Le Maître de la lumière

Chapitre 4LE FANTÔME DE SILAZ

Le château de Silaz est situé sur la rivegauche du Rhône, à quelques kilomètres de Culoz. Il s’élève dansles bois, entre le large fleuve et la grand-route aux longueslignes droites qui en suit le cours. Le hameau de Silaz groupequelques feux autour du domaine, au pied d’une petite montagnerocheuse, ronde, isolée, couverte de buissons et d’arbustes bas,qu’on nomme le Molard de Silaz. Ces parages se trouvent donc enbordure du département de la Savoie ; et, comme dans toutel’ancienne province sarde, il se trouve encore de vieux campagnardspour dire « en France » lorsqu’ils parlent de la rivedroite du Rhône, où s’étend le département de l’Ain.

La situation du château est fort belle, àcause des montagnes, qu’on aperçoit de toutes parts, et des bois,coupés de champs, de vignes et de marais, qui l’entourent. Lesbâtiments toutefois manquent d’élévation et donnent l’impression –fausse – d’être construits en contrebas, la vaste butte qui lessupporte étant dominée par la masse du Molard et la hauteurimposante de l’horizon.

C’est un lieu retiré. Le chemin qui vient dela grande route toute proche s’arrête là, ou du moins ne secontinue au-delà de Silaz, que par des sentiers rocailleux, commetous les sentiers de la contrée.

Le jour déclinait lorsque le cabriolet deCharles Christiani, conduit par le chauffeur Julien, quitta laroute et s’engagea dans le dernier chemin de l’itinéraireParis-Silaz.

Cinq cent cinquante kilomètres. Parti laveille au début de l’après-midi, Charles avait recommandé auchauffeur de ne pas faire de vitesse. Le voyage, ainsi, luidevenait salutaire. Il s’était placé à côté de Julien. L’air libreentrait largement dans ses poumons. Le spectacle du monde faisaitdéfiler pour lui ses cent mille scènes. Et il avait la facultéd’échanger quelques propos avec son voisin, qui n’était ni sot niindiscrètement bavard.

Charles ne s’inquiétait en aucune façon dumotif qui l’amenait en Savoie. Il avait, à Saulieu, bien dîné, biendormi ; on avait repris la route sans se presser. Ils’abandonnait doucement au plaisir pensif, à la rêveriebienfaisante de retrouver un pays et une maison où il savait que samélancolie ne serait heurtée par rien, ni présence, ni souvenirintempestif, ni laideur, ni petitesse : du silence dans unbeau désert.

Une douceur profonde l’avait pénétré quand, àAmbérieu, la voiture était entrée, tout à coup, de plain-pied dansles gorges, suivant des courbes incessantes au fond du magnifiquedéfilé. Lui, il aimait la montagne, il était physiquement heureuxd’en respirer l’atmosphère énergique et légère, d’en mesurer lessommets et les pentes, de voir contre le ciel pur, tout là-haut, sedécouper les cimes, ou, dans les nuages mouvants, les voir seperdre.

Puis, au débouché des vallons, dans legrandiose élargissement du pays et du ciel, dans l’éblouissement dela grande lumière retrouvée, comme la route descendante dominaitencore le vaste panorama, il avait aperçu, au milieu de la plaine,le Molard de Silaz, et ressenti une secousse presque imperceptible,au cœur. Alors il avait pensé que c’était, dans ce cœur, un peu depassé qui survivait, un peu de l’arrière-grand-mère savoyarde quise troublait en approchant de Silaz, et cette idée le charmaitencore d’un étrange agrément secret, lorsqu’il aperçut les toits detuiles du manoir et sa tour carrée.

Tout cela fut dissipé en une seconde. Levisage de Claude lui rappela instantanément qu’il n’était pas venuà Silaz pour n’y goûter qu’un repos romantique.

Le vieil homme était accouru, aux clameurs declaxon, aussi vite que son âge le lui permettait. Proprement vêtude son costume des dimanches, il leva ses mains travailleuses dansun geste presque adorateur, primitif et touchant.

– Oh ! Monsieur Charles !

La joie et l’effarement se combinaient sur safigure : une joie toute neuve, au-dessus d’un effarementantérieur, qu’elle ne parvenait pas encore à effacer. Il avait sonchapeau à la main, il était chauve, sa bonne moustache griseaccentuait le hâle étonnamment foncé de son teint ; les cordesde son cou disparaissaient dans l’encolure d’une chemise de grossetoile blanche, vestige des temps anciens.

