Le Maître de la lumière

Chapitre 5LA MERVEILLEUSE RÉALITÉ

Charles alluma sa lampe électrique. Lechauffeur en fit autant.

La cage du petit escalier de la chambre hauteétait absolument vide. On le vérifiait avec autant de facilité quede certitude, les marches n’étant que des planches posées àclaire-voie.

Ils gravirent ces marches, l’un derrièrel’autre. Le premier, Charles se trouva sur l’étroit palier, contrela porte de la petite chambre haute.

Là, il écouta, et là, puérilement, ilhésita.

Aucun bruit.

Il poussa la porte, d’un coup, ayant tourné lebouton avec rapidité.

Les deux minuscules projecteurs de pochefirent bien leur office.

La petite chambre haute était déserte.Glacialement, durement, mélancoliquement déserte. Il n’y avaitpersonne derrière le battant de la porte, personne sous le sofa.Rien, dans l’atmosphère, ne vous confiait qu’un homme venait deséjourner là, trois heures durant, avec sa lampe allumée.

Charles, qui promenait partout le rayonéblouissant de sa pile de poche, poussa une exclamation.

– Regardez ça ! dit-il en désignantla bibliothèque.

– Eh bien ! c’est une toiled’araignée…

– Ça ne vous dit rien ?Réfléchissez. Cette toile d’araignée est placée de telle sortequ’on l’arracherait en ouvrant la bibliothèque. Or, cettebibliothèque a été ouverte tout à l’heure. Nous avons vu l’hommeouvrir et refermer ce vantail ! Ça, par exemple, c’estprodigieux ! Il faut que Claude se rende compte ; je vaisl’appeler.

Pour ce faire, il se tourna vers la fenêtre,par laquelle il comptait héler le vieux régisseur.

La stupéfaction le pétrifia.

– La… La lune ! Regardez lalune ! prononça-t-il d’une voix rauque.

– Bon Dieu, monsieur Charles, mais c’estla pleine lune, ça !

– Oui, une lune toute ronde et qui setrouve à l’orient, une lune qui s’est levée il y a troisquarts d’heure à peine, alors que, nous le savons, la lune,cette nuit, est en croissant et elle va se coucher par là, àl’occident ! C’est un rêve ! On nous a fait boire quelquechose…

Sans plus palabrer, Julien courut à la fenêtredu fond (celle du sud), en poussa vivement les persiennes, quiclaquèrent…

Le croissant de nacre apparut ausud-ouest.

– Deux lunes ! s’exclama Charles,qui était resté en face du rond d’argent montant dans le cielpur.

Il s’approcha davantage de la fenêtre quidonnait sur cette pleine lune.

– Julien, je deviens fou !cria-t-il.

– Quoi donc encore ?

– Venez, approchez, éteignez votre lampe,et voyez. Puis dites-moi… La marquise… vous… l’apercevez ?

– Non, Monsieur. Elle n’y est plus. Ellea disparu.

– Ce n’est pas tout !… Le parc…

Il y avait de quoi devenir dément, en effet.Les grands marronniers étaient maintenant de petits arbres. Lespelouses, escamotées, faisaient place à une vigne percée d’uneallée droite, au bout de laquelle s’élevait un léger pavillonrustique. Tout cela, dans un grand clair de lune, était aussivisible qu’en plein jour.

– Comprenez ! Comprenez bien !disait Charles. Ceci est le jardin d’autrefois, le châteaud’autrefois, le château avant l’adjonction de la marquise, avant1860 ! Je possède des dessins, des peintures de ce temps-là,on ne peut s’y tromper ! Ce petit pavillon, là-bas, estirrécusable !

– Quel pavillon ? Je n’en voispas ! fit Julien. Et, du reste – est-ce que j’ai laberlue ? – la marquise est revenue, monsieurCharles !

– Mais non ! balbutia le jeunehomme, anxieux.

– Mais si ! insista l’autre, nonmoins inquiet.

– Ah ! Je croiscomprendre !

Charles avait remarqué que Julien, à présent,regardait dehors non par les mêmes vitres que lui, mais à traversla partie de la fenêtre qui, tout à l’heure, vue de l’extérieur,semblait bouchée et qu’ils avaient maintenant à leur droite.L’historien, à son tour, se plaça devant cette moitié de fenêtre –qui comportait deux vitres – et revit le paysage moderne, ses hautsmarronniers, sa marquise, ses pelouses et son ciel sans lune de cecôté-là.

