Le Maître de la lumière

Chapitre 16L’APPROCHE D’UN DÉNOUEMENT FUNESTE

Le mariage de Colomba Christiani et deBertrand Valois avait été fixé au jeudi 12 décembre. Lespréparatifs de cette imposante cérémonie n’empêchèrent pas lesrecherches de se poursuivre touchant l’énigme du boulevard duTemple. Au contraire, elles furent menées, durant cette période,d’une façon particulièrement active. Charles avait repris courageavec une ardeur nouvelle et acharnée, comme tous ceux qui,apercevant le désespoir, lui échappent d’un sursaut. Il ressentaitd’ailleurs la nécessité croissante de multiplier ses efforts, carbientôt le départ des nouveaux mariés le priverait de sescollaborateurs les plus précieux, et chaque matin il redoutait,plus cruellement que la veille, d’apprendre les fiançaillesofficielles de Rita et de Luc. Rita, il le savait bien, pressée detoutes parts, ne pouvait pas différer éternellement l’heure de sonrenoncement définitif.

Bertrand, tout en enrageant de ces préjugésqu’il estimait fossiles et qui, disait-il, le ramenaient de deuxsiècles en arrière, n’en travaillait pas moins de bon cœur à lasolution du mystère criminel.

– Puisqu’il n’y a que cette manière-làd’en sortir, disait-il à Charles, allons-y ! Cherchons !Besognons ! Mais, parole d’honneur ! avec vos grandsprincipes et vos belles traditions, vous me navrez ! Il estvrai, ajoutait-il en levant son nez matois, il est vrai qu’undescendant de M. Tripe n’a point voix au chapitre. Silence auxcroquants ! Et travaillons.

Ils travaillaient. Ils procédaientminutieusement à toutes les observations, à tous les recoupementsque pouvait leur suggérer l’étude serrée des films, combinés avecles pièces des dossiers, la vaste paperasse des documents divers,jusqu’au plan en relief qui, sous une vitrine du musée Carnavalet,reproduit l’aspect du boulevard du Temple lors de l’attentat deFieschi.

Pourquoi l’assassin avait-il choisi, pourcommettre son crime, le moment même où le roi passait ?L’instruction du procès Ortofieri en donnait une explication.Chacun savait alors que le passage du souverain devant le front destroupes s’accompagnait toujours d’un grand fracas de tambours et demusiques, renforcé d’une tempête d’acclamations. L’occasion de cevacarme était unique. Et Bertrand avait fourni la preuve qu’eneffet le bruit avait été considérable, puisqu’un verre de cristalen avait vibré sur le bureau à cylindre. Il était indéniable, d’unepart, que ce bruit pouvait, dans une large mesure, étouffer unedétonation éclatant à l’intérieur d’une chambre, d’autant plus que– particularité à laquelle Charles n’avait pas songé au début –cette détonation provenait peut-être d’un pistolet peu chargé depoudre, puisqu’il était destiné au tir à bout portant. Il était nonmoins évident, d’autre part, que la foule massée sur le boulevardoffrirait à un fugitif toutes les facilités pour disparaîtrepromptement ; ne savait-on pas que Fieschi s’était tenu lemême raisonnement ?

De ces déductions, malheureusement, rien nerésultait au point de vue de l’identité du criminel. FabiusOrtofieri, tout comme un autre, avait le droit d’être astucieuxdans sa préméditation.

On rechercha, au dossier de l’affaire, si lepistolet, présumé « arme du crime » par l’instruction de1835, était semblable à celui que la luminite avait montrédans la main du tireur et que les caméras avaient photographié. Cefut en pure perte, les perquisitions opérées, dès le 30 juillet1835, au domicile de Fabius n’ayant amené qu’une découverteinutile : celle de plusieurs pistolets de différentes formes,tous bien nettoyés, dont chacun avait pu servir récemment, sans querien dénonçât que l’un d’eux eût, en effet, servi. Du reste, aucunede ces armes ne se trouvait décrite dans les constats.

