Le Maître de la lumière

Chapitre 6UN SIÈCLE

Un siècle. Exactement.

Il est aisé de se représenter l’état d’espritde Charles. La merveille qu’il venait de découvrir l’emplissaitd’une curiosité passionnée qui n’était pas près de s’atténuer.

D’ailleurs, à l’instant dont nous parlons, ilétait encore plongé dans l’ignorance ; un épais mystèreenveloppait le prodige. Ce prodige, il le constatait, mais nepouvait se l’expliquer, circonstance qui prêtait à l’aventure unattrait incomparable.

Toute la journée, il resta dans sa chambreabsorbé par la contemplation extraordinaire des vitres hantées etpar l’examen du problème qu’elles posaient relativement à laphysique et à quelque autre science très probablement.

Il avait débarrassé la cheminée et, à la placede la pendule et des candélabres rococo, il avait installé les deuxvitres l’une à côté de l’autre.

La première lui montrait le parc de 1829.

La seconde, parce qu’elle était placée dansl’autre sens, lui montrait l’intérieur de la petite chambrehaute.

Et dans la glace, contre laquelle les plaquesétaient appuyées, des vues inverses se reflétaient : lapremière plaque montrant le parc. Envers, endroit ; endroit,envers.

Claude, Péronne et Julien, de temps en temps,venaient tenir compagnie à « monsieur Charles » ets’ébahir avec lui du spectacle mirobolant, presque incroyable àcause de la soudaineté et de l’imprévu qui lecaractérisaient ; car l’humanité en a vu et en verra biend’autres ; et ce phénomène, qui était assez étonnant pourstupéfier un jeune homme admirablement cultivé, n’était pas,certes, plus prodigieux que l’effet des rayons X, une manifestationdes ondes de la TSF ou la télévision.

À l’heure où ces miracles de la science fontvoir nos squelettes à travers notre chair, transmettent sans fil,dans l’espace, des paroles et des images et projettent, à deslieues de distance, l’aspect même d’une personne ou d’un paysage –en vérité, ce que Charles Christiani voyait devant lui-, cephénomène de télévision spécial, ce phénomène derétrovision, n’était pas si formidable. Seulement,voilà : on ne s’y attendait pas du tout.

Charles, cependant, s’y habituait. (Tout,hélas ! est soumis à l’action calmante, ternissante del’habitude, cette inexorable dédoreuse.) Il s’y habituait d’autantplus qu’il le voulait. Et il le voulait, sachant que touthomme doit se garder des moindres distractions sentimentales ouémotionnelles.

Aussi étouffait-il les mouvements d’âme et decœur qui tentaient de l’agiter quand, par une quantité de détailsineffables vraiment, le tableau de 1829 lui rappelait qu’il voyaitlà un coin de la Savoie non encore française, alors qu’en Francerégnait pour quelques mois encore le roi Charles X ; qu’ilvoyait des choses, des bêtes et des gens, des arbres et des nuagesséculaires !

Sans doute à cause des vendanges – fêtetraditionnelle-, la famille du vieux corsaire était réunie à Silaz.À mesure que la matinée s’avança, au clair soleil d’un jourcharmant, Charles vit, mêlés aux vendangeurs, le fils deCésar : Horace, âgé de trente-sept ans, et sa femme quel’observateur eut quelque peine à identifier et à ne pas confondreavec la sœur d’Horace : Lucile, âgée de trente-quatre ans,coiffée d’une capeline enrubannée, ayant, comme sa belle-sœur, devastes manches à gigot et une jupe cloche à volants. Deux enfants,délicieusement attifés, jouèrent au jeu de grâces devant lechâteau : le petit Napoléon, quinze ans, fils unique d’Horace,et le petit Anselme Leboulard, quatorze ans, fils de Lucile…Charles n’en pouvait douter. C’étaient eux. Ce gentil damoiseau encasquette à gland, c’était vraisemblablement son bisaïeul, mort en1899, à quatre-vingt-cinq ans – cinq ans seulement avant lanaissance de Charles. Et cet autre, avec sa petite veste àl’anglaise et sa chemise si galamment ouverte sur la poitrine, ehoui, ce devait être le futur conseiller à la Cour, mort à Paris en1883, le père même de la cousine Drouet « qui s’était si malconduite avec Mélanie » ! Car, ainsi qu’il arrivefréquemment, des deux branches issues de César Christiani, celle deCharles comptait cinq générations, et celle de la cousine Drouettrois seulement.