– Je ne peux pas vous dire, monsieurCharles, comme je suis content de votre venue !

– À cause du servant ? ditCharles en riant.

– Comment c’est-il que vous lesavez ? Je n’ai rien mis sur mes lettres ? s’étonna legardien de Silaz.

Mais Péronne, à son tour, s’en venait, sousson bonnet blanc tuyauté, essuyant ses mains à son tablier bleu.Bonne face simple pétrie d’honnêteté et de dévouement, de bon sensaussi ; deux yeux fidèles comme on n’en voit guère, tant ilsexprimaient, pour Charles, de respectueuse soumission.

Ménage paradoxal ! Couple bizarre quin’était pas un couple, mais une couple plutôt. Claude etPéronne vivaient là, depuis leur jeunesse, au service de la familleChristiani. Aucun autre lien ne les unissait, mais ilss’entendaient à merveille, en camarades, et jamais entre eux rienn’était venu déranger cette amitié. Vieux garçon, vieille fille,ayant « du bien » chacun dans son village, ils restaientà Silaz, contents de servir les mêmes maîtres avec une mêmeprobité.

– Monsieur Charles est-il déjà aucourant ? dit Péronne en levant vers le voyageur un regardcraintif. Lui avez-vous expliqué, Claude ?

– Non, mais Monsieur sait déjà que c’estle servant.

Ils étaient au seuil de la remise, abrités parle hangar d’un « débridé ». La petite route passait entreles communs et le parc. Charles, encadré des deux vieillards, sedirigea vers le château. Ils y entrèrent par la porte descuisines.

– Venez avec moi, dit Charles. Vous meraconterez.

Les fenêtres des salons étaient ouvertes, demême que la porte vitrée donnant sur le parc anglais. Il faisaitdoux et la lumière avait des dorures. Le grand silence de lacampagne régnait comme une fascination ; Charles après unejournée d’automobile ronronnante, en sentait pesammentl’ampleur.

– Alors ? interrogea le jeunehomme.

– C’est dans la petite chambre haute, ditClaude. Toutes les nuits, il y a une lumière qui s’allume. Et onvoit quelqu’un.

Charles sourit.

– Monsieur Charles verra lui-même, ditrespectueusement Péronne. C’est au soir, quand la nuit est tombée,que le servant entre dans la petite chambre haute. Lesgens du village l’ont vu comme nous.

– Soit ! J’admets. Depuisquand ?

– Nous nous en sommes aperçus voilà unequinzaine, dit Claude. Ce soir-là, nous allions nous coucher aprèssouper, je venais de lâcher le chien Milord, qui est, comme voussavez, très bon pour la garde. Et tout à coup, voilà que jel’entends aboyer dans le parc, près du château. Je sors, je fais letour des bâtiments…

– Il faut vous dire, compléta Péronne,que le chien aboyait très fort, plus fort qu’il ne le fait de tempsen temps pour des bêtes qui rôdent ou des gens qui passent sur laroute.

– Oui, confirma Claude. Et alors donc,j’arrive en étouffant mes pas sur le gravier. Tenez, monsieurCharles, Milord était là, ajouta-t-il en désignant, par la fenêtreouverte, un point de l’espace extérieur. Si ça ne vous fait rien desortir devant le château, je vas vous montrer…

Ils sortirent.

Le parquet du salon était de niveau avec lesol de l’esplanade, couverte de gravier, qui précédait lespelouses. Une marquise, au-dessus de la porte, étendait son auventde verre. Charles, en passant, lui donna une pensée réprobatrice.Cette adjonction datait de 1860 ; Napoléon Christiani l’avaitfait faire au moment de l’annexion de la Savoie à l’occasion delaquelle il s’était prodigué en fêtes et festins, ayant dupatriotisme et de l’ambition. La marquise, de style Napoléon III,détonnait dans l’aspect de la façade bien savoyarde avec son vieuxcrépi, ses fenêtres petites et ses grands toits lourds, à penterapide, qui la dépassaient comme une coiffure solidementenfoncée.

À part la marquise, en effet, le château deSilaz, légèrement délabré, présentait un remarquable modèle del’architecture régionale du XVIIème siècle, frustre maischarmante. Charles le remarqua une fois de plus en levant les yeuxvers les fenêtres de la « petite chambre haute » – qu’ilnous semble indispensable de situer, pour le lecteur, avec beaucoupde précision.