Ces exemples font voir avec quelle logique etquelle attention les recherches étaient conduites. On pourrait enaccumuler beaucoup d’autres, ce qui n’aurait pour résultat qued’allonger vainement notre récit.

Tout n’aboutissait à rien. Et les nouvellesque Geneviève Le Tourneur recevait chaque jour, venant del’atelier, étaient aussi désespérantes que celles dont la jeunefemme transmettait à Charles l’écho douloureux. Rita, assiégéed’objurgations, seule contre tous ses proches, murée dans lesilence de son secret, se voyait acculée à une capitulation qui,d’un moment à l’autre, au hasard des attaques et de sesdéfaillances, pouvait se produire. Elle jetait vers Charles, parl’intermédiaire de son amie, des appels désolés. Sur le point de serendre, elle informait tristement Geneviève de l’impossibilité oùelle serait bientôt de temporiser davantage ; Charles enrecevait la nouvelle avec un sombre désespoir, traduisant tout cequ’il apprenait de la sorte en cris d’alarme :« Vite ! Vite ! Trouvez ! Demain il sera troptard ! Je suis à bout de forces ! »

Il n’avait pas revu Rita et redoutait de larevoir. Mais Mme Le Tourneur lui faisait de lajeune fille un portrait affligeant. Elle craignait que sa santé nefût compromise par tout le souci qu’elle prenait et le tourment quila rongeait sans cesse.

Le mariage de Colomba eut lieu dans cesconditions. À ce moment, Charles n’entrevoyait plus qu’une toutepetite chance de salut, si faible qu’elle existait à peine.

Cette chance résidait dans les documents quela cousine Drouet avait hérités de César Christiani, sonbisaïeul.

Charles savait qu’en 1835 la majeure partiedes papiers de famille avait échu non à Lucile, grand-mère de lacousine, mais à Napoléon, comme il convenait, puisque Napoléonreprésentait la branche aînée et qu’en ces matières les mâles onttoujours le pas sur les femmes, attendu que le nom leur est attachéet qu’ils ont charge de le perpétuer. Mais, si maigres que fussentles archives familiales de la cousine Drouet, peut-êtrecontenaient-elles cependant, par hasard, une pièce quelconque qui,on ne sait comment, donnerait une indication sur un certain pointcapital que rien, jusqu’ici, n’avait éclairé de la moindre lueur, àsavoir : César Christiani avait-il eu des ennemis autres queles Ortofieri ? Et, plus précisément : s’était-il attiréla haine d’un homme qui n’était pas Fabius ?

De deux choses l’une : ou l’assassinétait Fabius, ou il n’était pas un Ortofieri, car, en 1835, aucunmembre de la famille Ortofieri, autre que Fabius, n’avait l’âge decelui-ci, c’est-à-dire l’âge même de l’homme qu’on avaitvu tuer César. Si donc l’assassin n’était pas Fabius, ilfallait le chercher soit parmi les partisans des Ortofieri, soitn’importe où, dans le vaste monde.

Dirigé par cette pensée, Charles s’étaitefforcé de découvrir – surtout dans la correspondance de César –une trace de discussion, de dissentiment, la révélation, mêmefugace, d’une querelle ou de n’importe quel incident susceptibled’avoir engendré contre César une rancune mortelle. Aucune allusionne lui avait semblé digne d’être retenue ; la plus préciseétait trop vague ; ses investigations étaient restéesinfructueuses sur ce point comme sur les autres. Les papiers de lacousine Drouet seraient-ils plus instructifs que les documentsdétenus par la branche aînée ? La chose était douteuse, maisil fallait la vérifier, et, comme un peu d’inconnu s’y fortifiaitencore, un peu d’espérance s’y réfugiait aussi.

