Le Maître de la lumière

Chapitre 15DE SINGULIERS AUXILIAIRES

À présent, l’atelier de la rue de Tournonavait subi quelques modifications. Un rideau noir, glissant sur unelongue tringle, pouvait masquer la baie et plonger la vaste salledans l’obscurité. Contre une muraille, un écran blanc se dressaiten face d’un appareil de projection cinématographique.

On avait tiré les positifs des films tournéspendant la grande séance. On avait agrandi plusieurs images dumeurtrier. Et Charles ne se lassait ni de faire passer à l’écran lareproduction de l’événement rapide et violent, ni de comparer entreeux les portraits de Fabius et les photographies de celui qui avaittué son quadrisaïeul.

C’était à désespérer. Les ressemblancesn’étaient pas si accentuées que l’on pût assurer :« Fabius est l’assassin. » Les dissemblances n’éclataientpas au point de prouver le contraire. Si les juges de 1835 avaienteu les films en leur possession, ils en auraient tiré un excellentparti, eux qui avaient la faculté d’appeler en leur présence FabiusOrtofieri en chair et en os, mais aujourd’hui, l’accusé n’étantplus représenté que par des effigies imparfaites et diverses, onn’arrivait à conclure ni dans un sens ni dans l’autre. Et laquestion se posait de savoir ce que le policier Cartoux aurait dit,pour peu qu’on l’eût mis en présence des photographies si précisesde l’assassin, en admettant, d’ailleurs, que l’assassin fût bienl’homme qu’il avait vu rôder sur le boulevard – cet homme qu’iln’avait fait, somme toute qu’entrevoir. Devant laprécision des photographies, Cartoux aurait-il persisté à soutenirque Fabius et ce personnage se confondaient ?

Un seul s’était fait une idée bienarrêtée : Luc de Certeuil. Il persévérait dans son opinionpremière. Selon lui – mais était-il sincère ? – l’évidenceétait incontestable. Fabius et le meurtrier ne faisaient qu’un.

On l’amena pourtant à se montrer moinsaffirmatif. Charles consulta des spécialistes de l’anthropométrie.Ils renoncèrent à se prononcer, à cause des divergencesconsidérables qui séparaient les différents portraits de Fabius. Lerapport de ces experts ébranla la religion de Luc. Ou plutôt,devant une assertion aussi qualifiée, il n’osa plussoutenir avec tant d’opiniâtreté qu’on ne pouvait hésiter àreconnaître Fabius Ortofieri dans l’individu bien campé, grand,haut en couleur, décoré de Juillet, qui, maintenant sur l’écran ducinéma, tuait et retuait vingt fois par jour l’infortuné CésarChristiani, enjambait son corps inerte, courait à la fenêtre,restait hébété durant quelques secondes à regarder l’effet de lamachine infernale, à tripoter stupidement la longue-vue ets’enfuyait à toutes jambes.

Il y avait, dans ce terrible drame si bref, unmoment qui intriguait tout particulièrement Charles et tous ceuxque passionnait l’énigme de ce film policier. C’était – on l’a déjàcompris – le moment où l’assassin, dressé en face de son adversairesans défense, lui avait adressé quelques mots, d’un air cassant,impérieux…

Qu’avait-il dit, alors ? Quelle insulte,quel rappel, quelle sentence inflexible avait-ilprononcés ?

La phrase, sans nul doute, était sortienettement de sa bouche, articulée avec force. L’absence demoustache permettait de voir admirablement remuer les lèvres. Mais,hélas ! tout ce qu’on pouvait affirmer, c’est que l’hommeavait parlé, et rien de plus. La luminite n’avait pas étécréée pour enregistrer les sons comme elle attardait les images.Muette avait été la merveilleuse rétrovision du 28 juillet, muetdemeurait le film que cinq caméras en avaient conservé.

Et pourtant, cette phrase-là était peut-êtrela clé du mystère ! Ce qu’on dit à l’homme qu’on va tuer nesaurait être banal. Ce sont des mots lourds de sens, assurément.S’ils n’expliquent pas tout, au moins sont-ils de nature à mettreun témoin sur la voie d’importantes découvertes !

Charles Christiani eut alors une idée assezheureuse et qu’un détective professionnel aurait pu lui envier. Iln’en dit rien à personne. Mais, un après-midi, comme il causaitavec Colomba en regardant la plaque de luminite qui neleur montrait plus qu’une chambre fermée, persiennes et portescloses, dépouillées de sa carpette, trop bien rangée, portant ledeuil comme savent si bien le faire les chambres des morts, ledomestique lui présenta une carte de visite.

– C’est bien, dit-il. Faites entrer.

– Je te laisse, dit Colomba.

– Reste, reste, au contraire !

– Mais qui est-ce ?

– Quelqu’un que j’ai prié de venir et quej’attendais.

– Tu as l’air joliment satisfait… C’estune surprise ?