– J’y suis tout à fait !annonça-t-il avec une merveilleuse allégresse.

Julien attendait, bouche bée,l’explication.

À ce moment, Claude, ayant vu d’en bas lesdeux hommes gesticuler, les ayant entendus parler et ouvrir lafenêtre du sud, arriva sur les lieux du prodige.

– Voici deux carreaux bien singuliers,dit Charles en désignant la moitié gauche de la fenêtre. Quand onles regarde de l’intérieur, on voit, au travers, le jardin telqu’il était avant 1860 – peut-être beaucoup d’années avant 1860. Etquand on regarde ces carreaux de l’extérieur, on voit, au travers,la petite chambre haute comme elle était jadis – comme elle étaitavant 1829, année où mon aïeul César Christiani a quitté Silaz pourn’y jamais revenir.

Claude n’y voyait encore que du feu. MaisJulien, plus renseigné, demanda pourquoi Charles savait que lavision leur avait montré une chambre antérieure à 1829 et au départde « ce monsieur son grand-père ».

– Parce que, révéla Charles, parce quec’est lui que nous avons vu. Et c’est vous qui avez gagnévotre pari, Claude. Il s’agit bien réellement d’un fantôme, d’unspectre absolument vrai, d’un servant indiscutable. Et, comme lesurnaturel n’existe pas, il faut conclure que ce phénomène est desplus naturels, et que notre fantôme n’est qu’une image tout à faitexplicable.

« Qu’on se place d’un côté ou de l’autrede ces deux vitres surprenantes, ce qu’on découvre au-delà n’estpas ce qui s’y trouve, mais ce qui s’y trouvait avant1829, ou en 1829 avant l’automne, époque du départ en question,quand César Christiani s’en est allé à Paris.

– Mais comment cela peut-il sefaire ?

– Je le cherche… Je le cherche…

« D’abord, je me rappelle maintenant,avec beaucoup de précision, un fait dont je ne m’étais souvenu quevaguement, tout à l’heure, sous le marronnier, au moment où j’aiconstaté que la moitié de la fenêtre semblait bouchée (la moitiégauche, qui, à présent que nous sommes dans la chambre, setrouve naturellement à notre droite).

« Ce fait, c’est que, depuis mon enfance,j’ai toujours vu l’autre moitié recouverte de plaques que jeprenais pour des plaques de bois. Entendez-moi bien : –l’autre moitié ; non pas celle qui me semblait bouchée tout àl’heure, mais l’autre, celle qui est maintenant pour nous la moitiégauche, celle où se produit la fantasmagorie. Oui : desplaques obscures, que je croyais être des planches. Je supposaisque, faute de verre, on avait, un jour, autrefois, exécuté là uneréparation provisoire, et puis qu’on avait négligé, par la suite,de substituer des vitres à ces planches. La demi-fenêtre vitrée etla fenêtre du sud donnaient, d’ailleurs, un jour très suffisantdans cette chambre. Si je m’étais souvenu de cette particularitéquand vous m’avez parlé des apparitions, je vous aurais tout desuite demandé à quel moment on avait remplacé par des carreaux deverre les deux panneaux opaques.

– Mais, rétorqua le régisseur, à aucunmoment ! Moi, n’est-ce pas ? je n’ai jamais fait grandeattention à ces détails. Ce que je peux certifier, c’est que,depuis plus de trente ans que je suis au service de votre famille,monsieur Charles, le vitrier n’a fait aucune réparation dans lapetite chambre haute.

– Tiens !… médita Charles. Aussibien, en y réfléchissant, on arrive à conclure, en effet, que cespanneaux ont dû être placés là du temps même de César Christiani.Mais alors, il faut admettre que, soudainement, ils ont cesséd’être opaques, pour devenir tels que nous les voyons, c’est-à-direrévélateurs d’une époque consommée…

– « Rétroviseurs », osa lechauffeur Julien, comme les miroirs qu’on adapte aux automobilespour voir derrière la voiture, pour voir le chemin parcouru…

Charles sourit :

– Ce ne doit pas être tout à fait ça. Carnotre passé ne me semble pas pouvoir être observé directement, dumoins par nous-mêmes.

– Naturellement, dit Julien, puisqu’iln’existe plus.