Charles vit la cousine Drouet, pour lapremière fois de sa vie, le matin même de la cérémonie nuptiale,dans le salon de la rue de Tournon. La vue de cette damesurprenante atténua sensiblement la mélancolie que lui causaitl’obligation de participer à une fête de cette nature alors quetout semblait conspirer à reculer indéfiniment l’avènement de sonpropre bonheur.

Il s’efforçait de surmonter son affliction etde faire bonne figure aux invités qui affluaient : témoins,parents, garçons et demoiselles d’honneur, habits noirs etdécorations, toilettes exquises, jeunesse, pompes et fleurs, quandAmélie Drouet s’avança, au milieu de tout ce beau monde élégant,comme l’ambassadrice charmante d’un passé malheureusement disparu àjamais.

Comment cette petite vieille n’était-elle pasridicule en ses atours démodés ? Pourquoi n’y eut-il qu’un cripour la déclarer adorable avec ses quatre-vingt-trois ans, sesrides et sa démarche saccadée ? C’est que tout, en elle,provenait d’une époque dont la grâce, oubliée, était faited’impérissables séductions, léguées par les aïeules. Elle avaitbeau n’être qu’une antique Carabosse ratatinée, harnachée defalbalas invraisemblables, elle portait l’indéfinissable marque dela politesse d’antan et d’une éducation non pareille. Tantd’aisance et de sûreté surprenait les jeunes filles qui necomprenaient pas pourquoi cette caricature, au lieu de les fairerire, leur en imposait. De grands siècles s’étaient succédé pourrevêtir ce petit bout d’ancêtre d’une insaisissable élégance, quedes générations avaient cultivée et qui, maintenant, étonnait lesgens comme une merveille dont le secret s’était perdu.

Charles s’élança véritablement vers elle, tantla cousine Drouet – qui pourtant n’avait jamais été qu’une grandebourgeoise et non pas même une fille de petite noblesse – avait, ense présentant, de la race et « de la branche ». Ses yeuxd’un bleu passé, regardaient comme ceux d’un pastel ; ilsavaient l’air d’avoir été conçus par un La Tour ou un Chardin, puiseffacés, un peu, par l’estompe du temps. Et, tout à coup, CharlesChristiani réalisa pleinement pourquoi elle lui était sisympathique. C’est qu’elle ressemblait sans conteste à César. Lescaprices de l’hérédité avaient privé la branche aînée, du moinsjusqu’à présent, de cette succession charnelle ; mais levisage du corsaire revivait, adouci, sous les bandeaux blancs de lavieille cousine, et c’était pour Charles une joie et un soulagementque retrouver de César quelque chose de vivant, depuis qu’ilcontemplait le corsaire défunt comme derrière la vitre del’au-delà.

La cérémonie faite avec un magnifiquedéploiement de fastes religieux, tout Paris défila dans lasacristie de Saint-Sulpice, rapprochant coude à coude les Corsesnotoires de la capitale, des comédiens obscurs ou célèbres et forcehistoriens, biographes et autres messieurs de bibliothèque quitenaient à rendre hommage au frère de la mariée.

Ce dernier s’empara de la cousine Drouet etl’entreprit sur le sujet des papiers qu’elle pouvait posséder.

La bonne dame était dure non d’oreille, maisd’entendement. Un léger brouillard commençait à embrumer sonesprit. Cependant, les anciens souvenirs gardaient en elle unecertaine précision. Elle assura son petit-neveu qu’elle nepossédait aucun document d’importance. Des meubles, oui, elle avaitdes meubles qui lui venaient de César. Mais des papiers, presquepas, autant dire : rien.

Charles insista pour qu’il lui fût permis decompulser ces quelques feuilles. Il fut convenu qu’il se rendraitrue de Rivoli dès le lendemain.

