Le Maître de la lumière

Chapitre 18LA REVUE DU 14 JUILLET 1930

Les oiseaux chantaient dans le salonvieillot.

La cousine Drouet glissa au-devant de sesvisiteurs, en exécutant un aimable petit plongeon.

– Eh ! bonjour donc !modula-t-elle de la façon la plus accueillante qui se pûtimaginer.

Elle était tout de noir attifée, d’une jupe desoie à volants, d’un spencer de velours avec applications de jais,d’un bonnet de dentelles d’Angleterre dont les brides tombaient depart et d’autre de sa vieille figure fripée, réduite, tant soit peubarbue, où les yeux voilés ressemblaient à deux turquoisescomplètement fanées.

– Ma cousine !

– Ma cousine !

– Ma cousine !

Colomba, Charles et Bertrand s’empressaient.Il y avait plaisir à revoir ce siècle souriant et cocasse, cetexemple pittoresque de belle humeur et de bon ton. Et puis, ne sedevait-on pas d’honorer la cousine dans la mesure même oùMme Christiani, née Bernardi, l’avaitnégligée ?

– Ah ! s’écria-t-elle en décroisantses mains vétustes qu’elle se mit à lever brusquement. Que je suisheureuse de vous voir, mes chers enfants, et tout justementaujourd’hui où nous allons assister au défilé des soldats de montemps ! Car, si j’en crois les gazettes, il y aura destroupiers déguisés en tourlourous second Empire.

– De 1830 à 1913, ma cousine, ditBertrand. Mais surtout de 1830.

– C’est avant moi ! Maisqu’importe ! Une femme de mon âge est plus près deLouis-Philippe que de M. Gaston Doumergue ! C’est bienton avis, l’historien ? Eh ! Eh ! Un peu pâlot, unpeu blanchet, l’historien… Tu travailles trop, je gage ?Allons, je vais faire débarrasser ces fenêtres…

Elle sonna. L’une de ses bonnes vint auxordres.

– Delphine, ouvrez-nous ça, ditMme Drouet en montrant les croisées.

Puis elle pivota avec une étonnante pétulanceet se dirigea d’un pas heurté vers un fin guéridon au pied fuselé,sur lequel brillaient un flacon et des verres de cristal largementtaillé.

– Aimez-vous le muscat-frontignan ?Celui-ci est de 83, on disait que c’était une bonne année…

Elle empoigna vivement le flacon, cravatéd’une espèce de pectoral retenu à son col par une chaînette.

– Que Madame me laisse faire !s’exclama la servante en accourant.

Elle venait d’écarter les volières, non sansavoir provoqué un éblouissement de plumages et un frénétiquefroufrou d’ailes battantes. Les fenêtres, à présent, étaientgrandes ouvertes sur le balcon, où les petits chiens gras venaientse précipiter aussi vite que leur embonpoint le leurpermettait.

Delphine saisit, aux mains de sa maîtresse, lebeau carafon Charles X.

– C’est que Madame brise tout !dit-elle avec une familiarité retentissante, dont le respect senuançait d’autorité.

– Ah ! ah ! c’est bienvrai ! Versez, ma fille. Colomba, ma chère, deux doigts demuscat-frontignan ?

Ils étaient tout aises d’une hospitalité qui,déjà en prélude de la revue, les situait dans le passé. Et Charlesne se rassasiait pas de contempler, autour de lui, tant de témoins– muets, par malheur ! – de la vie et de la mort de ce typiqueCésar qui se prenait à reparaître tant bien que mal sous la formedivertissante de la cousine Drouet.

Au demeurant, ce matin-là – et plus d’un,croyons-nous, à la lecture de ces lignes, s’en souviendra-, ilfaisait à Paris un temps particulier, le plus propre du monde àfavoriser les rétrospections. L’atmosphère, seulement tiède, pesaitun peu. Il y avait de la brume, insaisissablement, et une touffeurvous oppressait par instants. L’espace, comme poudré, revêtait unton gris, parfois mauve. C’était quelque chose d’assez« clos ». Les rues n’avaient pas l’air d’être àl’extérieur. Le dehors semblait dedans. La rue de Rivoli pouvait secroire sous une vitrine de musée, comme le boulevard du Temple auCarnavalet. Mais, de temps en temps, à l’improviste, un soleilblême perçait la grisaille, la mousseline impondérable, et cesoleil blanc était à la fois si spectral et si ravissant qu’onl’aurait pris volontiers pour un soleil contemporain de la conquêtede l’Algérie, celui de Constantine ou celui d’Isly, un soleilhistorique, tiré, pour la circonstance, d’une armoire desInvalides.