– Ainsi, murmurait Charles, voici monarrière-grand-père Napoléon, et voici le cousin Anselme… À moinsque ce ne soit le contraire… Des enfants ! et qui jouent auxgrâces devant moi. On dirait un tableau peint par Isabey… Mais,bah ! Après tout, si le cinéma avait été inventé du temps deCharles X, voilà une scène de famille qui ne me surprendraitnullement ! Dans un siècle, mes petits-fils me verront surl’écran et n’en éprouveront pas le moindre étonnement… Mespetits-fils ! songea-t-il avec une ombre sur sa pensée. Mesfils !…

Et Rita, en dépit de tout, revint une fois deplus passer dans sa rêverie, avec son lumineux regard si franc etsi ferme.

Péronne était là, qui, tout en mettant lecouvert sur un guéridon, ne cessait de regarder les plaques et derépéter, avec enthousiasme, qu’elle n’y comprenait rien.

Charles toucha une fois de plus la surface dela substance énigmatique. Toujours la même impression : cellede caresser une vitre dépolie, du côté du dépolissage. Aucunechaleur ni froidure remarquables. Le phénomène paraissait dûexclusivement à la lumière et à la nature de la matière où elle sejouait ainsi…

Le paysage centenaire était légèrementassombri par l’effet des causes qui l’avaient conservé.

« La nature de la matière… « seredisait Charles.

En examinant de biais les plaques, avecbeaucoup d’attention, un imperceptible velouté était sensible,toujours à la ressemblance du verre dépoli. Aucun miroitement.

– La nature de la matière… Voyons,raisonnait le jeune historien. Quand la lumière traverse un verrerouge, elle devient rouge et nous voyons un paysage de couleurrouge. Résultats analogues pour toutes les couleurs.

– Ça, dit Péronne, je comprends ;mais ce que je ne comprends pas…

– Attendez ! fit Charles. Quand lalumière traverse des lentilles de cristal ou des prismes decristal, elle est déviée ou décomposée… Quand la lumière, au lieude cheminer dans l’air, chemine dans l’eau, elle est retardée. Oui,Péronne dans l’eau, par exemple, l’image des objets nous parvientmoins vite qu’à la surface du sol, très peu moins vite,mais tout de même moins vite, mathématiquement.

– Alors, dit Péronne, ces plaques, ceserait comme qui dirait pareil à des plaques d’eau quiretarderaient la lumière cent mille fois plus que l’eauordinaire ?

– Évidemment ! s’écria Charles. Cesvitres sont d’une composition à travers laquelle la lumière estretardée de la même manière qu’elle l’est dans l’eau, de la mêmemanière que le son est retardé dans certains milieux. Vous savezbien, Péronne, qu’on entend plus vite un son à travers, parexemple, un conduit métallique, un solide quelconque, qu’à traversl’espace libre ! Eh bien ! tout cela, tout cela est de lamême famille, Péronne !

« Voici donc la solution. Ces espèces devitres retardent la lumière dans des proportions extrêmementremarquables, puisqu’il suffit d’une épaisseur relativement faiblepour la retarder de cent ans. Il faut cent ans à un rayon lumineuxpour transpercer cette couche de matière ! Il lui faut un anpour transpercer un centième de cette profondeur. »

C’est alors que, prenant une décisionsoudaine, Charles Christiani saisit l’une des deux plaques et avecbeaucoup de précautions, inséra son canif en plein milieu de latranche, pour essayer de diviser la plaque, dans toute sa largeuret toute sa longueur, en deux moitiés, toujours de même surface etchacune d’épaisseur à peu près égale.

Il y réussit sans effort. Rien n’était plusfacile que de séparer l’une de l’autre, de « cliver » lesinnombrables feuillets de cette substance stratifiée.

Ayant ainsi dédoublé l’une des deux plaques,il observa les plans qu’il venait de désunir. Et il vit ce qu’ils’attendait à voir, c’est-à-dire : d’une part, le parc et lafaçade de Silaz tels qu’ils devaient être à mi-chemin de 1829 à1929 : en 1879, avec la marquise au-dessus de la porte dusalon, et la petite chambre haute toujours semblable à elle-même àtravers le temps, puisqu’on n’y avait pas touché pendant une trèslongue période.

