Le Maître de la lumière

Chapitre 9 «LE SERMENT D’AMOUR »

Charles, fortement instruit de toutes choses,était de ceux qui ne connaissent que des étonnements passagers.Nous pouvons ajouter qu’en ces jours critiques il n’était disposé às’enthousiasmer pour rien, hormis ce qui l’eût rapproché de Rita,inaccessible ! Tout miracle étranger à son amour et n’enpouvant servir la cause n’avait pour lui qu’un intérêt trèslimité.

Pour l’exalter pareillement, il avait fallu,en vérité que la luminite fût, pour lui, au début, unemerveille des plus merveilleuses ! Encore reconnaissait-il quecette exaltation n’aurait pas atteint un tel degré, s’il n’avaitpas cru, fugitivement et vaguement, que l’ombre de César Christianiallait lui révéler le secret de sa mort – et que cette mort n’étaitpoint l’œuvre de Fabius Ortofieri.

Il avait, malgré lui, dans la confusion de sespensées, remué toute cette histoire criminelle qui le ramenaittoujours à ce fait indéniable : « Fabius n’a rien avoué.Il est mort en protestant de son innocence ! » Iloubliait que les témoignages les plus accablants avaient confondule grand-père de Rita.

Et, comme un soir précoce enténébrait lecabinet de travail, il était repris, comme le matin même, par ledécouragement, le spleen, une sorte de colère stupide contre cettemagnificence qu’il avait trouvée et qui était inutile puisqu’ellen’apportait rien de nouveau à l’affaire Ortofieri.

On le voit : son amour avait beaucoupdemandé aux événements. Et il paraissait bien, à cette heurecrépusculaire, que les événements eussent dit tout ce qu’ilssavaient.

 

Passablement taciturne, répondant parmonosyllabes aux humbles et respectueuses questions de Péronne quile servait, Charles dîna rapidement et gagna sa chambre.

Un grand feu véhément pétillait dans l’âtre etpeignait des reflets vacillants par toute la pièce.

Il alluma deux grosses lampes et, faute desommeil, passa la revue des meubles et des tableaux quigarnissaient le lieu. Beaucoup de vieilleries, beaucoup desouvenirs. Certaines choses l’attiraient particulièrement qui,jusque-là ne l’avaient que médiocrement intéressé.

On trouvait là une partie du mobilier queCésar avait acheté à Paris, pour meubler son appartement duboulevard du Temple, une partie aussi des objets qu’il y avait mis,provenant de Silaz. À sa mort, son héritage s’était partagé entreles deux branches de sa postérité. Aujourd’hui, la moitié de cequ’il en restait appartenait à la cousine Drouet, néeLeboulard ; l’autre moitié était la possession de Charles etde Colomba ; mais, d’accord avec son mari, leur mère avaitdepuis longtemps renvoyé à Silaz une assez grande quantité de cesmeubles qui, disait-elle, encombreraient son logis et seraient bienmieux à leur place dans le château que César avait habité pendanttreize ans.

À cet envoi, Mme Christianiavait joint toutes sortes de choses qui lui semblaient indésirablesà Paris et, notamment, un petit tableau assez macabre, de grandevaleur pourtant, mais qui, en effet, n’était pas bon à suspendre aumur d’une maison que l’on désire joyeuse et où il y a desenfants.

Ce tableau, que Charles décrocha pourl’examiner sous la lampe, est un « intérieur » dessiné etpeint à l’aquarelle rehaussé de gouache par le peintre Lami, à quil’on doit tant d’inappréciables documents sur le règne deLouis-Philippe et, entre autres, sur l’attentat de Fieschi dont ila reproduit le sanglant spectacle.

L’« intérieur » représente la sallede travail de César Christiani, boulevard du Temple, avec lecadavre de l’ancien corsaire, étendu tout du long du plancher, dansune mare de sang, la poitrine trouée d’une balle. Au fond, unefenêtre ouverte donne sur le boulevard dont on aperçoit les arbreset les maisons d’en face. De chaque côté de la fenêtre, qui a desrideaux de fleurs bleues et vertes, on voit des panoplies forméesde haches et de sabres, de pistolets et de poignards, mêlés deflèches sauvages. Le mur de droite est invisible, mais celui degauche est garni de portraits et de cartes marines, d’un râtelierde pipes, d’une croix de la Légion d’honneur encadrée, d’un petitdessin sous verre que l’œuvre de Lami ne permet pas de distinguer,mais que Charles savait être l’image de la cabine de César à bordde la Finette (dessin resté à Paris). Un grand pastel,portrait d’Hélène de Silaz, la défunte et regrettée épouse deCésar, ornait encore cette muraille tapissée d’un papier fond crèmeà palmettes d’or, très premier Empire, avec, au-dessus d’un jolibureau à cylindre, en bois de rose, une ardoise dans un cadre desapin, portant quelques chiffres tracés à la craie. Le bureau àcylindre est ouvert sur des tiroirs clos, des casiers contenant despapiers et des registres bien en ordre. L’encrier, les plumes d’oiesont là. Sur le dessus du meuble, il y a une profusion dechoses : pot à tabac, chandelier de cuivre, bibelotsexotiques, des livres et d’autres objets qu’on ne peut spécifier,le pinceau de l’artiste les ayant simplement esquissés.