Le domestique rentra, introduisant un jeunegarçon, puis un autre, vêtus tous deux d’un uniforme d’institution.Derrière eux, un homme simple et correct s’avançait. Il prit lesdevants, et, tandis qu’il passait auprès de ses deux compagnons,ses mains exécutèrent une série de mouvements auxquels il étaitimpossible de se méprendre. C’était là le langage dessourds-muets.

Le visiteur salua Colomba et Charles.

– Voici, monsieur, dit-il, les jeunesgens dont vous avez bien voulu solliciter le concours. Je viens deleur parler par signes, mais ils peuvent prononcer quelques mots,grâce à l’enseignement que nous donnons maintenant dans nosinstituts, et ils sont de première force pour lire les paroles surles lèvres.

Colomba et Charles serrèrent la main aux deuxadolescents sourds-muets.

– Veuillez, mademoiselle, leur direquelque chose, et vous verrez avec quelle facilité ils vouscomprendront.

Légèrement troublée, Colomba sourit etarticula :

– Bonjour, messieurs, soyez lesbienvenus.

Le professeur, au lieu de parler par gestes,se plaça devant ses élèves qui ne cessaient de regarder, avec unesorte de vigilance aiguë, les lèvres  des personnesprésentes.

– Répétez ce que mademoiselle vient dedire. Vous d’abord, Emmanuel. Ensuite, vous, Martial.

Il s’était exprimé sans hâte, sans forcevocale, tout bas, mais en décomposant quelque peu les mouvements dela bouche, par habitude professionnelle. Colomba était loin d’enavoir fait autant ; néanmoins, le jeune Emmanuel, toutmuet qu’il était, prit la parole à son tour – d’un ton, il estvrai, péniblement rauque, métallique et qui faisait penser à lavoix artificielle d’un automate. Les syllabes, détachées,bourdonnaient inhumainement, sans aucune intonation.

– Mad-moi-selle a dit :« Bon-jour, mes-sieurs, soy-ez les bien-ve-nus. »

Et Martial, d’une voix identique, répéta lamême phrase.

– C’est merveilleux, dit Colomba.

Mais cette émission de sons purement mécaniquesemblait coûter certains efforts aux deux infirmes et les fatiguer.Ils employaient plus couramment avec leur maître le langagesilencieux des mains et des doigts.

Charles avait fermé sur la baie le rideaunoir. L’exploration du passé allait se poursuivre par un nouveaumoyen.

L’écran s’éclaira. Les rouages du projecteurcinématographique se mirent en branle avec leur cliquetis de petiteusine. Le cabinet de César apparut. Le vieux corsaire, accoudé à lafenêtre, regardait le colonel Rieussec qui, saluant de l’épée,venait se placer à la droite du roi Louis-Philippe.

Pour obtenir le maximum de netteté, Charlesfaisait passer le film en noir, celui que la caméra centrale avaittourné et qui représentait de face la scène restituée par laluminite. La bande était parfaite, le soleil n’ayant pasfrappé directement la fenêtre de ce cabinet exposé au nord. Quandl’assassin fit son entrée impressionnante, il se mit en lumièreaussi complètement qu’on pouvait le désirer. Dès qu’il eut parlé, àl’instant même où il levait son arme pour tirer, Charles arrêta laprojection et refit le jour dans l’atelier.

Les deux muets agitaient prestement leursmains.

– Eh bien ? demanda Charles auprofesseur.

– Ils sont d’accord, déclara ce dernier.L’homme au pistolet a prononcé la phrase suivante…

Le frère et la sœur écoutaient avec uneextraordinaire émotion, saisis d’une espèce de frayeur bizarre, àl’idée qu’ils allaient entendre, grâce au concours d’admirablescirconstances, l’écho de paroles éteintes depuis près d’un siècleet qui, peut-être, dénoueraient le plus passionnant, le plusagaçant des mystères.

Le professeur continua :

– L’homme a dit : « Vous mereconnaissez, n’est-ce pas, capitaine ? »

– C’est tout ? fit Charles, une foisde plus désillusionné.

Colomba prit un air attristé.

– Pas de chance ! dit-elle. Cela etrien…

– Nous ne sommes pas plus avancésqu’auparavant, reconnut Charles. Fabius Ortofieri pouvait fort biense présenter devant César en lui jetant cette apostrophe. Il yavait peut-être longtemps qu’ils ne s’étaient rencontrés.

– Monsieur, dit Colomba, vos élèvespourraient-ils nous dire quelque chose sur l’accent aveclequel cette phrase a été prononcée ?

– Ce serait trop leur demander,mademoiselle. Ils saisissent la forme des paroles, c’est tout. Etil faut que celles-ci soient bien déformées pour dénoncer unaccent.

Celui qui s’appelait Martial fit des gestes.Il avait suivi des yeux ce que le professeur venait de dire.

– Martial me confirme qu’il lui estimpossible de nous renseigner davantage. Il n’a rien remarqué departiculier. Tout ce qu’il peut certifier, c’est que l’élocutionfut précise et qu’aucun balbutiement ne l’a brouillée. L’hommearticulait normalement, sans grasseyer ni zézayer.