Du côté du parc, la façade du château – quiexiste encore, bien entendu, à l’heure où nous écrivons – n’est pasétablie sur un seul plan vertical, mais composée de deux corps delogis, dont l’un s’élève plus avant que l’autre. Pour l’observateurplacé dans le parc, c’est le bâtiment de droite qui recule surcelui de gauche, de la profondeur d’une chambre ; et c’est dece bâtiment en retrait que Charles, Claude et Péronne venaient desortir, sous la marquise.

L’autre corps de logis, celui de gauche, celuiqui fait saillie par rapport à celui de droite, offre, commecelui-là, un rez-de-chaussée et un premier étage ; mais il estsurélevé d’un second étage dans la partie droite seulement, du côtéqui fait un angle droit avec la façade en retrait. Ce second étagen’étant composé que d’une seule pièce, cela figure une tour carrée,coiffée également d’un toit de tuiles et dont la base se confondavec la construction avancée.

Cette tour est percée de deux fenêtres àchaque étage, une fenêtre regardant le sud (orientation d’ensemblede la façade), l’autre regardant l’est et prenant vue, en équerre,sur la façade rentrante.

Le rez-de-chaussée de la tour est un cabinetde travail.

Le premier étage est un cabinet de toiletteattenant à la chambre voisine.

Le deuxième et dernier étage, c’est la« petite chambre haute », bibliothèque, salle detravail.

– C’est là-haut ! dit Claude. Je neme doutais de rien quand je suis arrivé près de Milord, comme debien entendu. La nuit était déjà noire, sans lune. Tout de suite,mon attention s’est trouvée attirée par la fenêtre, là.

Il désignait la fenêtre de l’est, celle quiplonge dans l’encoignure, abritée du vent, que forment surl’esplanade de gravier les deux corps de constructions.

– Le chien levait la tête, donnait de lavoix et tournait en rond avec des grondements. Et là-haut, monsieurCharles, il y avait de la lumière, comme dans une pièce où se tientquelqu’un.

« Mon premier mouvement a été d’allerprendre mon revolver et de monter à la petite chambre haute. Parceque ma première pensée était que nous avions affaire à descambrioleurs… Mais je ne sais pas pourquoi, je me suis ditsubitement que ce devait être le servant…

Charles le blâma d’un ton railleur :

– Allons, Claude ! Sérieusement,vous en êtes encore à croire aux fantômes ?

Les deux vieux baissèrent la tête, Charles serappelait toutes les histoires de revenants qu’il leur avait faitraconter dans son enfance. Il savait que l’un et l’autre étaientpersuadés d’avoir entrevu le servant sous des formes diverses,indécises mais effrayantes, à la brune, au clair de lune, dans lesténèbres, au fond des celliers bas et obscurs, traversant uncouloir de maison déserte ou s’éclipsant au détour d’un escaliernoyé de crépuscule.

Qu’est-ce au juste qu’un servant, ousarvant ? Une ombre, un spectre, un esprit, un démon,une âme en peine, tout ce qu’on veut. Les légendes savoyardes etbugistes en sont hantées. Les esprits simples, influencés par lesfarouches solitudes des gorges sombres, n’ont pas encore abjurél’ancienne superstition et ils créent pour eux-mêmes ces nocturnesépouvantails dont ils frissonnent d’autant plus qu’ils les ontimaginés à la taille de leurs craintes et tels que rien ne sauraitmieux les épouvanter.

– Alors, poursuivit Charles, vous n’êtespas monté voir ce qu’était la lumière ? Ce qui laproduisait ?

– Je n’y serais pas monté pour tout l’orde la terre !

– Il est venu me chercher, dit Péronne.Il ramenait le chien…

– Oui ; je voulais être deux,d’abord. Ensuite, je voulais enfermer Milord, pour écouter sansêtre gêné par ses grognements et ses aboiements.

– Tout ce vacarme, dû au chien, demandaCharles, n’avait donc pas dérangé le personnage de lalumière ? Car vous m’avez parlé de quelqu’un, tout à l’heure –de quelqu’un qui s’est introduit dans la petite chambre haute-, dequelqu’un qui continue à s’y introduire, chaque nuit. C’est biencela ?

– Oui, monsieur Charles, c’est cela. Maistout le raffut de Milord n’avait attiré personne à la fenêtre, nicausé aucune espèce de mouvement à l’intérieur. Au fond, c’estpeut-être ça qui m’a paru bizarre, tenez !… Quand je suisrevenu, avec Péronne, quelques minutes après, sans le chien, lalumière était toujours là…

– Quelle sorte de lumière ?Blanche ? Jaune ? Vive ?