Le cadavre de César est étendu les pieds enavant, la tête vers le coin de la chambre, à gauche de la fenêtre,où, dans la pénombre, s’arrondit un globe terrestre. Il est vêtud’une redingote marron et d’un pantalon gris fer. La tête gît surle plancher non ciré, le corps sur un tapis de la Savonnerie, àencadrement noir, qui se prolonge sous le bureau. L’un des brasrepose entre un pied du bureau et ceux d’un fauteuil Louis XVarrondi, canné et pourvu d’un coussin de cuir verdâtre – évidemmentle siège où César s’asseyait pour écrire. L’autre bras s’en vatoucher l’une des trois assises d’acajou d’un de ces grandsguéridons circulaires, à table de marbre blanc, supporté par un fûtde bois verni, dont la Restauration nous a légué tant de lourdsspécimens. Entre les battants ouverts de la fenêtre à petitscarreaux, une longue-vue marine est basculée sur son hauttrépied.

Tel était le cabinet de César Christianilorsque l’assassinat fut découvert. Ou, du moins, tel était-il àpeu près. Car le peintre Lami – qui vécut jusqu’à nos jours – pritsoin de noter, au dos même de son aquarelle, et de confirmeroralement, à maintes reprises, que cette reconstitution n’est pasrigoureusement authentique. Il n’avait pénétré dans l’appartementde César Christiani que le lendemain du crime ; à ce moment,le corps ne s’y trouvait plus ; il l’avait figuré sur sonpapier d’après les indications des témoins, des policiers etd’après les observations qu’il venait de faire à la morgue.

Cette note du peintre Lami est aisémentlisible ; car, afin qu’il en soit ainsi, le dessin fut missous verre des deux côtés.

Charles relut assez distraitement l’écriturequi en couvrait tout le dos. Il s’en souvenait, en effet. Il avaitétudié tout cela, pris lui-même sur tout cela desmementos. Et puis, le musée Carnavalet avait obtenu de luil’autorisation de faire photographier l’œuvre de Lami – précieusepour l’histoire de Paris, moins en vérité parce qu’elle se rapporteà la mort du corsaire, que pour ceci : qu’elle augmente d’unfidèle témoignage toutes les reproductions connues du boulevard duTemple au moment de l’attentat de Fieschi, attentat caractérisé parune coïncidence si singulière avec le meurtre de César Christiani.Et souvent Charles avait sorti de ses cartonniers les épreuvesphotographiques dont le musée lui avait fait don. L’attentat deFieschi était, pour un historien de la Restauration et du règne deLouis-Philippe, un sujet tout indiqué ; Charles y songeaitdepuis quelque temps déjà et ne s’était pas fait faute de comparerentre eux les divers documents, gravures, lithographies, crayons,etc., qui nous rendent l’aspect du boulevard au mois de juillet1835. Il faut dire, du reste, que, jusqu’alors, l’aquarelle de Lamine l’avait retenu qu’à ce titre, la mort de l’ancêtre luiparaissant un fait classé, n’offrant plus qu’un intérêt privé et,de nos jours, assez faible.

La note du peintre, au demeurant, rédigée dansun esprit semblable, concernait l’attentat de Fieschi au même degréque le meurtre individuel. Et la chose était d’autant plusnaturelle que Lami l’avait écrite, cette note, le matin du 29juillet 1835, alors que non seulement l’attentat formidable faisaitpeser sur tout Paris une consternation sans égale, mais alors quel’autopsie du corps de César n’avait pas encore établi avecprécision le caractère de sa blessure. À cette heure, on supposaittoujours qu’il avait été tué, en ricochet, par l’une des balles deFieschi, et l’on ne voyait en lui qu’une dix-neuvième victime de lamachine infernale – qui, en réalité, avait fait dix-huit morts etvingt-deux blessés.