– Si, dit Charles. Le passé existetoujours dans l’ordre de la lumière, dans l’ordre del’optique ; mais jusqu’ici, notre passé à nous, habitants dela Terre, n’avait pu tomber sous nos propres regards. Cela nel’empêche pas de s’éterniser visuellement, comme tous les passés oùrègne la lumière. Ainsi, quand nous regardons les étoiles, c’estleur passé que nous voyons. Car la lumière, malgré sa rapidité detrois mille kilomètres à la seconde, met cependant des années pournous parvenir de l’étoile la plus proche, autrement dit pour nousenvoyer l’image de cette étoile. Si bien que nous ne voyons jamais,au firmament, que les étoiles telles qu’elles brillaient il y adix, vingt, cinquante, cent ans, selon la distance qui nous ensépare, et non pas telles qu’elles brillent au moment où nous lescontemplons.

« En somme, trouva-t-il après un silence,ces carreaux agissent exactement comme si la lumière mettait, à lestraverser, autant de temps qu’elle en met à franchir d’immensesespaces célestes. Tout se passe comme s’ils étaient des condensésd’espace, des comprimés de distance… Je crois que c’est là dans cesens qu’il faut chercher la solution de cette merveilleuse énigme –quelle que soit, au premier abord, l’étrangeté de cetteformule ; mais je ne doute pas d’en trouver une autre, quisera recevable, puisqu’elle sera vraie.

« De toute façon, je m’explique à présentpourquoi, du dehors, une fois la nuit venue, et une image lumineuseétant produite par ces carreaux mystérieux, la partie gauche de lafenêtre nous paraissait obscure et recouverte d’un rideauquelconque. C’est tout simplement parce que, derrière les carreauxordinaires comme derrière les autres, il n’y avait en réalité quede l’ombre. Seulement, les carreaux… « rétroviseurs »nous montraient les clartés du passé qu’ils contiennent.

– Mon Dieu, monsieur Charles, dit Claude,tout cela commence à devenir à peu près clair pour moi ; maiscomment expliquerez-vous que ces carreaux se soient mis subitementà mirer le temps jadis, puisque ni vous ni moi ne nous étionsjamais aperçus de rien ? Ils ont été, comme qui dirait, morts,inanimés, durant des années et des années ; et tout à coup,crac ! les voilà vivants et qui nous donnent le cinéma…

– Laissez-moi le loisir d’étudier laquestion, dit Charles. Je n’ai rien expliqué encore, quoi que vousen disiez. J’ai simplement décrit le phénomène, en le comparant àce qui se passe dans le ciel des astres.

« Vérifions quelque chose.

Il ouvrit alors la fenêtre, non sans peine, cequi lui prouva qu’on ne l’avait pas fait depuis très longtemps.

Comme il s’y attendait, les imagesinexplicables suivirent le mouvement du battant. Quelle que fût laposition de celui-ci, on apercevait toujours à travers, d’un côtéle parc lunaire, de l’autre la chambre sombre, comme si le battanteût toujours occupé sa position primitive dans la fenêtrefermée.

Charles réfléchissait sans relâche.

– Apportez-moi des outils, Claude, jevais enlever ces deux carreaux ; ce sera plus commode pour lesexaminer. Et montez-nous une bonne lampe à essence.

Une demi-heure plus tard, les deux carreaux dubattant de fenêtre étaient transportés dans la chambre de CharlesChristiani.

Et Charles Christiani se livrait sur eux à desinvestigations méticuleuses.

C’étaient des plaques relativement pesantes etfort épaisses. Quand on les examinait par la tranche, cette trancheapparaissait composée d’une infinité de raies très minces dont lesunes étaient noires, d’autres lumineuses et d’autres plus ou moinsclaires ou obscures. Il palpa cette tranche, cette coupe ;elle lui sembla de contexture feuilletée.

Les plaques avaient été fixées dans le châssisde la croisée à l’aide de pointes et de mastic, comme des vitresordinaires, mais beaucoup trop épaisses.

Ce qui souleva d’émerveillement celui qui lesétudiait, ce fut qu’elles se comportaient exactement comme lesvitres d’une fenêtre et pas du tout comme un écran à projection oubien le verre dépoli d’une chambre noire.

Nous nous expliquons immédiatement.

S’il s’agit d’un écran ou d’un fond de chambrenoire, vous avez beau changer de place par rapport à ces plans,c’est toujours la même image qui vous apparaîtra. Baissez-vous,élevez-vous, écartez-vous sur les côtés, vous n’en découvrirez pas,pour cela, un pouce d’image supplémentaire.