L’on se mit au balcon, et les hommes y vinrentaussi. L’affluence était grande et grandissait sans trêve. Auxfaçades, abondamment garnies de drapeaux bleu, blanc, rouge, unpublic très nombreux se tenait avec sagesse, beaucoup plus froid,plus averti et blasé que celui de 1835, auquel Charles ne pouvaits’empêcher de le comparer. Les trottoirs foisonnaient d’unemultitude dont la densité s’accroissait continûment. La circulationdes voitures était interrompue.

Quelle différence avec la revue royale dont laluminite avait restitué la physionomie ! Aujourd’hui,quelle tranquillité et quelle discipline civile et militaire !Mais aussi, combien les visages exprimaient moins d’ardeur et plusde fatalisme !

Cependant, une rumeur courut, montant dupeuple aggloméré en deux foules parallèles. Tout là-bas,l’extrémité de la rue de Rivoli se traversait d’une barre sombre,piquetée de points colorés et de petits éclairs d’or etd’argent.

Le brouhaha gonfla, puis retomba, demeuranttoutefois plus animé que précédemment.

La barre multicolore avançait, peuplée deremuements. Le bruit des acclamations commençait à devenirperceptible. Les troupes approchaient. Des éclats de trompettes,des cadences de tambours arrivaient, par bouffées.

Tenant par son long manche une jumelle denacre, la cousine Drouet, jouant des narines et des sourcils,lorgnait le rapprochement progressif du défilé.

Un concert de hurrahs l’accompagnait.

Enfin, prenant presque toute la largeur de lachaussée, un peloton de gardes républicains, au pas, fit sonner lepavé de bois. Derrière, à bonne distance, s’avançait lentement unevision de rêve : la musique, les caisses et les clairons duvieux 14ème de ligne, précédés du tambour-major jonglantavec sa canne. Et comme ils venaient, ces revenants, le soleil,fonctionnant comme un projecteur adroitement manié, les plaça toutà coup dans une éclatante lumière dorée, si bien qu’ils parurentsurgir hors d’eux-mêmes, ou se dépouiller soudain des dernierscrêpes de la mort. Ce fut saisissant. Et la multitude, emballée,hurla son enthousiasme, applaudissant à la fois l’effet de lumière,l’ingénieuse surprise du temps et la solennelle prestance desmannequins vivants qui passaient sous les shakos de jadis, battantla caisse, soufflant aux cuivres et jouant la majestueuseMarche de Moïse, celle-là qui avait accompagné l’entréevictorieuse de l’armée française à Alger.

En cet instant, tout possédé qu’il fût par lespectacle des détachements anciens qui se suivaient en colonne etbien espacés, Charles s’avisa que cette parade lui donnait fortprécisément ce que la luminite avait été impuissante àreproduire : le bruit – le bruit gigantesque et divers qui, le28 juillet 1835, avait combiné, lors du passage de Louis-Philippe,l’accent des musiques, la basse des tambours et cet extraordinairefeu d’artifice sonore où retentissent tous les vivats, tous lescris, les saluts, les appels et les joyeux lazzis d’une populationsoulevée d’enthousiasme.

La musique, surtout, cette marche si auguste,prêtait à la représentation auditive un cachet très impressionnantd’ancienneté. En fermant les yeux, en écoutant cette mélodiemesurée battre son rythme processionnel au sein de la clameurimmense, on pouvait aisément se croire transporté boulevard duTemple, le 28 juillet 1835, par l’opération d’une luminiteretardatrice non plus de la lumière, mais des sons.

C’est alors que se produisit la chose qui, detoutes les choses de l’univers, pouvait davantage suffoquer,stupéfier, affoler Charles Christiani, non moins que sa sœur etBertrand Valois. La chose la plus invraisemblable, la plusapparemment impossible. Une chose enfin qui va sembler pire encoreque tout cela, bien que nous l’ayons annoncée prudemment. Unechose, bref, que voici.

Pendant que Charles fermait, pour un instant,ses paupières, afin de goûter la reconstitution acoustique de larevue du roi Louis-Philippe, en se plaçant par la pensée quelquessecondes avant l’affreuse interruption voulue par Fieschi, tout àcoup, derrière lui, dans cet appartement orné des dépouilles deCésar, décoré pour une part comme le cabinet où le vieux corsaireétait tombé sous les balles de son assassin, oui, tout à coup, dansl’ombre, on ne sait où, une voix effrayante résonna :

– Vous me reconnaissez n’est-ce pas,capitaine ?