Au sujet de l’attentat, la note ditceci :

« Les maisons qu’on découvre par lafenêtre portent les numéros 54, 56 et 58. Celle de droite, la plushaute, contient le cabinet des figures de cire, de Curtius. Celledu milieu, la plus basse, contient un estaminet et le café Aurendez-vous des théâtres. Celle de gauche est le Théâtre Lazari. Ens’approchant de la fenêtre, on découvrirait, plus à gauche, contreLazari, le numéro 60 qui est le Théâtre des marionnettes deMme Saqui. Et à droite, contre le numéro 54, onverrait le numéro 52 : l’Estaminet rustique ; puis,contre ce dernier qui est bas, la maison très étroite qui porte lenuméro 50 et qui est celle d’où Joseph Fieschi[1] a tirésur le roi. Il a tiré vers sa propre droite, comme la tête ducortège passait juste entre sa maison et celle où j’ai pris cecroquis et dont la façade a été criblée de mitraille ayant ricochésur le pavé de la chaussée. Je n’ai pas suffisamment rendul’éloignement des maisons vers la gauche. C’est à partir de là, eneffet, que le boulevard s’élargit vers le château d’eau, et maperspective devrait donner davantage l’impression que les façadesvont s’éloignant, de biais. »

Relativement au meurtre de César, la noteajoute les indications suivantes à celles dont nous avons déjàconnaissance :

« J’ai dessiné en me plaçant contre laporte qui ouvre dans l’antichambre, laquelle communique avec lepalier. Cette porte, comme on peut s’en rendre compte, est percée àdroite dans la cloison. Dans la muraille qu’on ne voit pas sur mondessin, à droite et tout auprès de cette porte d’entrée, il y en aune autre qui donne sur un salon et qui fait donc un angle droitavec la première. C’est dans ce salon que se trouvaient lesvolières et les singes du capitaine. Près de la porte du salon, estla cheminée, juste en face du bureau cylindre. Sur lacheminée : un buste de Napoléon. Énormément d’objets de toutessortes. L’appartement est au premier étage. Cette fenêtre est ladeuxième en comptant de la droite, quand on regarde la maison dudehors ; la première donne sur le palier. La maison a troisétages. Elle porte le numéro 53 et n’est séparée du Jardin turc quepar un petit bâtiment d’un étage à une seule croisée : lamaison Bertin. Le Jardin turc étend son mur à terrasse sur unegrande longueur en face de la maison de Joseph Fieschi. »

« Signé : LAMI.

« 29 juillet 1835, dix heures du matin. »

Charles, d’un geste découragé, raccrocha lepetit tableau et se mit à se promener dans la chambre, à la clartédu feu et des deux lampes, autour de la table ronde. C’étaitprécisément celle-là qui figurait dans l’aquarelle de Lami, avecson marbre blanc. Elle avait vu, cette table ronde, CésarChristiani tomber sur le tapis de la Savonnerie !

La pluie continuait, dans la nuit montagnarde,à chuchoter son murmure innombrable. Le jeune homme marchaitlentement autour des sièges, pensif. Par un effet logique descirconstances, sa pensée s’attachait obstinément à la mort deCésar, et son imagination grossissait tout ce que cette mortcomportait de mystérieux. Il n’en voyait plus que l’énigme. Quinzejours auparavant, aucun doute ne l’assaillait à ce propos ; ilétait fermement convaincu que César avait été assassiné par FabiusOrtofieri, comme tout le monde l’avait toujours admis. Maintenant,il en doutait. Sachant que le contraire lui eût été favorable, ilavait commencé à souhaiter ce contraire ; puis, très vite, ilavait acquis la conviction artificielle que l’opinion publiques’était trompée. Une voix intérieure plaidait la cause de l’accusé,du meurtrier présumé. Dans son esprit, les faits articulés à ladécharge de Fabius Ortofieri prenaient une ampleur démesurée. Ileût été si follement heureux de prouver cette innocence que,progressivement, selon les lois d’un phénomène bien connu desavocats, il en était arrivé à croire que cette mauvaise cause étaitexcellente et que le grand-père de Rita n’avait pas trempé dans lemeurtre du sien. Les magistrats commis pour instruire ce procèsavaient trop largement tenu compte des inquiétudes que César, danssa correspondance, avait laissé voir touchant ses interminablesdiscussions avec les Ortofieri et la présence à Paris de Fabius,son ennemi héréditaire. Il y avait eu, sans doute, contre cedernier, des hasards terribles, des coïncidences fatales… Car ilavait nié, jusqu’à son dernier soupir !

Toutes ces rêveries n’étaient bonnes à rien.Les événements avaient sur eux trop de poussière. Trop de poussièrequ’on ne pouvait plus balayer. Trop de poussière hors deportée.