Charles expliqua :

– Ma sœur vous posait cette questionparce que, si l’assassin avait eu l’accent méridional, le fait nousaurait donné une précieuse indication. Certaines personnesprésument que le crime a été commis par un Corse ; vouscomprenez ?

Le professeur, d’un geste, exprima sonimpuissance.

On en fut réduit à déplorer, purement etsimplement, que le meurtrier eût été si laconique et, aussi, queCésar eût tourné le dos pendant tout le temps – bien court ! –où les deux ennemis étaient restés face à face. Car il étaitvraisemblable que César avait parlé, de son côté. Non seulementcela paraissait probable, étant donné les conjonctures del’événement, mais encore les gestes du vieillard, les mouvements desa tête et de ses épaules semblaient bien indiquer qu’il avaitrépondu quelque chose à cette brusque interrogation :« Vous me reconnaissez n’est-ce pas,capitaine ? »

Il est vrai que les dernières paroles de Césarn’avaient peut-être été qu’une exclamation, ou bien qu’ellesn’auraient jeté nulle lumière sur la ténébreuse aventure de cettemort. Un miroir, reflétant la figure du corsaire, n’eût révélépeut-être qu’un cri ou qu’une phrase aussi inutile que celle del’assassin : « Vous me reconnaissez… »

On regretta cependant qu’aucune glace n’ornâtla cheminée et l’on chercha néanmoins avec acharnement, au long desimages du film, si quelque surface polie, quelque verre de tableau,quelque vitre de fenêtre ouverte, ou bien même le bois verni d’unmeuble, n’avait pas réfléchi obscurément le visage et parconséquent la parole de celui qui allait mourir…

Rien. On ne trouva rien. Ni les yeux deCharles et de Colomba, avivés par le désir du cœur, ni lesprunelles des sourds-muets, renforcées par une loi de nature, nepurent découvrir l’ombre d’un reflet.

Charles, pensant que la face de César s’étaitpourtant, à coup sûr, reflétée dans la pupille même de sonmeurtrier, agrandit sur l’écran, par une manœuvre facile, l’imagede ces yeux farouches qui fixaient durement ceux de César. Mais,dès que l’agrandissement atteignit l’ampleur qui eût permis dereconnaître, sur le miroir rond de à pupille, la face réduite duvieillard, la projection devint confuse, nuageuse, pâle ;l’agrandissement s’effaça par son propre jeu et Charles dutrenoncer sans retard à une espérance qui ne manquait pas d’unecertaine beauté audacieuse et singulière.

De guerre lasse, on abandonna le film dumeurtre et l’opérateur amateur fit passer d’autres bandes :celles qui avaient été prises antérieurement au 28 juillet 1835 et,entre autres, les scènes dramatiques entre César, Henriette etl’homme à la canne, dont le nom était Tripe.

Ainsi fut reconstitué tout le dialogue de cesaltercations qui apparurent alors un peu différentes de l’idéequ’on avait pu s’en faire. Il en ressortait que César n’avaitjamais laissé échapper un seul mot qui fût de nature à trahir,auprès d’Henriette, ses profonds sentiments. Il s’opposait auxassiduités de Tripe, « parce que, disait-il, c’était un garçonde rien, sans sou ni maille et qui ne savait que rimer desbillevesées » ; mais jamais sa tendresse amoureuse nes’était exprimée ; il en avait gardé les souffrances pour lasolitude et toujours il était resté, aux yeux de la jeune fille, untuteur tyrannique, violent, mais sans reproche.

– J’aime mieux cela, fit Charles avec unregard vers sa sœur. César était un digne homme, j’en suiscontent.

– Et Tripe était poète ! ditColomba. C’est Bertrand qui va être heureux !

– Une noblesse qui en vaut biend’autres !

Les sourds-muets s’en allèrent, ne laissantpas inconnue la moindre des paroles visibles sur lesfilms.

– Et voilà ! s’exclama Charles.Résultat : zéro. « Vous me reconnaissez, n’est-ce pas,capitaine ? » Qui César a-t-il reconnu ? Il y avaitdes milliers de gens qui auraient été dans le cas de l’aborderainsi. Des milliers ! parmi lesquels, c’est certain, FabiusOrtofieri, dont les portraits, en somme, pourraient à larigueur, être ceux du criminel !

Colomba gardait le silence.

– J’espérais mieux de la journéed’aujourd’hui, reprit son frère. « Vous mereconnaissez… » Que faire de cela ?

– Le ranger avec les autres acquisitionsque nous avons faites, avec tout ce que nous avons appris depuis tatrouvaille de la luminite. Et puis… attendre.

– Attendre quoi ? Qu’est-ce que laluminite pourrait bien nous révéler, maintenant ?L’heure des révélations est passée, sur ce chapitre !Attendre ! J’en connais, moi, qui n’attendront pas. Lesparents de Rita et Luc de Certeuil n’ont, tu le penses, aucuneraison de retarder… ce que nous savons ! Va, c’estfini !

– Tu l’as déjà dit naguère, et pourtanttout a recommencé. Charles ne sais-tu pas que rien n’est jamaisfini ?

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