Charles sursauta. Il se retourna, d’un bloc,vers l’intérieur du salon. Mais, cette voix, voyons ! cettevoix n’avait retenti qu’en lui-même ! C’était… c’était unehallucination de l’ouïe, complémentaire de sa rêverie ! Ilavait cru entendre cela ! Son imagination s’était échappéeau-delà des musiques et des clameurs !…

Mais non ! Bertrand et Colomba, tous deuxsidérés, statufiés, le regardaient, les yeux ronds, bouchebée ! Alors, quoi ? Eux aussi ? Eux aussi, ilsavaient entendu la terrible voix lançant la terriblequestion ?

Ces réactions s’étaient déclenchées avec larapidité de l’éclair. Trois secondes n’avaient pas suivi laprodigieuse apostrophe, et une autre voix – claironnante, celle-ci,colorée et nettement méridionale – s’écria, sur un ton de surpriseeffarée :

– Bon Dieu ! JeanCartoux !

La voix de César, parbleu ! La voixpathétique du Corse, répondant à celle de son agresseur, prononçantles mots qu’on n’avait pas vu articuler, puisque, en lesprononçant, César tournait le dos ! Mais quel était cephénomène, ce prestige sonore ? Comment ces parolesvenaient-elles d’éclater là ? Par quel miracle du genreluminite ce dialogue s’était-il dégelé soudain, au milieudes objets légués par César – les objets ayant appartenu à lavictime ?…

Par les deux fenêtres, d’un commun accord,Charles, Bertrand et Colomba rentrèrent impétueusement dans lesalon de la cousine Drouet.

Personne. Seuls : les meubles, le bustede Napoléon, la corvette toutes voiles dehors, la mappemonde…

La cousine, à son tour, se penchait àl’intérieur. Elle n’avait pas perdu de temps, mais tout s’étaitpassé si vite ! Du reste, elle souriait paisiblement.

Et encore tout à coup, la voix corse entonna,vibrante :

– Vive l’Empereur !

– Eh ! fit la cousine. Levoilà qui se réveille. Il y avait longtemps qu’il n’en avait tantdit ! C’est le soleil et tout ce tapage, sans doute !

Mais, cette fois, Charles et les deux autresavaient localisé la source de la voix ; cette voix venait nond’une bouche et non d’un cornet de machine, mais d’un bec. Et cebec, remarquablement crochu, appartenait à un perroquet si dépluméqu’il fallait y regarder à deux fois pour reconnaître que sescouleurs avaient dû être quelque chose comme le vert et lejaune.

Charles fixa la cousine d’un airilluminé :

– Pitt ? interrogea-t-il. Le…perroquet de César ?

– Naturellement. Il n’est pas encore trèsâgé pour un perroquet. Je crois bien qu’il n’a pas plus de centquarante ans, et l’on m’a assuré qu’il pouvait aller jusqu’à deuxcents ans, avec un peu de chance. Ces animaux-là sont mieuxpartagés que nous autres. Leur longévité est extraordinaire. Net’en souvenais-tu pas ? Tu sembles stupéfait.

Pitt, sans presque bouger, comme un bonzevénérable, reprit à tue-tête, avec l’accent de son défuntmaître :

– Vive l’Empereur ! BonDieu ! Jean Cartoux !… Vive la Charte, ah !ah !…

Puis, sur le grand vacarme fastueux de la rue,revint l’altercation à deux voix :

– Vous me reconnaissez, n’est-ce pas,capitaine ?… Bon Dieu ! Jean Cartoux !…

Les trois jeunes gens, ahuris, s’extasiaienten silence.

Charles triomphait, et ce triomphe si imprévu,si insolite, l’étouffait de joie.

– Il parle très rarement, depuis quelquesannées, disait la cousine Drouet, du balcon qu’elle avait réintégrépour ne rien perdre de la revue costumée. Il faut, pour l’ydécider, des occasions comme celle-ci : des visages qu’il n’apas l’habitude de voir, des bruits inaccoutumés…

– Mais, ma cousine, ma cousine, ditCharles, vous ne savez pas… Ce qu’il vient de répéter, vous nesoupçonnez pas ce que c’est ! Ce nom : Jean Cartoux…

– Oh ! il a toujours dit cela, avecun tas de choses que nous ne pouvons plus comprendre.

– Et vous n’avez jamais eu l’idée dechercher l’explication…

– Certes, non ! Je n’y ai jamaisattaché d’importance. Est-ce que c’est important ? Tu me leferais croire.