Charles fit halte devant un autretableau : copie à la plume d’une gravure célèbre de Mathieu,d’après Fragonard : Le Serment d’amour. Copie naïve mais nonsans charme. Patiente besogne de la grand-mère Estelle, qui l’avaitencadrée avec tendresse et simplicité dans un vieux cadre sansvaleur du XVIIIème. On sait toute la grâce de cettecharmante composition où deux amants enlacés se jurent leur foidevant l’autel d’Éros, au cœur d’un bocage luxuriant dont lalumière du jour flatte les rameaux. La grand-mère Estelle – auxépaules fameuses – de sa plume docile et patiente, n’avait pas tropmal copié son modèle. L’élan des amoureux demeurait plein d’ardeur.Une musique d’oiseaux se devinait dans le feuillage, et l’amourbaignait de son indicible bonheur cette chambre de verdure,allégorique et voluptueuse.

Il est facile de comprendre pourquoi Charlesne s’attarda pas longtemps devant ce symbole triomphant de lafélicité par l’amour. Un peu puérilement, il retourna face au murl’ouvrage de la grand-mère Estelle, dont la vue lui était pénible,et, s’asseyant dans une bergère, au coin du feu, se reprit àrêver.

Bientôt, toutes les idées qui l’avaient occupéau cours de la soirée s’enchevêtrèrent. Il se remémora la revue desgardes nationales du 28 juillet 1835. Il entendit le fracas de lamachine infernale. Il vit, sur la chaussée du boulevard du Temple,le tumulte ensanglanté des victimes. En même temps, les phases del’instruction criminelle du procès Ortofieri lui revenaient à lamémoire, mais c’était pour se combiner bizarrement avec le départde César en chaise de poste, son apparition spectrale dans lapetite chambre haute, la vision de Rita sur le tillac duBoyardville, tenant un livre à la main et portant unperroquet sur l’épaule ! Finalement, il eut la sensationd’envelopper de son bras la taille flexible de la jeune fille,d’étendre la main vers un sanctuaire bocager où l’Amour souriant sedressait dans une douce gloire. Là-dessus, ses yeux se fermèrentcomme s’il poussait son dernier soupir dans un cabinet de travailtapissé d’un papier Empire et rempli de choses disparates.« Ah ! murmura-t-il, c’est Fabius, hélas ! C’estFabius Ortofieri qui m’a tué ! »

Et, plongeant plus profondément dans leroyaume ténébreux des cauchemars, il s’endormit.

Il s’endormit si bien qu’il se réveillaplusieurs heures après, sans avoir entendu Péronne frappermaternellement à la porte, pénétrer jusqu’à lui sur la pointe despieds, éteindre les deux lampes et se retirer silencieusement,comme l’un de ces personnages dont la luminite faisaitvoir les gestes centenaires, sans faire entendre, à jamais perdu,le bruit de leurs actions.

Mais « se réveilla-t-il »vraiment ? N’était-ce pas plutôt l’un de ces faux réveils qui,au milieu du songe le plus épais, nous donnent l’illusion de sortirdu sommeil et, au contraire, nous y enfoncent plus avant ?

Charles crut ouvrir les yeux. Il n’en doutapoint sur le moment. Et il aperçut, au milieu de l’obscurité, unelumière. Un rectangle éclairé. Une petite lucarne remplie d’uneclarté diurne. Elle répandait dans la chambre un peu de jour.Pourtant, le jour ne luisait pas encore. Les fenêtres étaientnoires.

Dans l’âtre, quelques braises sombres ;plus de feu. La nuit devait être avancée.

Charles se leva de la bergère – ou s’imaginaqu’il se levait. Et, ayant fait deux pas vers cette lucarne, restadebout devant elle, hébété, stupéfié, dormant à coup sûr.

Le rêve continuait à mélanger follement touteschoses. Cette lucarne n’en était pas une. C’était le tableau deLami devenu animé, comme une plaque de luminite ! Letableau de Lami non pas tel que Charles l’avait contemplé avant des’endormir, mais le tableau montrant le cabinet de César sous unautre angle, comme si les indications de la note manuscrite sefussent trouvées réalisées sous forme de dessin,d’aquarelle et de gouache. Mais non ! Ce n’était pas l’ouvraged’un peintre ! C’était l’image réelle du cabinet, dela fenêtre, des rideaux à fleurs, du mur avec sa cheminée et lebuste de Napoléon ! Et César n’était plus couché, mort, sur letapis de la Savonnerie ! César, assis au bureau à cylindre,écrivait une lettre. Il bougeait ! Sa main, armée d’une plumed’oie, parcourait le papier. Et on le voyait de haut, enperspective. De haut et de face. On le voyait comme si l’on eûtété juché sur le bureau à cylindre !