Sans attendre toutefois que l’antique etaimable parente lui ouvrît son logis et ses tiroirs à vestiges,Charles la sollicita de lui ouvrir sa mémoire. La serrure en étaitrouillée, les gonds ankylosés ; mais, si quelques souvenancesy tombaient en poussière, d’autres se tenaient encore et l’onpouvait les manier sous toutes leurs faces, comme de fragilesvieilleries d’étagère.

Amélie Drouet était née en 1846. Elle avaitdéjà vingt ans lorsque sa grand-mère, née Lucile Christiani, étaitmorte, et trente-sept ans lorsque son père, le conseiller AnselmeLeboulard avait, à son tour, quitté cette terre. Ces deux témoinsde la vie de César, qui avaient joué un rôle important dans leprocès de Fabius Ortofieri, ne s’étaient pas fait faute de parler àAmélie de son arrière-grand-père et de sa mort tragique. Mais, poureux, la culpabilité de Fabius ne faisait pas question. Et Charles,devant une croyance aussi enracinée et que la cousine Drouetpartageait depuis l’âge le plus tendre, jugea téméraire de dévoilerqu’il remettait en cause ce qu’elle avait considéré, toute sa vie,comme une indiscutable vérité. Il préféra lui laisser croire que larétrovision à laquelle naguère on l’avait conviée ne revêtaitd’autre intérêt que d’apercevoir, à travers les âges, un événementdont personne n’avait songé à contester les péripétiesprincipales.

La cousine Drouet parlait volontiers de César.Elle avait un culte pour sa mémoire, sachant bien qu’elleressemblait au corsaire et qu’il n’avait pas dépendu d’elle-même demener une vie aventureuse et navale, plutôt que d’être unebourgeoise sédentaire, fille et femme de magistrats.

César avait-il eu beaucoup d’ennemis ? Lesavait-elle ?

Là-dessus, aucun souvenir. Amélie errait.

On l’avait ramenée de Saint-Sulpice à la ruede Tournon sans trop avoir à la prier. Charles lui fit les honneursde la luminite. Elle en comprit à moitié la merveille, n’yattacha qu’une importance confuse et se retira en faisant assaut decivilités avec Mme Christiani. Toutes deuxparaissaient oublier les nombreuses années pendant lesquelles l’uneavait tenu rigueur à l’autre d’une faute hypothétique.

– Quelle agréable douairière ! ditCharles.

– Oui, repartit sa mère ; Si elles’était bien conduite avec Mélanie…

Il en rit. Mais c’était le moment où BertrandValois allait emmener sa jeune femme. Ils entrèrent tous deux, encostume de voyage, et si notre historien continua de rire, c’estbien qu’il s’y força.

 

Avec quelle surprise, avec quel émoi CharlesChristiani retrouva-t-il chez la cousine tant d’objets qu’il avaitvus dans le cabinet de César, grâce aux effets de laluminite, et qu’il pensait perdus !

Mme Drouet ne logeait pas dansla plus noble partie de la rue de Rivoli. Elle occupait un belappartement, un peu bas de plafond, au deuxième étage d’un immeublesitué non loin du Châtelet. Elle vivait là depuis plus de vingtans, avec deux vieilles bonnes, en de vieux meubles, au milieud’une quantité de souvenirs dont la profusion suffisait à rappelerle caractère de César.

Aujourd’hui, l’âge accablait d’indifférence lapropriétaire de ce pittoresque bric-à-brac, mais il était facile decomprendre que, depuis sa jeunesse, elle avait vénéré avecfanatisme la mémoire du capitaine corsaire.

Dans son salon Louis-Philippe, où parvenaient,à travers la grille d’un étroit balcon, les bruits de la ruepopuleuse, on reconnaissait le buste de l’Empereur, la penduleoctogonale, la mappemonde, des gravures marines, un petit modèle decorvette, la longue-vue et je ne sais combien d’armes qu’avaitéclairées, le 28 juillet 1835, la lumière du boulevard duTemple.