– Une clarté de lampe, dit Péronne, etencore : pas forte. Jaunâtre. Comme d’une petite lampe. Nousnous étions avancés sans faire de bruit, moi avec mes savates,Claude avec ses chaussettes. On n’entendait toujours rien. Et rienne bougeait dans la chambre. Nous sommes restés là trois quartsd’heure, le nez levé, en regardant derrière nous, la nuit, à chaqueinstant. On n’était pas rassurés, allez, monsieurCharles !

Claude reprit la parole :

– Enfin, vous avez vuquelqu’un ?

– L’ombre de quelqu’un, d’abord,sur la muraille et sur le plafond, puis sur la bibliothèque. Ettout à coup – ah ! bonsoir ! je m’en souviendrai ! –un homme, ou le faux semblant d’un homme, est venu, de la gauche,se planter devant les carreaux.

Charles, fort tranquillement, examinait lafenêtre. D’en bas, il apercevait tout juste, à travers les vitres,un coin du plafond et la corniche de la bibliothèque, qu’ilreconnaissait. Cette « petite chambre haute » lui étaitfamilière. Il y avait travaillé jadis. La bibliothèque à vitrines,en acajou verni, contenait la plus grande partie des documentsqu’il s’était donné la peine de classer. Sa mémoire lui rappelaitles autres meubles : un bureau dos-d’âne en bois fruitier, unejolie commode Directoire d’une facture naïve ; tout celaformant un ensemble très « bon vieux temps », auquel onn’avait vraisemblablement pas touché depuis le commencement duXIXème siècle.

La fenêtre qu’il regardait n’était pas muniede persiennes. Il contourna l’angle du bâtiment, pour regarderl’autre fenêtre de la petite chambre haute ; celle-là étaithermétiquement close par des volets pleins. (Il ne faut pass’étonner de ces disparates, elles sont fréquentes dans lesvieilles demeures du pays.) Or, pour l’arrivée de Charles, Claudeavait ouvert les volets, contrevents ou persiennes de toutes lesfenêtres du château. En apercevant ces volets clos, Charles connutque le brave homme n’était décidément pas un homme brave et qu’iln’avait pas osé, même en plein jour, visiter la petite chambrehaute.

Claude avoua qu’il n’avait fait qu’en ouvrirla porte, y jeter un coup d’œil et s’assurer que tout y était dansl’ordre habituel. » On aurait dit que personne n’était venu làdepuis la dernière inspection. Mais un servant n’est pasquelqu’un ! »

Le vieux bonhomme, surpris et contrarié devoir son maître si manifestement incrédule et indifférent, lui dit,d’un air consterné :

– Monsieur Charles ne me demande même pasla fin de mon histoire.

– Eh bien ! allez, mon brave Claude.Qu’arriva-t-il ensuite ?

– Il arriva, Monsieur, que l’homme fitdemi-tour. Et puis il s’est mis à marcher, à aller vite, commecelui qui réfléchit. Et pensez bien à ceci, monsieur Charles :ses pas ne faisaient pas le moindre bruit, et le silence étaitsi profond que nous l’aurions entendu marcher dans la chambre, mêmes’il avait eu des pantoufles. Il n’y a pas de tapis là-haut,sur le plancher, et nous avons encore l’ouïe fine, Péronne et moi,grâce au bon Dieu !

« Enfin, vers les minuit, nous l’avons vusortir de la chambre. Rapport à l’élévation, nous ne distinguionsque sa tête. Il emportait la lumière, mais nous ne pouvions pasapercevoir s’il tenait une lampe ou un falot, ou autre chose. Parexemple – n’est-ce pas, Péronne ? – nous avons très bienobservé qu’il ouvrait la porte. Et cette porte s’est refermée surlui, silencieusement, comme une porte fantôme ! Et tout estredevenu noir dans la chambre haute… Seulement, il a dû éteindre salampe aussitôt sorti, parce que nous n’avons pas remarqué lamoindre lueur aux lucarnes du grenier.

– C’est vrai, dit Charles, la porte de lapetite chambre haute donne dans le grenier, par un escalier.