Le perroquet retrouvait sa mémoire, éveilléeen commotion par le vacarme du peuple et du défilé. À présent, ilchantonnait, en inclinant son petit crâne chauve :

Quand je bois du vin clairet,

Tout tourne, tout tourne,

Quand je bois du vin clairet,

Tout tourne, au cabaret !

– Je vous crois, que c’estimportant ! s’exclamait Charles. Ma cousine, tenez-vousbien ! C’est le nom du meurtrier de César que Pitt vient denous révéler. Jean Cartoux !

– Ce n’est donc pas FabiusOrtofieri ?

– Eh ! non. Heureusement, macousine, heureusement.

La bonne dame, regardant tour à tour lesvisages exultant d’allégresse qui s’offraient à elle, sembla douterde bien des choses, à commencer de son propre bon sens.

– « Jean Cartoux », ditBertrand, ce nom-là ne vous rappelle rien ?

– Rien du tout.

– Voyons ! le procès ? Leprocès Ortofieri ?… Votre père ou votre grand-mère vous en ontparlé, pourtant, de ce procès… Vous ne vous souvenez pas qu’unpolicier a joué un rôle prépondérant, à l’instruction, en attestantqu’il reconnaissait Fabius Ortofieri pour certain homme.

– Si fait… On m’a dit qu’un inspecteur depolice avait formellement accusé Fabius. Il affirmait l’avoir vurôder autour de la maison du boulevard du Temple et même yentrer.

– Eh bien ! cet inspecteur senommait Jean Cartoux !

– On ne me l’a pas dit.

– C’est très naturel, remarqua Charles ens’adressant à Bertrand. Quand ma cousine s’est trouvée en âge decomprendre le drame – sujet de conversation peu recommandé pour uneenfant-, elle avait sans doute environ seize ou dix-huit ans.C’était donc, au plus tôt, en 1862 ; le procès faisait déjàfigure de vieille histoire ; près de trente ans s’étaientécoulés depuis le meurtre. Le nom des témoins n’avait plusd’importance, surtout le nom d’un fonctionnaire ayant déposé enqualité de fonctionnaire.

– En effet, dit Colomba. Mais, macousine, comment se fait-il que Pitt, en répétant ce nom« Jean Cartoux », n’ait pas attiré l’attention de vosparents ? Il me semble que cela aurait dû se produire,d’autant plus que l’oiseau donne à ce nom l’intonation de César, cequi prouve bien que c’est par son maître qu’il l’a entenduprononcer, en réponse à une interpellation tout au moins bizarre etqui…

– Pardonnez-moi, fit la cousine Drouet,mais ne pourriez-vous, mes bons enfants, m’expliquer un peu de quoiil retourne ? Je m’y perds, ma parole !

– C’est vrai, reconnut Charles gaiement.Vous ne pouvez pas vous y retrouver si nous négligeons de vousraconter toute l’histoire telle que nous la connaissons.

Il fit le nécessaire sur ce point. Après quoi,la cousine Drouet éclaircit la question qui troublait Colomba. Leperroquet Pitt avait été confié, aussitôt après la mort de César, àune bonne femme qui faisait des ravaudages pourMme Leboulard, car M. Leboulard avait lesperroquets en horreur. Le petit camarade de César était resté dansla famille de cette femme jusqu’à ce qu’un jour, un peu par hasard,Amélie Drouet se rappelât son existence et réussît à le recouvrer,dans sa passion pour tout ce qui avait appartenu au corsaire, songrand homme d’ancêtre.

L’excellente femme n’avait pu se repaîtretranquillement du spectacle de la revue. C’est du coin de l’œilqu’elle avait admiré les grenadiers et les fusiliers, puis leszouaves, les turcos, les spahis et, pour finir, la cavalcadeorientale des aghas et des bachaghas. Mais elle s’en consolait,ayant compris que, grâce au perroquet, Charles avait trouvé chezelle une joie extraordinaire, dont elle attendait discrètement unerévélation plus précise.

Elle avait pris place sur une méridienneRestauration et caressait, en son giron, les deux chiensrondouillards. Charles eut conscience de ce qu’elle souhaitaitd’apprendre, et, sur le point de lui confier que, Pitt ayantinnocenté Fabius Ortofieri, cette réhabilitation allait autorisercertain mariage, il s’aperçut désagréablement qu’il n’était pasencore au bout de ses peines. Car, si la vérité éclatait pour luicomme pour Bertrand et Colomba, est-ce que les parents de Rita secontenteraient d’un témoignage aussi fragile que celui-ci… d’unperroquet ?