En somme, lors du partage des biens de César,c’était une chance que la plaque de luminite, travestie enardoise, fût allée à Napoléon Christiani plutôt qu’à sa tanteLucile. Sans s’attarder à supposer ce qui fût résulté de cetteinterversion, Charles se laissait prendre à l’agrémentsingulièrement vif et doux de contempler des choses chères qu’ilavait crues anéanties et de sentir, par suite, que le passé n’étaitpas aussi passé qu’on l’aurait supposé. Et puis, dans ce milieu,chez elle, la cousine Drouet lui rappelait davantage encore le plusoriginal des ancêtres. Elle adorait les animaux. À défaut desinges, deux petits chiens gras trottaient en jappant sur un tapis…(Seigneur ! mais c’était tout simplement le tapis de laSavonnerie que la mort de César avait ensanglanté ! Toutetrace macabre en avait disparu et l’usure blanchissait la trame deses arabesques.) Devant les fenêtres, deux grandes volièresagitaient des envols et des sautillements : toute unepopulation multicolore et voyante sifflait, gazouillait, menait unincroyable concert qui eût réjoui les oreilles du vieil amateurdéfunt.

La cousine Drouet, pour évoluer parmi cedécor, avait des gestes et des mouvements dont la brusquerieévoquait, à travers deux générations, celui dont elle descendait.Tout cela formait un ensemble séduisant qui charmait l’historien.Il lui semblait que César s’acharnait à se prolonger, qu’ilemployait à cela tous les pauvres petits moyens dont les mortsdisposent, et, malgré lui, le rêveur que chacun porte en soi s’entrouvait réconforté, songeant que les morts ne doivent pas sedonner tant de peine pour rien.

Hélas ! Si Charles Christiani avait léguéà sa petite-fille quelques traits de son visage et quelque allurede son maintien, le goût des bêtes et la propriété d’une foule dechoses disparates, là s’arrêtaient les bienfaits de sa succession.Les papiers provenant du partage de 1835 dépassaient eninsignifiance tout ce que la cousine Drouet avait faitprévoir ; c’étaient des comptes, des lettres d’affaires ;dix minutes suffirent à Charles pour se convaincre du buissoncreux.

Il cacha sa déconvenue, non sans efforts, caril s’apercevait maintenant que, dans les profondeurs de son âme, ilavait fondé sur cette dernière chance beaucoup plus d’espoirs qu’iln’était raisonnable, et il prit congé de la cousine Drouet en luipromettant de revenir la voir très prochainement.

Cependant, comme chacun sait, « l’hommepropose, mais Dieu dispose », et sept mois devaient s’écouleravant que la bonne vieille dame reçût la visite qui lui étaitannoncée.

En effet, les jours suivants, des incidents demauvais augure frappèrent l’esprit de Charles.Mme Le Tourneur, qu’il avait demandée au téléphone,n’était pas chez elle, et sa femme de chambre dit qu’elle seraitabsente pendant un certain temps. D’un autre côté, Luc de Certeuil,que Charles ne rencontrait plus que par hasard, sembla bizarrementcontraint, gêné, lorsque, à deux reprises, il se trouva devant sonvoisin, à la porte de l’immeuble. Il y eut même un changement toutà fait mystérieux dans la manière d’être deMme Christiani, qui parut subitement préoccupée etse montra pour son fils tantôt plus roide et tantôt plusaffectueuse qu’à l’ordinaire.

Charles pressentit son malheur. Il en eut laconfirmation par des indifférences : Rita Ortofieri étaitfiancée à Luc de Certeuil. Du même coup, il avait compris que samère n’ignorait pas son déplorable amour.

Il ne dit rien. Il ne se plaignit pas. Aucunmot ne fut échangé entre Mme Christiani et lui.Seulement, ils demeurèrent ensemble plus souvent, dans une intimitéplus étroite et plus chaude, qu’ils mettaient leur orgueil àmotiver par le départ de Colomba, exclusivement. Et la mère,secrètement torturée, priait de tout son cœur pour l’allégement deleur double souffrance.