Il se souvenait de cette dispositionpittoresque qui l’avait enchanté lorsque, tout petit garçon, iljouait sous les combles de Silaz – trop rarement à son gré !La petite chambre haute n’occupait pas entièrement, au dernierétage, la contenance de la tour carrée. Sa porte s’ouvrait sur unléger escalier de sapin qui, dans le bas, communiquait avec legrenier du bâtiment en retrait, par une ouverture sans porte. Iln’y avait pas d’autre issue à la petite chambre haute.

– Qu’est-ce que monsieur Charles pense detout ça ? questionna anxieusement Péronne. Pas de bruit !Pas un souffle ! Et toutes les nuits, le servant revient à lamême heure, se retire à la même heure ! Je ne sais pas siMonsieur se représente ce que c’est que de loger sous le même toitqu’une épouvante pareille ! Sans compter qu’on ne sait pas oùil va, ce maudit, quand il quitte de là-haut !

– En somme, dit Charles, qu’avez-vousfait ? Quelles mesures avez-vous prises ?

Claude fit un geste d’impuissance.

– J’ai écrit à Madame… J’ai installé noslits au rez-de-chaussée, pour pouvoir dormir, parce que nosmansardes, dans le grenier… Vous comprenez !… D’ailleurs, j’aicontinué à surveiller, et même avec des hommes du hameau. Ils m’onttenu compagnie et vous répéteront ce que je viens de vous dire…

– Surveiller ? Où ?Comment ?

– Mais… d’ici où nous sommes… depuis latombée du jour jusqu’à la disparition de… la chose…

– À quoi ressemble-t-il, votreservant ?

– On ne saurait bien le connaître,monsieur Charles. La lumière est faible. On ne distingue qu’uneforme obscure et on n’en voit que le buste, comme de bienentendu.

– Parmi les gens du village, aucun n’a eul’idée de monter là-haut pendant que votre visiteur s’ytrouvait ?

– Oh ! se récria Claude, tandis quePéronne exprimait le même sentiment. Pas un ne voudrait s’enmêler !

– Bien. Et dites-moi, Claude :avez-vous soupçonné quelqu’un de vous jouer cette désagréablecomédie ? Voilà évidemment une supposition que vous avezfaite, n’est-ce pas ? Avez-vous des ennemis ? Enavons-nous ? Un mauvais plaisant vous mystifie, cela meparaît certain. Cherchez bien. Qui ? Cherchez du côté de ceuxqui auraient intérêt à tout cela, ou bien qui croient avoir unerancune à satisfaire contre vous, si ce n’est contre mafamille…

– Ma foi, je ne vois personne. Mais,allez, monsieur Charles, croyez-moi, ce n’est pas dans ce sens-làqu’il faut chercher l’explication. Car ce qui se passe n’estpas naturel, et je parierais bien cent francs que vousserez de notre avis tout à l’heure, quand vous aurez vu, de vosyeux…

– À moins que le servant présumé ne mefasse pas l’honneur de m’apparaître !

Le soleil venait de glisser derrière leschaînes bleuies du couchant. La température fraîchit soudain. Leparc s’emplissait d’ombres. Seul, un massif montagneux, assezrapproché, bénéficiait encore des rayons du soir, mais l’ombre enfaisait l’ascension comme une marée et la montagne d’or devenaitpeu à peu une montagne sombre. Bientôt les cimes elles-mêmes,submergées, s’éteignirent. Des chauves-souris commencèrent leurronde dans le demi-jour crépusculaire.

Péronne et Claude suivirent Charles Christianiqui rentrait dans le salon. Les deux serviteurs, en expectative,attendaient des questions, des ordres…

– Où me faites-vous coucher ?demanda-t-il.

– Je préparerai la chambre que Monsieurvoudra, dit Péronne.

– Alors, comme d’habitude.

– Bien, Monsieur, obtempéra la servante.Monsieur Charles se rend compte ?

– De quoi, ma bonne ? fit-il aveccordialité. De ce que la chambre que j’ai coutume d’habiteravoisine la tour ? De ce que son cabinet de toilette estimmédiatement sous la petite chambre haute ? Je vous assureque cela m’est fort égal ! Ah ! je dinerai tôt pour nepas manquer l’arrivée du servant ! ajouta-t-il avec un grandrire.

– J’espère que monsieur Charles ne ferapas d’imprudence ! dit Péronne, effarée.