Au rebours, Charles, déjà tout ébahi d’avoirdans sa chambre à coucher ces vues vivantes attachées à un autrelieu, s’aperçut que, suivant sa position, il en faisait varier lechamp et la perspective, de même que, lorsqu’on regarde par unefenêtre ; soit de gauche, soit de droite, soit en plongeant,soit d’en bas, soit de face, soit de près, soit de loin, lepaysage, au gré de ces mouvements, se cache par-ci, se découvrepar-là, modifie les rapports de ses lignes, se développe ou seréduit.

Charles essaya de se rappeler quel aspectprésentait naguère la substance secrète lorsqu’elle était encoreopaque et qu’il l’avait aperçue en venant travailler dans la petitechambre haute. Il crut ne pas se tromper en évoquant une surfacemate, analogue à une ardoise polie, ou bien à du bois dur et noir,ou noirci ; c’était d’ailleurs l’idée d’un bois de poirier oud’ébène qui s’attardait en lui avec le plus de ténacité. Maismaintenant, à cause de la contexture feuilletée, il penchait àcroire que c’était là une espèce d’ardoise et ilsupposait :

« Une matière naturelle ? Non. Unproduit fabriqué, plus vraisemblablement. »

Quand on frappait du doigt cette« ardoise », elle rendait un son très sourd, trèsétouffé. Ce qui fit que Charles pensa à cet autre corps formé defeuillets innombrables : le mica.

Pour l’heure, que faire de plus ?

La nuit s’avançait. Les trois serviteurss’étaient retirés, beaucoup moins émus que ne le méritait unedécouverte aussi sensationnelle, mais dont toute la portée leuréchappait de même que toute l’étrangeté.

Le grand lit, sous ses courtines vieillottes,entrouvrait ses draps d’une blancheur hospitalière. Mais Charlesn’avait pas la moindre envie de se coucher.

Il lui semblait être électrisé, avoir dans lesang comme du champagne ! Une magnifique exaltation l’animait.Il était pareil au premier qui découvrit l’existence del’électricité, la force de la vapeur, la possibilité de parler àdistance ou les propriétés toutes-puissantes d’un liquide ou d’ungaz.

Et aussi, l’historien qu’il était éprouvait làune volupté incomparable. Ouvrier du passé, aimant les époquesdisparues comme le musicien aime les sons et le sculpteur lemarbre, il jouissait d’une joie aiguë à posséder dans cettechambre, en face de lui, ces choses, ces deux merveilles semblablesqui étaient, quoique présentes, du passé. Du passé réel, palpitant.Elles étaient le lieu extraordinaire où, du moins pour les yeux, lavie du monde se déroulait avec un retard d’un siècle environ. Ellesétaient de l’Histoire, non pas cinématographiée, mais admirablementactuelle, quoique séculaire !

Il en frissonnait. D’autant que, confusément,mais avec une véhémence croissante, avec un trouble qu’il finit parpréciser, la conviction le gagnait, superstitieuse, quel’apparition de César Christiani n’était pas l’effet du hasard. Quecette apparition fût scientifique, cela lui importait peu. Enfut-il jamais d’autres, au surplus ? Et rien peut-il arriver,même du ciel, qui ne soit conforme aux lois de la Création ?Le fait indiscutable était que César venait d’apparaître, revenantnaturel, mais revenant quand même ; et à quel moment parmi lesmilliards de moments de la durée ? Juste à l’heure où lamémoire de sa mort tragique s’opposait au bonheur de sonarrière-petit-fils.

Coïncidence ? Un poète qui mettrait envers cette histoire ferait rimer le mot avec« Providence ».

Oh ! bien sûr, cela ne pouvait rienchanger à la situation directement. Mais, pour Charles, celaprenait un sens profond, fatidique. C’était on ne savait quelencouragement, un signe, autre chose encore de plus inexprimable etqui, enveloppé de mystère, dégageait un obscur appel à dessentiments nouveaux, imprécis mais salutaires.

Rien ne frappe les hommes autant que lecroisement imprévu des événements aux carrefours de ladestinée ; ils sont toujours tentés de nommer l’aiguilleurautrement que hasard ; ceux qui ne résistent pas à latentation sont heureux.