Peut-on dire que cet allégement seproduisit ? Ce serait sans doute bien mal traduire leurssentiments. Cependant, lorsque la nouvelle que la fiancée deM. de Certeuil était gravement malade leur parvint,est-ce que leur saisissement, est-ce que, même, l’affreuse angoissede Charles ne furent pas mêlés d’on ne sait quel relâche ?Charles voulait croire que Rita guérirait, il se refusait àadmettre toute autre suite à cette maladie dont il connaissait lescauses et qui lui rendait la jeune fille aussi chère qu’une martyrebien-aimée. Mais pouvait-il ne pas voir une intervention vraimentprovidentielle dans ce délai, dans cet effrayant sursis quiremettait à plus tard l’événement dont l’imminencel’épouvantait ?

Sur le moment, il fit taire en lui les voixqui s’écriaient : « Rien n’est perdu ! La destinéegagne du temps ! Courage ! » Aussi bien, une semaineplus tard, les bulletins de santé que Geneviève Le Tourneur luicommuniquait quotidiennement se firent si menaçants que l’anxiétéseule régna dans son cœur et qu’il se reprocha avec abominationd’avoir pu se laisser distraire par des pensées étrangères au salutde Rita. Et pour qu’elle vécût, pour que la nature continuât decompter au nombre des vivants celle qui la parait de tant de grâceet de grandeur, il offrit au monde le sacrifice de la perdre,pourvu que le monde ne la perdît point.

De telles décisions, prises dans le mystèredes consciences, sont-elles propres à modifier le cours dudestin ? Les forces qui règlent l’avenir, dirigent lesépisodes et préparent les dénouements sont-elles – comme nous levoudrions – sensibles aux réactions des âmes ? Nos attitudesont-elles le pouvoir de déterminer le futur dans un sens ou dansl’autre ? L’heure n’est pas venue encore de révéler au lecteurcomment ces forces devaient tenir compte du vœu si pur et si élevéde Charles Christiani. Des mois passèrent, pendant lesquels sespensées, désormais invariables, ne démentirent pas sa bellerésolution. Il y fut fidèle à tous les instants, même quand on luiapprit que Rita était hors de danger et qu’après une convalescencequi serait longue, elle pourrait reprendre la vie là où ellel’avait laissée.

Tant que la jeune fille avait été en péril,Charles, pour persévérer dans son abnégation, ne s’était pas trouvéaux prises avec son instinct. Ce fut plus difficile quand il sutque Rita reprenait le souffle et les couleurs et qu’après avoircessé, pendant des semaines, d’être à quiconque, elle allaitmaintenant rentrer dans le siècle et bientôt même se donner à unautre. C’est là véritablement que commença le sacrifice. Le vœuexaucé : il fallait payer, en acceptant avec sérénité ce quel’avenir apporterait.

Il n’apporta rien pendant toute la premièremoitié de l’année 1930. Rien que la tristesse, entretenue par lefait que toutes choses restaient en suspens et que, par conséquent,l’incertitude n’autorisait ni quelque espoir nouveau qui eût chassécette tristesse, ni l’abandon total qui l’eût poussée àl’accablement.

Rita, en février, était partie pour la Côted’Azur afin d’y mener sa convalescence.

Elle en revint à la fin de mai et on reparlade son mariage. Cette fois, Mme Le Tourneur nejugea pas à propos de se soustraire aux visites de CharlesChristiani. Un jour, elle lui déclara, en même temps, que le cœurde Rita n’avait pas changé et que, chez les Ortofieri, oncommençait à parler beaucoup de bans à publier et de contrat àétablir.

Ce fut à cette circonstance que la cousineDrouet dut l’avantage de recevoir tardivement la visite qu’on luiavait promise plus d’un semestre auparavant.