Continuant ses expériences, Charles, évaluantà vue d’œil les épaisseurs, planta son canif dans la tranche striéede la plaque – la tranche aux mille raies lumineuses etsombres ; il le planta à deux millimètres de l’un des bords(le bord avoisinant la vue de la petite chambre haute). Et ildétacha, avec un bruit sec, les feuilles micacées…

Il vit Claude, plus jeune de vingt ans, s’enaller vers le fond du parc avec une brouette.

Charles répéta la même opération tout près del’autre bord, et alors, et alors ! comme il avait pratiqué sasection à quelques années seulement des temps présents, ilaperçut, dans la petite chambre haute, courbé sur des paperasses,un jeune homme dont la vue le secoua violemment dans toutes lesfibres de son être mental.

LUI-MÊME. Trois ans plus tôt.

Tout, maintenant, se trouvait éclairci, dumoins quant aux propriétés optiques de cette merveilleuse matière,naturelle ou composée. Elle était telle que la lumière latraversait en tous sens, comme une vitre, mais trèslentement, au train d’une fraction de millimètre parvingt-quatre heures.

En ce point de notre récit, nous nousexcuserons auprès de nos lecteurs de continuer à simplifier –peut-être jusqu’à l’excès – tout ce qui touche à la partiescientifique de cette histoire. Chaque chose à sa place. Il existemaints rapports, maints ouvrages techniques sur le sujet de lamatière que Charles Christiani venait de découvrir – ou plutôt deredécouvrir – et qu’il baptisa luminite. Nousrenvoyons à ces savants travaux les amateurs de détails et deprécisions qui, du reste, pourront déjà se livrer à bien desrêveries fécondes en partant des données, fort élémentairespourtant, que nous venons de leur fournir. Nous n’estimons pas, ence qui nous concerne, devoir descendre plus avant aux profondeursde la science. Car nous ne sommes qu’un scribe chargé de conter unehistoire d’amour curieusement mouvementée, et rien de plus. C’estdéjà, en soi-même, une tâche assez belle et qui nous enchante.

Laissons donc de côté tout ce qui relève de lachimie et des mathématiques, sans compter le reste, et même, siquelque lectrice a rechigné en lisant ce qui précède, demandons-luitout simplement de retenir, pour le moment, que laluminite (ainsi Charles Christiani baptisa-t-il lasubstance rétrospective) est une chose qui produit le résultatsuivant : la lumière cheminant dans cette matière à unevitesse extrêmement freinée, on voit, de part et d’autredes plaques de luminite, ce qui se trouvait là jadis. Etplus la plaque est épaisse, plus le passé qu’elle montre estlointain, sur une face comme sur une autre.

Cela posé, reprenons le fil desévénements.

Le premier qui se présente à nous, pour êtreretracé, se passa le soir même.

Quand la nuit fut venue, Charles Christiani,qui n’avait pas, de la journée, quitté sa chambre, vit pour laseconde fois l’ancêtre César pénétrer dans la petite chambre haute,comme si, au lieu d’être devant sa cheminée, Charles eût étélà-haut, à regarder du dehors ce qui se passait au deuxième étagede la tour. Et, à ce propos, il se fit à lui-même une remarqueassez plaisante : c’était que, même si la petite chambre hautese fût trouvée vide de tout mobilier en 1929, la vitre deluminite la lui eût montrée comme en 1829, ainsi qu’ildécoule de tout ce que nous avons rapporté.

Or, tout indiquait, dans les allures du vieuxCésar, qu’il mettait la dernière main aux dispositions précédantson départ.

Bien mieux placé que derrière la lucarne dugrenier, Charles pouvait s’approcher de la plaque autant qu’il ledésirait. De la sorte, il découvrit le bureau dos-d’âne sur lequelCésar avait déposé sa lampe en entrant.

L’excentrique bonhomme en vert écrivitquelques pages à l’aide d’une plume d’oie. Au bas de la cinquième,il traça, d’une main rude, un trait. En suite de quoi, réunissant àtoute une liasse d’autres feuillets les feuillets qu’il venait denoircir, il plaça le tout dans un cartonnage marbré jaune et noirdont il noua les trois cordons à la diable.

Se levant alors, il s’en vint à labibliothèque, l’ouvrit, monta sur un escabeau, déplaça sur le rayonle plus élevé un assez grand nombre de bouquins et plongea sa maindans l’intérieur du meuble.