– J’ai idée que les circonstances ne mepermettront aucune témérité, répondit-il. Je suis convaincu, mesamis, qu’on a voulu vous effrayer ; j’essaierai, ces jours-ci,de savoir pourquoi et de pénétrer les secrets de cette mise enscène. Quant à ce soir, je parierais bien, moi, que tout se tiendratranquille et que votre mystificateur ne viendra pas ! Jeregrette à présent d’être arrivé sans précautions. J’aurais dûlaisser l’auto dans les environs et me glisser jusqu’ici à pied ouà bicyclette, sans me faire voir.

« En tout cas, ne parlez pas de monarrivée dans le village. Tâchez de ne pas faire ici plus demouvement que d’habitude. N’entrez pas, avant que je vous le dise,dans la chambre que je dois occuper ; je n’y entrerai moi-mêmequ’à l’heure du coucher, et, bien entendu, je me garderai bien demonter présentement dans la petite chambre haute. Bref, faisonsnotre possible pour ne pas donner l’éveil à ce joyeux farceur.

– Mais s’il vient, monsieurCharles ? dit Claude.

– S’il vient, monsieur Claude, noussommes de taille, Julien et moi, à lui ôter l’envie derevenir !

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! gémit Péronne en se dirigeant vers sa cuisine.

– J’ai mon revolver, rappela Claude.

– Vous feriez mieux de prendre votrefusil et de le charger avec du gros sel ! Appelez donc Julien,s’il vous plaît, que je lui fasse la leçon…

 

À neuf heures et demie, Charles, le chauffeurJulien et Claude étaient postés sous un marronnier. À travers lefeuillage, ils pouvaient observer commodément la fenêtre suspecte,croisée formée de quatre carreaux, deux à gauche, deux à droite. Lechien Milord, un assez beau briard, tenait compagnie à Péronne dansla cuisine fermée.

Un croissant de lune cheminait, au sud-ouest,dans un ciel clair. Une fraîcheur d’automne venait du Rhône, avecun brouillard rampant. Des odeurs d’herbe et de terre mouilléesvoyageaient. On entendait tomber des feuilles et choir des marronsqui dégringolaient parfois en rebondissant sur les branches. Auloin, des trains grondaient, puis laissaient le silence de lanature se rétablir comme une eau dormante, un instant émue.

Ce fut dans un de ces silences presque absolusque la fenêtre s’éclaira doucement. Là-haut, on ouvrait laporte, on entrait. La clarté se répandit davantage. Laporte ayant été refermée, un homme passa et disparut vers lagauche. Les ombres s’immobilisèrent ; sans doute la lampe setrouvait-elle maintenant posée sur un meuble. Puis la fenêtre restaéclairée dans le mur sombre, car la lune ne frappait pas ce murmais baignait la façade d’angle, à droite, et faisait luire laverrière de la marquise. On n’avait pas perçu le moindre bruit.

– Qu’est-ce que je vous disais !triompha Claude, qui se sentait en sécurité avec sescompagnons.

– Il y a quelque chose de changé à lafenêtre, murmura Charles. On en a bouché la moitié ; on a misje ne sais quoi, un rideau peut-être, sur toute la partiegauche ; à aucun moment je n’ai vu de lumière de ce côté-là,ce qui me ferait croire qu’on est entré sans lumière dans lachambre, pour obturer cette moitié de fenêtre, avant d’y entreravec une lampe. Nous reviendrons plus tard là-dessus.

« Pour le moment, il faut agir. D’ici, onne voit rien. J’ai mon plan. Vous, Claude, vous allez rester sousle marronnier. Et vous, Julien, vous allez venir avec moi. Nousmonterons au grenier. La lucarne la plus rapprochée de la fenêtreéclairée n’en est pas distante de plus de trois ou quatre mètres etne se tient pas si au-dessous d’elle qu’on ne puisse, de là,observer aisément ce qui se passe dans la chambre… Tout cela estpassablement curieux. Nous avons affaire à un ingénieux malandrin,mais rien ne prouve qu’il se sache guetté, ce soir, par des forcesnouvelles… Julien, je vous recommande le silence.Déchaussons-nous.

Pendant qu’ils procédaient à cette opérationpréalable, Claude fortement impressionné, chuchota :

– Faites bien attention, monsieurCharles !

– Soyez tranquille. Nos poings suffiront,mais nous avons chacun, nous aussi, un revolver.

Claude secoua la tête :

– À cette heure, quelque chose me ditqu’un revolver et puis rien, c’est tout pareil.

– Venez ! dit Charles auchauffeur.

Celui-ci, solide gaillard dans toute la forcede l’âge, contenait à peine sa jubilation. Cette aventure luiplaisait énormément.