Charles avait appris, fort malencontreusement,que le banquier Ortofieri venait de convoquer son notaire avec Lucde Certeuil et le sien. Il dut faire de grands efforts, ce jour-là– qui était le 13 juillet-, pour dissimuler son chagrin et serappeler ses hautes résolutions. Colomba et Bertrand, installésdans leur bonheur conjugal, lui conseillèrent vivementd’entreprendre un grand voyage. Au moment dont nous parlons, il setrouvait chez eux ; on l’y voyait souvent, car il était enproie au perpétuel besoin de changer de place.

Aucune obligation ne le retenait à Paris.Aucun espoir non plus. Pendant ces sept mois, la luminitene lui avait donné que des déceptions, pas la moindre, indicationqui fût à retenir. La destinée, jusqu’ici, s’obstinait à lui êtrecontraire.

– Je veux bien, dit-il. Je partirai aprèsla fête nationale. J’irai… n’importe où. Trois de mes amis s’envont en Suède et en Norvège, dans quelques jours ; je lessuivrai. Allons, c’est dit. Mais, auparavant, il me faut aller voirla cousine Drouet et prendre congé d’elle. Je l’ai traitéelégèrement. Elle ne doit plus rien comprendre à mon silence.

– J’irai avec toi, dit Colomba. Ellem’enchante.

– Allons-y tous les trois, demain !proposa Bertrand.

Charles objecta le 14 juillet, qui luisemblait impropre à une visite correcte. Bertrand reprit :

– Tu lui feras une visite« correcte » la veille de ton départ. Mais, demain, ellesera ravie de nous offrir son balcon pour voir la revue.

– C’est vrai ! fit Charles. La revue1830.

– Tu ne voudrais pas manquer cela,j’imagine ! dit Colomba. Toi, l’historien de cetteépoque-là !

– Oh ! nous avons assisté, il y aquelques mois, à une revue autrement exacte et singulièrementémouvante ! Et quand le cœur m’en dit, je fais défiler, dansmon imagination, des armées entières, dont la reconstitution, jet’en réponds, et sans défaut ! Mais, après tout, l’idée n’estpas mauvaise. J’envoie un pneu à la cousine, n’est-ce pas, pour laprévenir ?…

– C’est entendu ! dit Bertrand.Passe nous prendre demain matin.

Le lecteur se souvient très certainement de laparade militaire à laquelle Bertrand Valois venait de faireallusion. Le 14 juillet 1930, la traditionnelle revue des troupesde la garnison de Paris se doubla d’un spectacle peu commun. Legouvernement de la République voulut montrer aux Parisiens lesofficiers et soldats qui, portant les uniformes de l’ancienne arméed’Afrique, avaient récemment défilé, à Alger, devantM. Doumergue, lors des fêtes du centenaire de la conquête. Lebey de Tunis assista, auprès du prince de Monaco, à cette curieuseet imposante manifestation, et quarante chefs arabes y prirent partà cheval. La revue fut passée sur l’esplanade des Invalides. Aprèsquoi eut lieu le défilé qui, pour les troupes reconstituées, seprolongea par la Concorde, la rue Royale, les boulevards de laMadeleine et des Capucines, l’avenue de l’Opéra et la rue deRivoli, jusqu’à la place de l’Hôtel-de-Ville.

L’appartement de la cousine Drouet se trouvaitadmirablement situé, en effet, pour servir de première loge à cettevaste représentation militaire qui, sans le secours de laluminite, allait offrir aux yeux de Charles, de Bertrandet de Colomba, en plein XXème siècle, un spectaclerappelant d’assez loin la fameuse revue du 28 juillet 1835, maisqui, on pouvait en être sûr, ne serait bouleversée par aucunemachine infernale.

– Demain, disait Charles en quittant sasœur, demain, au moins, rien à craindre. Pas d’imprévu !

– Qu’en sais-tu ? fit Bertrand, lesnarines hautes.

Colomba l’embrassa tumultueusement.

– Quel fou ! dit-elle.

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