Charles, qui regardait cela dans le panneauinférieur de la fenêtre (celui qui, la veille encore, était fixésous l’autre dans le châssis de la croisée), changea de plaque et,pour mieux voir, poursuivit son observation au moyen du panneausupérieur. Ainsi se trouvait-il placé comme au niveau même du hautde la bibliothèque, c’est-à-dire aussi commodément que possiblepour voir la main de César faire glisser dans des rainures unepartie du fond de l’armoire aux livres.

La muraille apparut donc.

La muraille, si l’on veut. Disons mieux :une petite porte dans la muraille.

Cette porte glissa, elle aussi, obéissant à lamain de César, et démasqua une cavité, une cachette pratiquée dansla masse du mur.

C’est là que César déposa le cartonnagecontenant le manuscrit.

Mais il ne borna point ses actes à ce dépôt.Fouillant au fond du logement secret, il en retira quelquechose.

Quoi ? Un paquet plat, rectangulaire,enveloppé d’une étoffe noire, ou de papier noir. Cela pouvait êtreun livre, un volume du format in-folio, ou bien… une plaque…

La glissière fonctionna. La cavité du mur futrefermée. De même le fond mobile de la bibliothèque. César replaçales bouquins, descendit de l’escabeau…

Quelques minutes après, il sortait de lapetite chambre haute, emportant la lampe et le paquet noir…

Charles, dans l’obscurité de sa chambre àcoucher, où le mince croissant de la lune actuelle ne répandaitqu’une blanche lueur, ne vit plus sur la cheminée que deux tableauxnocturnes : d’un côté, le parc ancien, tout neigeux, de lavieille Phœbé qui argentait ses bosquets, ses allées françaises etsimplettes, sa vigne et son pavillon rustique ; de l’autre, lapetite chambre haute, déserte, endormie.

Sans perdre une minute, malgré la fatigue quile terrassait, il prit une forte lampe, l’alluma et montarapidement au deuxième étage de la tour, vers la bibliothèquemachinée et la cachette de la muraille.

Il était bien naturel que ces dispositionssecrètes lui eussent échappé lorsque, naguère, il avait entreprisl’exploration et le rangement du meuble monumental. L’idée ne luiserait jamais venue qu’une partie du fond en fût mobile et qu’onpût la faire glisser latéralement, en prenant appui sur unetraverse. Cette caractéristique ne se trouvait mentionnée dansaucun des vieux papiers qu’il avait compulsés et, particulièrement,les Souvenirs de César Christiani ne contenaient pas unmot de nature à laisser soupçonner l’existence de la cachette.L’ancêtre, pourtant, savait bien que l’enlèvement du meuble eûtdémasqué la petite porte dans la muraille. On pouvait conclure delà qu’il comptait revenir à Silaz et prendre, avant de mourir,relativement à ce secret, des dispositions moins précaires.

Charles songeait fort judicieusement que lalecture du manuscrit l’éclairerait sur ce point – et sur beaucoupd’autres.

Il retrouva sans difficulté le cartonnagejaune et noir dont les cordons étaient toujours noués à ladiable. Et ensuite il retira de la logette, méticuleusementenveloppés d’étoffes noires, plusieurs paquets plus ou moins plats,semblables à celui que César avait emporté sous son bras un siècleauparavant. Il les soupesa et présuma que c’étaient des plaques deluminite. Néanmoins, avant de s’en assurer, il crut bon delire le manuscrit, ne sachant pas pourquoi ces plaques présuméesavaient été mises si soigneusement à l’abri de lalumière.

Nous avons eu entre les mains cette relationd’un intérêt puissant, qui révèle tout ce que César Christianisavait, en 1829, concernant la substance que son arrière-petit-filsdevait appeler luminite et qu’il nommait, lui, verreoptique, dans un esprit conforme au langage de son temps commeaussi, disons-le, à son ignorance des choses scientifiques et de lavaleur des mots.

L’ampleur de ce document unique nous interditde le publier ici dans son entier. Nous le résumons de notre mieux,en regrettant de le dépouiller, par cela même, de la verveétonnante que le capitaine corsaire y déploie et de la truculentebonhomie dont il empreint son récit, l’échauffant d’une chaleur siméridionale qu’on se surprend à lire sa narration avec l’accent deson pays.

Le jour se levait pour la seconde fois sansque Charles Christiani eût goûté le moindre repos, lorsqu’il achevalui-même, au paroxysme de la surexcitation, d’apprendre ce que nousallons maintenant condenser.

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