Ah ! rien n’est plus pénible, plus cruelqu’un cauchemar ! Charles, violemment impressionné parcelui-ci, saisit son briquet, et, d’un déclic, fit naître laminuscule flamme jaune.

Cette fois, il était sûr d’êtreéveillé. Or, la vision absurde persistait, du tableau de Lamimétamorphosé en autre chose, demeurant le cabinet de César, mais uncabinet vu d’un point nouveau et vivant comme un spectacleenregistré sur une plaque de luminite !

Les deux lampes furent rallumées fébrilement.Il y avait toujours, au même endroit, la même vue plongeante sur lecabinet de César, le même rectangle plein de la lumière d’unematinée parisienne, la même lucarne percée, pour ainsi dire, dansle mur du temps !

Mais le tableau de Lami était resté bel etbien ce qu’il était encore la veille. On le voyait accroché au mur,non loin de la vision à laquelle il ne participait d’aucune sorte.Car cette vision se peignait au naturel sur l’envers du cadre queCharles avait retourné pour ne plus voir Le Sermentd’amour.

Alors, saisi d’une grande émotion, comprenanttout à coup l’enchaînement des faits, Charles saisit ce cadre et semit à l’examiner, puis, avec précaution, à le manipuler.

C’était un cadre de sapin verni, avec un filetnoir, quelque chose de très simple et qui avait été très banal enson temps. Mais ces cadres-là ont un charme« bon-vieux-temps » qui, aujourd’hui, les fait rechercherdes amateurs. Charles – tout de suite, comme l’y poussait la marchedes faits – remarqua l’analogie de ce cadre avec celui de l’ardoiseque le peintre Lami avait figurée au-dessus du bureau àcylindre.

Évidemment c’était le même. Pour une raison oupour une autre, César avait cru devoir suspendre au mur de soncabinet une plaque de luminite vierge qu’il avait apportéede Silaz à Paris. Et, pour que cette plaque, pareille à uneardoise, passât inaperçue, il l’avait, pour ainsi dire,« déguisée » en ardoise véritable, l’encadrant d’un cadresans valeur et traçant à la craie dans un coin de ce faux tableaunoir, quelques chiffres qui, probablement, n’avaient aucunesignification.

Ces mesures de prudence étaient, de sa part,indispensables. La présence d’un cadre ne contenant qu’une surfacenoire eût, en effet, semblé bien étrange au-dessus du bureau. Ainsimaquillée, la plaque n’avait pu provoquer aucune curiosité, aucunequestion indiscrète.

Charles la sépara aisément du rectangle desapin. Elle s’y adaptait avec justesse, comme le fond d’un tableauou d’un miroir, mais n’était pas clouée. Les clous ordinaires setrouvaient remplacés par huit petits loquets de cuivre, plats,pivotant, tout à fait analogues à ceux que vous voyez ajustésderrière les cadres à photographies pour maintenir appliqué contreeux le fond de carton. L’exactitude de l’emboîtement empêchait laluminosité des tranches de se trahir à l’extérieur.

Il était facile de deviner pourquoi Césaravait voulu que la plaque fût amovible et pût être aisément séparéede son cadre. Il avait fait d’elle un témoin et désiraitla feuilleter commodément toutes les fois qu’il éprouvait le besoinde savoir ce qui s’était passé chez lui en son absence. Autrepreuve de cela : cette plaque ne constituait pas un plateaucompact comme celles de la fenêtre haute lorsque Charles les avaitdécadrées ; mais, sur une faible épaisseur, elle était diviséeen un grand nombre de très minces feuillets, exactement comme unlivre non broché, et il fallait la manier avec attention pourmaintenir juxtaposées ces divisions et les empêcher de sedisjoindre comme se disjoignent les cartes à jouer quand les doigtsqui tiennent le jeu négligent de le serrer. César avait donc opéréjadis avec cette plaque comme Charles en avait agi pour celles dela fenêtre haute. Il l’avait lue à maintes reprises.

Isolée, la plaque fut débarrassée du dessin àla plume de la grand-mère Estelle, et ce côté-là montra, dans uneclarté plus douce, estompée d’une ombre s’épaississant vers le bas,le papier de la muraille, le papier Empire, crème à palmettesdorées. Sans aucun doute possible, la plaque encadrée avait faitpartie de l’héritage attribué à Napoléon Christiani, qui devaitépouser la grand-mère Estelle en 1842, sept ans après la mort deCésar. La grand-mère Estelle, beaucoup plus tard, cherchant uncadre pour sa copie du Serment d’amour, avait déniché, en quelquegrenier, ce cadre de sapin qui, pensait-elle, avait sans doutecontenu, autrefois, une gravure disparue à cette heure. Elle s’enétait servie pour encadrer son œuvre, utilisant comme fond laplaque de luminite. Puis, plus tard encore, le Sermentd’amour était venu échouer, avec beaucoup d’autres souvenirsde famille, au château de Silaz et dans cette chambre àcoucher.