Aussi peut-on dire que Rita Ortofieri était decette fête pourtant solitaire. Charles, débordant d’idées,d’émotions, exultant d’enthousiasme, s’était aperçu que désormais,en dépit de sa volonté, il ne pourrait plus goûter de joie, nisouffrir, ni éprouver quelque vive réaction, sans associer Rita àson propre sort, Rita même absente, lointaine, vieillie,morte ! La pensée de Rita ne pourrait jamais lui devenirétrangère. Il fallait se l’avouer : elle ne l’avait pas quittéun instant. Ni la diversion berçante du voyage, ni la bizarrerieétourdissante de l’aventure consécutive n’avaient réussi à éloignercette présence imaginaire. Et comment n’aurait-elle pas pris unnouveau relief à l’heure où Charles, séparé de tous, environné desilence et de paix, se trouvait en tête à tête avec une nuitd’autrefois, et contemplait – c’était magique ! c’étaitterrible et ravissant ! – cette façade toute blême de lune,derrière quoi dormait ce César Christiani dont il connaissait lamort future, l’assassinat par Fabius Ortofieri !

Car la nuit du passé se déroulait dans lesdeux carreaux, paisible et lente, mais pas plus lente ni plusrapide que la nuit du présent. Et Charles ne se rassasiait pasd’assister à ces heures tombées dans le néant.

Tout à coup il vit, au fond du tableaud’antan, la planète Vénus scintiller dans une ombre plus pâle, etle ciel blanchissant découper en silhouette la dentelure del’horizon.

Il retourna l’une des plaques et vit dans sonrectangle les premières lueurs de l’aube éclairer la petite chambrehaute, comme si, accroché à la gouttière de la tour, il eût épié, àtravers la fenêtre, cet intérieur.

Mais le spectacle de l’extérieur l’intéressaitdavantage. Il y revint donc.

L’aurore ancienne répandit sur le jardind’antan sa rosée, ses rayons, sa tendresse nuancée.

À peine le soleil avait-il paru que despaysans se dirigèrent vers la vigne. Les uns portaient des culottescourtes et des gros bas. D’autres étaient en pantalon. Mais tous –tous ces gens morts aujourd’hui – arboraient des costumes quiressemblaient à des déguisements. Une charrette traînée par uncheval fut amenée. On déchargea des cuveaux. Une douzaine d’hommeset de femmes entrèrent dans la vigne. C’était la vendange.

Alors il vit s’ouvrir la porte du château –celle que la marquise devait plus tard abriter – et le châtelainmatinal sortit.

Il était vêtu, comme la veille, de sa vesteverte à col brun. Un large pantalon de marin, à rayures, flottaitautour de ses jambes. Son chapeau de feutre avait de grands bordsrelevés en rouleaux. Un singe gambadait à ses côtés, un magnifiqueperroquet vert et jaune se tenait sur son épaule.

Charles, féru de tout ce qui était del’Histoire, n’avait rien oublié des annales du capitaine César. Ilsavait le nom du perroquet : Pitt, le nom du chimpanzé :Cobourg, noms facétieusement trouvés par César pour caricaturerl’Anglais et l’Autrichien, adversaires de la Révolution et deNapoléon Ier ; et rien ne pouvait l’amuser autantque de voir, auprès de l’ancien corsaire, ces animaux qui tenaientleur bonne place dans ses Souvenirs.

Il vit le maître entrer dans l’allée de lavigne ; les serviteurs le saluer avec un empressementrespectueux, qui a bien disparu de nos mœurs. Puis un solidegaillard, qui semblait commander aux autres, fit approcher unevieille femme en bonnet, toute courbée sous les ans, et Charlescomprit qu’il expliquait à César quelque chose au sujet de cettevieille. En effet, César tendit une bourse rebondie à la pauvrefemme, qui se mit à lui baiser les mains, tandis que Pitt etCobourg s’évertuaient, chacun à sa façon.

La scène de l’aumône fut pour Charles un traitde lumière, car (il s’en souvenait fort bien) César, dans sesécrits, avait consigné cette largesse faite par lui à unevendangeuse digne d’intérêt, lorsqu’il était sur le point dequitter Silaz pour Paris.

Il en résultait que ce jour automnal, simerveilleusement conservé et restitué par les plaquesrétrospectives, était un des derniers jours du mois de septembre1829.

À ce moment, Charles s’aperçut que le soleils’était levé sur le présent comme sur le passé et que commençaitune nouvelle journée du mois de septembre 1929.

Un siècle, juste, séparait les deux matinéesqu’il contemplait en même temps.

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