Dans le salon, Charles fit jouer le contactd’une lampe électrique de poche. Précédant son auxiliaire, iltraversa la pièce, gagna, par l’office, un escalier tournant. Etils montèrent à pas de loup.

La porte du grenier n’était pas fermée. Ilsentrèrent. Deux lucarnes, face à la porte, découpaient deuxrectangles de ciel lunaire – les autres lucarnes visibles del’extérieur étant celles des mansardes.

Une clarté laiteuse et bleutée remplissait celieu léthargique, extraordinairement silencieux. Entre les poutreset dans les coins : d’épaisses ténèbres. À droite dela lucarne de droite, faisant dans la grisaille du mur uneobscurité rectangulaire : une trouée, l’ouverture donnant surle bas du petit escalier de cinq ou six degrés qui accédait à lachambre mystérieuse ; de telle sorte que, pour sortir de cettechambre, il fallait inévitablement passer par le grenier. Et, poursortir de ce grenier par la porte des chrétiens, il fallait s’enaller devant les lucarnes.

Marchant sur la pointe des pieds, ayant éteintla minuscule ampoule électrique, Charles, suivi de Julien,atteignit sans encombre la lucarne de droite. Pas un craquement nes’échappait de l’antique plancher, épais et dense.

Comme il était prévu, cet observatoire, sansêtre parfait, présentait des avantages fort appréciables. Il nepermettait pas de découvrir toute la petite chambre haute, mais enlaissait apercevoir beaucoup plus que Charles ne l’avait espéré. Sila porte n’en était plus du tout visible, du moins la bibliothèqueapparaissait-elle dans presque toute sa largeur, et le tiersinférieur seul en demeurait caché ; car, souvenons-nous-en, lalucarne est en contrebas.

Enfin, à gauche de la bibliothèque, un pan demur se voyait, revêtu du vieux papier à fleurs que Charlesreconnut, et ornée de gravures non moins chères à sessouvenirs.

Il se haussa sur la pointe des pieds. Le hautd’un verre de lampe se montra. Et il fut certain que cette lampeétait posée sur le plat inférieur du bureau dos-d’âne.

Mais il maudissait ce rideau ou cet écranquelconque qui bouchait tout le côté gauche de la fenêtre éclairée,empêchant l’observateur de découvrir une importante portion de lapetite chambre haute.

On ne pouvait rien voir de plus, concernantl’intrus, que ce sommet du verre de lampe. Il n’y avait qu’àprendre patience et attendre les événements. Selon ce qu’ilsseraient, on agirait.

Ils restèrent immobiles, pendant des minutesqui leur semblèrent singulièrement développées, les yeux fixés surcette demi-fenêtre, faiblement éclairée (la lampe devait être munied’un abat-jour), attentifs à ne déceler leur présence par aucunedistraction.

Charles, soudain, se recula vers l’ombre dugrenier, instinctivement. L’homme venait de se lever sanshâte. Nul doute qu’il n’eût été assis, jusqu’à ce moment,devant le bureau. Il saisit la lampe, s’approcha de labibliothèque, en ouvrit l’un des battants vitrés, et, haussant lalumière, se mit à chercher quelque livre ou quelque document.

Julien, dans un souffle presque inexistant,constata :

– On ne l’entend pas ! Comment celase fait-il ?

Une pression de Charles lui imposa silence.Celui-ci ouvrait des yeux si extraordinaires que le chauffeur,voyant au clair de lune cette face de stupeur, commença d’êtrebeaucoup moins rassuré.

Charles, en effet, éprouvait, à cette minute,une stupéfaction sans nom.

L’homme à la lampe était de taille moyenne. Ilportait de courts favoris grisonnants ; ses cheveux abondantsfaisaient un beau désordre de boucles. Ses traits révélaientl’énergie ; son œil jetait des regards vifs. Il était vêtud’une veste mal ajustée, lâche, de couleur vert olive, avec uncollet de velours brun. Le col de sa chemise souple s’ouvraitnégligemment, très large, maintenu par une cravate de soie, ajustéeau petit bonheur.

Ce n’était pas un homme de notre époque.Et pourtant Charles Christiani le connaissait comme lui-même.Car il avait devant lui, de l’autre côté de la fenêtre dans lapetite chambre haute, le personnage que représentait certaintableau romantique, certain portrait plein de vie et d’allure,pendu dans le salon de la rue de Tournon… Seuls, manquaient à laressemblance absolue un fusil dans une main, une lunette d’approchedans l’autre, un pistolet passé dans une ceinture rouge, unperroquet sur l’épaule.