Pendant des années, le cadre, le dessin et laplaque étaient restés là, hétéroclite et mystérieux assemblage.Charles, toutes les fois qu’il avait occupé cette chambre, n’avaitrien remarqué. La plaque, obscure, cachait à tous les yeux lalumière qui, lentement, progressait en elle dans un sens et dansl’autre. Cette plaque avait, à peu de chose près, l’épaisseur decelles que Charles avait enlevées de la fenêtre haute ; parconséquent, il avait fallu un siècle environ pour que la lumière latraversât, pour qu’elle émergeât enfin sur une face et surl’autre ; l’événement s’était produit, certainement, depuis ledernier séjour de Charles à Silaz.

Il observa, en regardant la face où, par unechance insensée, il retrouvait le vieux César dans son cabinet deParis, il observa que le tableau vivant était, dans un coin,oblitéré par une inscription parfaitement opaque, qui semblaittracée sur la plaque même : les chiffres à la craie, leschiffres insidieux qui avaient « travesti » la plaque enardoise à écrire. Sur l’autre face, en examinant la plaque parcôté, il retrouva, dans le coin correspondant, un vague vestiged’effacement, et, l’ayant essuyé du doigt, il vit ce doigt blanchid’un peu de craie. La grand-mère Estelle, renommée pour ses épauleset non moins pour son esprit « artiste », ne s’était pasdonné la peine de laver cette ardoise dont elle faisait l’envers deson Serment d’amour. Il fallait, au surplus, que la bonnedame fût, comme on le savait, brouillonne et distraite, pourn’avoir pas fait attention aux raies lumineuses de la tranche. Ilest vrai que, vues au grand jour, ces raies, extrêmement fines,pouvaient se confondre avec des miroitements, et la grand-mèreEstelle se souciait peu de savoir s’il y a des ardoises qui ne sontpoint si mates que d’autres.

Avec quelle fièvre Charles Christianidévorait-il des yeux le cabinet de César, qu’il découvrait commed’une ouverture percée dans la muraille au-dessus du bureau àcylindre, comme d’un « judas » secret, pratiqué dans lessiècles XIXème et XXème ! Et quellefantastique espérance se développait en lui ! Car l’aquarellede Lami attestait la présence de luminite dans le cabinet,au lendemain du crime, au jour même du crime ! Et alors cetteplaque avait assisté à la mort de César, elle en avaitcinématographié en couleurs toutes les phases ! Et,en conséquence, il n’y avait qu’à la diviser et à la feuilleterjudicieusement pour parvenir, de feuillet en feuillet, à l’époquequi avait précédé le meurtre, au jour de juillet 1835 où ce meurtres’était perpétré, à la minute même où l’assassin avait tiré sur savictime le coup de pistolet mortel ! L’assassin de César étaitphotographié au cœur de la plaque ! Était-il FabiusOrtofieri ? Charles avait le pouvoir de s’enassurer !

La journée du 28 juillet 1835,merveilleusement conservée en pleine masse de la luminite,s’avançait là-dedans, peu à peu, vers l’une des deuxsurfaces ; et une coupe, un « clivage » pratiqué àla distance voulue des bords pouvait la faire apparaîtresur-le-champ.

Charles Christiani n’en fit rien, comme bienl’on pense. Il avait immédiatement aperçu toutes les précautionsdont il fallait entourer une telle opération. Réfléchir longuementétait nécessaire avant de rien entreprendre. Rien ne devait êtrenégligé, à aucun point de vue, et les points de vue étaientinnombrables.

Il les envisageait, sans pour cela quitter sonincomparable poste d’observation qui le plaçait dans le passé…

Dans le passé, certes. Mais à quelledate ?

Il le sut avec une facilité qui l’enchanta etraviva dans son esprit cette heureuse présomption d’être protégépar le sort.

Sur la cheminée du cabinet de César, il yavait, nous ne l’ignorons pas, un buste de l’Empereur. Aucune glacene s’y trouvait (circonstance assez fâcheuse, ainsi que nous leverrons plus tard). Mais, dans le haut, immense, par rapport àl’exiguïté de la pièce, et drapé cependant pour tenir moins deplace, rutilait le guidon du corsaire : l’étamine pourpre, auChrist d’or. Au-dessous, une pendule Empire, de la forme« œil-de-bœuf » à huit pans fleuris, était fixée au mur,à l’aplomb du centre de la cheminée, et, au-dessous encore, parmiune profusion d’armes accrochées, entre un sextant et un baromètrenon loin de gravures coloriées représentant des navires toutesvoiles dehors, un calendrier, bordé d’un galon de papier orange,alignait les six colonnes d’un semestre.

