’en soufflerait mot à personne, pour se réserver, à lui seul,tout l’honneur de l’action. Il se ferait désigner par sessupérieurs pour la surveillance du quartier de César. À l’instantoù le roi passerait, il pénétrerait chez son ennemi à l’aide d’unefausse clé, et il ferait justice à la minute même où le régicide sepréparerait à commettre son forfait. Rien de plus facile que de nejamais parler de la dénonciation, de mettre sa prouesse au compted’une intuition providentielle. Et alors ce serait la renommée,l’avancement, l’auguste reconnaissance de Leurs Majestés.

« Malheureusement, de même que la polices’était trompée d’Ambigu, Jean Cartoux se trompa de Corse. Au lieude courir à Fieschi, il entra chez Christiani, le tua et s’aperçutimmédiatement de sa méprise, en voyant ce qui se passait sur leboulevard, l’effet terrifiant de la machine infernale et le nuagede fumée qui, presque en face, s’échappait de la fenêtre de sonex-collègue. Le télescope braqué à la fenêtre de César n’étaitnullement truqué, comme il l’avait cru tout d’abord ; ce longtube de cuivre ne renfermait pas l’ombre d’un canon de fusil. Amèredéception. Et terreur soudaine. Jean Cartoux venait d’assassiner unhomme. Son crime n’avait aucune excuse. Par surcroît, il avaitabandonné son poste au moment d’un attentat sans précédent.Qu’adviendrait-il, si l’on trouvait ici, auprès de sa victime, lemeurtrier traître à son devoir ? Arrêté, il était perdu ;peut-être même, alors, apprendrait-on qu’il avait su et caché lavérité concernant l’Ambigu, concernant un Corse…

« Il s’enfuit. Le désordre du boulevardfut son complice. Nul ne le remarqua. Tout le reste du jour, ildéploya, dans les arrestations, un zèle particulier, qui contribuacertainement à lui faire accorder, le soir même, le congé qu’ilsollicitait.

« Ce congé, ainsi que nous l’avionsflairé, n’avait qu’un but : lui épargner l’épreuve d’avoirpeut-être à remonter l’escalier du 53. Ce qu’il avait fait leremplissait d’épouvante. L’idée de revoir le cadavre de sa victimelui était intolérable.

« Cependant, votre aïeul, M. FabiusOrtofieri, était incarcéré. C’est alors que Jean Cartoux commit sondeuxième crime, en jurant qu’il le reconnaissait.

– Et c’est au petit-fils de cettecanaille que j’allais donner ma fille ! dit M. Ortofierien esquissant un rictus de commisération.

Il prit le manuscrit et le rejeta sur latable, avec une dédaigneuse pitié.

– Je voudrais maintenant vous présenter àma femme, poursuivit-il. Et, hum ! hum ! à ma filleaussi… Je suppose qu’elles sont à la maison…

Charles, fort embarrassé, s’empressa derépliquer :

– Ma mère serait heureuse, monsieur, derendre ses devoirs à Mme Ortofieri. Elle voudrait,de plus, au nom des Christiani, vous apporter l’hommage de nosexcuses. Nous les devons à l’héritier de Fabius Ortofieri.

– Paix aux morts, dit le banquier.Oublions ces vieilles choses. L’essentiel c’est qu’il n’y aitjamais eu de sang entre nous, ni rien qui justifiât le sang. Desexcuses ! Vous ne voudriez pas !

– De toute façon, reprit Charles, ma mèredésirerait beaucoup…

– Venez, monsieur Christiani !

« Pourquoi rit-il ? » sedemandait Charles en obéissant à la poussée très cordiale qui ledirigeait vers une porte, au fond du vaste et fastueux cabinet.

Il ne devait pas tarder à le savoir.

– Ma chère amie, disait le banquier enouvrant cette porte, laisse-moi te présenter M. CharlesChristiani, l’historien distingué.

L’historien distingué s’était arrêté assezbrusquement.

Au milieu du salon, autour d’une table à thé,plusieurs personnages bien connus se groupaient, tournés vers laporte et momentanément immobiles, à cause de l’apparition deCharles, qui les tenait comme suspendus dans leur attitude et leursourire. Cette immobilité d’un instant participait à la fois dusonge et du cabinet de cires. Charles pensa automatiquement à ceM. Curtius qui avait monté jadis, sous Louis-Philippe, roi desFrançais, un établissement de ce genre, boulevard du Temple, 54,vis-à-vis la maison de César. Il faillit se demander si ces êtresqu’il découvrait à l’improviste n’étaient pas des effigiesinsensibles, plutôt qu’en vérité Mme Ortofieri,Mme Christiani née Bernardi, la cousine Drouetflanquée de l’ombre de Mélanie, Bertrand et son nez, Colomba labrune, Geneviève Le Tourneur si blonde et si dolente, enfinl’incomparable Rita. À ce compte, il aurait pu s’étonner de nepoint voir entre eux les simulacres du maître de la lumière, sonfameux quadrisaïeul, de Fabius, l’invisible accusé, de la jolieHenriette Delille, de mons Tripe, l’homme à la canne et du sinistreJean Cartoux…

Mais il n’y avait là – du moins au centre dece salon – que des gens de 1930, vivants et fort sympathiques.Charles, qui n’en doutait d’ailleurs aucunement, le vit bienlorsque tout ce monde affectueux se reprit à bouger, lorsqueMme Ortofieri se mit en marche vers lui, les mainsen avant… et qu’elle fut distancée par l’élan irrésistible de cettepetite divinité rapide, envolée, folle de joie et d’émotion,accourant vers lui comme emportée par les zéphyrs du dieuAmour : Rita, la fée diligente qui, de connivence avecColomba, avait machiné l’enchantement de cette assemblée.

Cette enfant ! La passion l’enlevait.C’était, comme on dit, plus fort qu’elle. Et Charles, incapabled’une parole, la reçut sur sa poitrine, où elle s’abattit enpleurant de bonheur. Elle le serrait si puissamment qu’il ensuffoquait.

– Rita ! gronda sans convictionMme Ortofieri, qui faisait de louables efforts pourretenir ses larmes.

Mais tous les parents du monde s’y seraientmis que rien n’aurait empêché Charles et Rita de joindre enfinleurs lèvres. Ils se seraient embrassés sous le feu de cent milleregards, devant l’humanité tout entière, présente, future ettrépassée.

Moitié riant, moitié pleurant, Charles, pouressayer de restaurer la seule gaieté, dit à Bertrand :

– Dommage qu’on n’ait pas songé à laluminite ! Elle est de la famille. Et puis, uneplaque, ici, aujourd’hui, c’était bien l’occasion !

– Pour qui me prends-tu ? s’indignaplaisamment Bertrand Valois. Est-ce qu’un auteur dramatique pouvaitmanquer ce dénouement ? Regarde !

Charles se retourna.

La plaque dite « secondaire » étaitlà, pendue au mur. Vitre prodigieuse, elle avait silencieusementabsorbé la lumière de toute la scène. Maintenant, elle gardait pourde longues, longues années, l’image du premier baiser de Charles etde Rita, l’image de la tendre réconciliation des Christiani et desOrtofieri. Et comme Bertrand, adroit metteur en scène, l’avait« feuilletée » ingénieusement, elle montrait, cetteplaque, comme à la fenêtre du passé, le vieux corsaire CésarChristiani, qui, la pipe à la bouche et caressant sur son épaule leperroquet jaune et vert, souriait doucement à ces jeunesamours.

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