Bref, si incroyable que ce fût, Charles voyaitse mouvoir, voyait vivre (ou plutôt revivre) dans cette nuit deseptembre 1929, qui ? On l’a deviné :

César Christiani, ancien capitaine corsaire deS. M. l’Empereur Napoléon Ier, mort assassiné àParis, 53, boulevard du Temple, le 28 juillet 1835, à l’âge desoixante-six ans.

Frémissant d’une fièvre indescriptible,Charles dévorait des yeux le spectacle inacceptable. Puis,brusquement, il revint à la conception rationnelle des choses. Lamystification était montée avec soin, très intelligemment et, sansaucun doute, le visait, lui, Charles Christiani. Car une tellereconstitution n’aurait pu émouvoir particulièrement niClaude, ni Péronne, ni l’un des villageois du voisinage.

Il observa donc plus froidement l’individudéguisé et la scène qu’il jouait pour son spectateurclandestin.

C’était bien fait, c’était bien joué. Parfaiteimitation du vieux loup de mer, âgé d’environ soixante ans ;le geste bourru, la prestance originale et on ne savait quoi desuranné, de passé, d’étranger à notre temps. Et la lampe ! Lavieille lampe à huile du premier Empire, qui était toujours dans lecabinet du rez-de-chaussée, où le mystificateur l’avait dérobée àl’insu de Claude !…

Cependant, le personnage poursuivait sesrecherches avec une admirable conviction, sur les tablettes de labibliothèque. Il fit semblant de trouver ce qu’il feignait dedésirer : une liasse de papiers. Ensuite, il retourna aubureau invisible et, de nouveau, on ne vit plus que le haut de labibliothèque et la muraille.

Dire que Charles y comprenait quelque choseserait fausser la vérité. Il allait de supposition en supposition,et rien ne l’incitait à s’arrêter plutôt à l’une qu’à l’autre. Leseul point net de ses pensées était relatif à la conduite desopérations : il avait fermement résolu d’attendre, sans piper,la sortie du mauvais plaisant, afin de savoir où il irait et cequ’il deviendrait après avoir quitté la petite chambre haute,puisqu’il en sortait régulièrement vers minuit.

L’attente fut longue. L’homme ne se montraqu’une fois avant son départ, pour marcher de long en large,toujours dans ce silence truqué qui finissait par devenirimpressionnant.

Le moment vint, néanmoins, où, reprenant lamauvaise lampe ancienne, il passa la main dans sa chevelureébouriffée, comme un veilleur las de sa veillée ; et jetantvers la fenêtre un regard qui semblait un peu ironique, ilétendit son bras libre vers le bouton de la porte qu’on ne voyaitpas.

– Attention ! dit Charles, toutbas.

Et ils se plaquèrent tous deux contre lemur.

Instant assez critique, ambigu, troublant. Auvrai, ils avaient perdu, un brin, le sens de la réalité. Et, dansle fin fond de leur âme, ils n’étaient pas trop sûrs de la formedes événements. Quelqu’un allait sortir de la chambre, descendreles quelques marches de l’escalier, entrer dans le grenier, passerdevant eux ou s’éloigner dans la direction des autres galetas… Celase ferait sans bruit, comme dans un rêve, et il était désagréablede prévoir cette marche fantomale…

En attendant, rien ne se produisait. Trèsévidemment, l’homme mystérieux avait éteint sa lampe, comme Claudel’avait annoncé ; cela, on s’en doutait. Mais personne ne sedressait dans l’ouverture, au bas de l’escalier. Personne netraversait le clair de lune qui dessinait sur le plancher l’ombrenoire et blanche des lucarnes avec leurs croisillons.

Au bout d’un certain temps, Charles revint àson premier poste d’observation, s’attendant à revoir de la lumièredans la chambre. Ils avaient dû assister à une fausse sortie dunoctambule…

Non, il n’y avait plus de lumière de lampedans la chambre. Mais la lune y jetait une clarté plus intensequ’on aurait pu le croire ; cette anomalie provenait à coupsûr de la réverbération de la façade d’angle…

À la faveur de cette luminosité, Charlesregarda encore.

Rien ne bougeait, ni dans la chambre, ni dansle grenier. Et pas un frémissement n’était perceptible.

Alors, où était passé le personnage ?

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