Cette pancarte se trouvait trop loin pour queCharles fût à même d’en épeler les plus gros caractères. Ildescendit dans le cabinet de travail du rez-de-chaussée de la tourpour y prendre une loupe et une jumelle.

Comme il s’y attendait, la loupe ne donnaaucun résultat, puisque la vision exhalée par la luminiten’avait rien de commun avec une image dessinée sur une surface,mais puisque, au contraire, elle siégeait à même l’espace, commeune réalité qu’elle était, une réalité à retardement, une réalitésemblable à celle des étoiles qui ont disparu depuis très longtempset dont l’image demeure encore visible au firmament, à cause dutemps qu’il faut à la lumière pour franchir la distance entre lepoint où elles étaient et le point où nous sommes.

Mais, dans ces conditions, la jumelle fitmerveille. Elle rapprochait tout ce qui se trouvait dans la chambrede travail du boulevard du Temple aussi aisément que s’il avait étéquestion d’une vision ordinaire.

Ainsi Charles put lire, sur le calendrier,l’année « 1833 ».

Il abaissa son instrument d’optique vers levieux corsaire attablé à son bureau. Il aurait pu compter sesrides, les poils de ses sourcils broussailleux. Il voyait lesnarines se mouvoir imperceptiblement au souffle de la respiration.C’était presque effrayant, la vie de cet homme de jadis, quin’était plus, depuis près d’un siècle, qu’un mort sous une tombe duPère-Lachaise, cette vie détaillée dont Charles sentait le rythmeet la chaleur.

César portait maintenant des besicles decorne. Il se penchait pour écrire une nouvelle lettre et il venaitde la dater, dans le haut du papier : ce douze mai1833. Charles le déchiffra en plaçant la plaque deluminite la tête en bas, car, placé lui-même comme ill’était, en face de César, il voyait normalement àl’envers la lettre que César écrivait devant lui.

Plus que deux ans à vivre, mon pauvreCésar !

Le douze mai. En effet, par la fenêtre àpetits carreaux, les arbres du boulevard du Temple, très touffus –les quatre rangées d’arbres – avaient leur jeune feuillageprintanier…

En cet instant, Charles éprouva l’une des plusfortes émotions de sa vie d’historien. La situation de la plaque deluminite était telle que, de l’endroit où César l’avaitsuspendue comme un tableau ou comme une glace (c’est à dessein quenous le répétons), elle embrassait la vue du boulevard vers ladroite, vers l’est. Et par là, entre la maison de l’Estaminetrustique et le modeste Café des mille colonnes, qui étalait dans ungrand renfoncement, à hauteur d’entresol, le toit surbaissé de sahalle à quatre pentes, une masure toute en hauteur se dressait,avec ses trois étages à une seule croisée, dont le premier étaitpeint – déjà – en rouge sang, et dont le troisième, sous unetoiture oblique comme un sourcil de fourbe, ouvrait sur la largevoie parisienne un œil de borgne : une fenêtre carrée, tassée,avec une jalousie remontée.

À l’aide de la jumelle qui tremblait entre sesdoigts, Charles lut, à droite de la fenêtre du premier, sur un« blanc » ménagé dans le badigeon écarlate, le chiffre50. Plus haut, au-dessus de la même fenêtre, en lettres blêmes surtout ce rouge : MARCHAND DE VINS.

Plus haut encore, couronnant la fenêtre dusecond étage, une espèce d’enseigne peinte :

Par an : 4 francs

JOURNAL DES CONNAISSANCES UTILES

Rue des Moulins, n° 18

La maison de la machine infernale !

Deux ans encore ! Exactement deux ans,deux mois et seize jours, et, de cette fenêtre à jalousie partiraitla salve meurtrière ! Et cette chaussée pavée serait jonchéede morts et de blessés ! Et l’un des attentats les plustristement célèbres de l’histoire universelles’accomplirait !

Jamais sensation plus étrange avait-elleenvahi l’âme d’un historien  ! Tenir au bout de salunette, visiter des yeux, à loisir, pierre à pierre, dans ledétail du grossissement télescopique, avec son auvent de bois, salanterne, ses trois fenêtres disparates, ses tuiles et le groupe decheminées agglomérées qui la dominait à gauche, la fatale, lamaudite, l’abominable maison de Fieschi !

Un mouvement se fit dans le cabinet deCésar.

Sortant de la porte qui, à droite de lacheminée, faisait communiquer cette pièce avec le salon, le singeCobourg, poursuivant Pitt, le perroquet favori, se précipita enagitant ses bras disproportionnés. Il s’était probablementdétaché ; un bout de chaîne pendait à sa ceinture de cuir.

L’oiseau bicolore ayant regagné l’épaule deCésar, celui-ci corrigea vertement le chimpanzé et l’entraîna dansle salon, qui devait constituer un local assez bizarre, étant donnéles hôtes dont il était la demeure. Charles, s’étant déporté versla gauche de la plaque, entr’aperçut ainsi, dans une glace de cettedeuxième pièce, la volière remplie de battements d’ailes. Par lamême occasion, il repéra la porte du cabinet donnant sur l’entréeet contre laquelle Lami s’était assis pour peindre sonaquarelle.

Là, du reste, se limitait le champ visuel.

Quoi qu’il en fût, le spectateur avait devantlui le théâtre même du meurtre. Ce meurtre ayant été commis enplein jour, l’assassin n’ayant certainement pas le moindre soupçond’un espionnage quelconque, la plaque se trouvant à coup sûr dansle cabinet au moment de l’assassinat, la conclusion qui sedégageait en toute évidence était admirablement nette. Il étaitpossible de refaire, après quatre-vingt-quatorze ans, l’instructionde l’affaire Ortofieri, avec des moyens nouveaux qui permettraientaux intéressés d’assister, de leur personne, non pas à unereconstitution du crime, mais au crime même. Et de cetteprodigieuse contre-enquête sortirait enfin la vérité, l’innocenceou la culpabilité de Fabius Ortofieri.

Bien naturellement, il n’était pas questiond’intéresser la justice à ces nouvelles recherches. Il y avaitprescription… depuis longtemps ! Et, puisque aucun jugementn’était intervenu, on ne pouvait parler de réhabilitation ;Fabius, mort en prison, n’avait pas été condamné. Il ne s’agissaitdonc que d’obtenir, des faits nouveaux, une certitude. Si lerésultat était favorable à Fabius, on le publierait avecéclat ; Charles, connaissant la droiture de sa mère, nedoutait pas qu’alors elle ne tendît la main au père de Rita en luiexprimant de bon cœur ses regrets, touchant une ancienneaccusation, justifiée d’ailleurs par d’écrasantes dépositions. Etsi le résultat était conforme à l’opinion du parquet de 1835, si laculpabilité de Fabius se trouvait établie irrécusablement – et laluminite était irrécusable ! – on ferait le silence,et, en faveur de Rita – en faveur, hélas ! de celle quideviendrait alors Mme de Certeuil-, la vieilleaffaire resterait, pour le public, une histoire oubliée lointaineet indécise.

Progressivement, Charles apercevait, une àune, toutes les dispositions que cette contre-enquête allaitnécessiter. Il avait dès lors résolu de demander à Bertrand Valoisson étroite collaboration. Il se souvenait des déductionspolicières auxquelles le jeune auteur s’était livré en sa présence,à propos de la canne du XVIIème siècle. Bertrand seraitheureux de participer à l’extraordinaire investigation, et Charlesaurait en lui le plus précieux et le plus discret desauxiliaires.

Mais tout cela n’était que projets etcogitations. Or, un acte s’imposait sur-le-champ et Charles priaitDieu pour qu’il fût encore temps de l’accomplir sans avoir àcraindre de graves complications.

Avertir Rita par le procédé le plusrapide.

Elle devait quitter Saint-Trojan le lendemain.Ses fiançailles avec Luc de Certeuil étaient-elles chosefaite ? Il fallait espérer qu’aucune promesse, encore, n’avaitété échangée. Elle pouvait l’être, en tout cas, d’un moment àl’autre. Ce départ du lendemain en serait peut-être l’occasion.

Allons ! Pas de temps à perdre !

Oui. Mais le moyen de communiquer rapidementavec Rita ? Par l’intermédiaire de Mme LeTourneur ? Hum ! Charles n’aimait guère ce genre demanœuvre.

Cependant, il ne doutait pas de réussir enl’employant. L’amitié de Geneviève Le Tourneur pour MargueriteOrtofieri l’assurait que son message serait transmis à qui de droitdans le plus bref délai.

Il n’avait pas l’embarras du choix, etl’urgence le talonnait.

« Bah ! se dit-il. Qui veut la finveut les moyens ! »

De là : le télégramme qui avait plongéRita dans une grande allégresse, mêlée d’ardente curiosité.

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