À vrai dire, la luminite était làpour prouver à quiconque que Pitt se trouvait dans le cabinet deCésar au moment de l’assassinat ; les films cinématographiquesavaient, eux aussi, comme la seconde plaque, enregistré sa présenceet son émoi, lesquels avaient paru totalement négligeables auxspectateurs d’un drame aussi terrible (un perroquet devient unobjet insignifiant, voire inexistant, dans une chambre où unmeurtre vient d’être commis). Mais cela suffisait-il ? Non.Certains esprits, de nature incrédule ou tatillonne, pouvaient serefuser à admettre le rapport nécessaire entre cette présence del’oiseau et le fait qu’il s’écriait aujourd’hui,quatre-vingt-quinze ans plus tard : « JeanCartoux ! » et « Vive l’Empereur ! », avecl’accent du Midi. Un détracteur pouvait nier l’authenticité dePitt.

Non, non, le témoignage de l’animal centenairene suffisait pas, ou, du moins, il se pouvait qu’il ne suffît pas.Il avait révélé la vérité, mais ne la prouvait pas d’unemanière suffisamment irrécusable.

Pourtant, par bonheur, que de cheminparcouru ! À cette heure, le principal était fait. Charlessavait. Le doute, qui jusqu’alors l’avait entravé, venait de sedissiper totalement. Et puisque la vérité lui était connue – connueavec une précision remarquable-, il devait être relativement aiséde remonter aux origines… Maintenant, ces origines, on lespossédait. On n’errait plus au hasard dans l’immensité inconnue dupassé et de la multitude humaine. C’était mieux qu’une piste qu’ontenait ; c’était l’assassin lui-même livré par sa victime,entre les millions d’hommes de son temps, d’un mot ! Livréd’un mot, qu’un vivant phonographe avait capté, conservé, et qu’ilrestituait par moments, au gré de son caprice !

Connaissant l’assassin, Charles se sentaitmaintenant très fort pour rechercher, fût-ce après un siècle, lespreuves de sa culpabilité et confondre sa mémoire. Seulement, ilfallait aller vite. Ce matin même, les notaires du banquierOrtofieri et de Luc de Certeuil n’avaient-ils pas conféré, avenueHoche, en compagnie des intéressés ?

Midi sonna. La servante poussa dansl’entrebâillement d’une porte un visage inquiet.

– C’est bon, fit la cousine Drouet. Jedéjeunerai plus tard, Delphine…

Bertrand, les mains dans ses poches, allait etvenait, l’esprit en travail.

– Jean Cartoux ! disait-il. De tousles personnages d’autrefois, dont nous avons fait la connaissance,voilà bien le dernier que j’aurais soupçonné ! Pourquoi diablecet homme-là a-t-il tué César ? Et pourquoi l’a-t-il tuéprécisément à la minute où Fieschi faisait jouer sa machineinfernale ? C’est un drame policier, cetteaffaire-là !

– Hum ! objecta Charles. Note bienque César connaissait Cartoux, puisque l’autre lui a demandé s’ille « reconnaissait ». Or, nous savons – nous croyonssavoir – que César n’a jamais rien fait qui pût légitimerl’intervention de la justice. Ce ne serait donc pas en tant quepolicier qu’il aurait connu Jean Cartoux…

Colomba fit observer :

– Du reste, qu’est-ce donc que cetétrange inspecteur, ce Cartoux qui n’a pas reculé devant le plusabject des faux témoignages pour égarer l’instruction ? Ilaurait laissé condamner un innocent à sa place ! Il auraitfait guillotiner Fabius Ortofieri !

Et Bertrand :

– Je comprends pourquoi il a demandé uncongé le soir du 28 juillet. Le vrai motif, ce n’était pas qu’ilfût fatigué, comme il l’a dit, mais il craignait d’être employé auxconstats dans l’appartement de César. Il avait peur d’être mis, dela sorte, en face de sa victime… Et voilà pourquoi nous ne l’avonspas revu, lui, l’assassin ; voilà pourquoi il n’était pas aunombre des policiers qui ont instrumenté chez César !

– Je pense que ce Jean Cartoux s’estvengé, dit Charles. Son attitude, quand il est entré, semblaitindiquer une colère froide, triomphante…

– C’est vrai, reprit Bertrand. Mais cetteexpression s’est transformée du tout au tout, lorsqu’il s’est renducompte qu’un attentat venait d’avoir lieu contre le cortègeroyal.

– Cela s’explique assez ! N’avait-ilpas délaissé son service, abandonné son poste, pour monterl’escalier du numéro 53 et fusiller César !… Oh ! plusj’y réfléchis, plus je crois à une vengeance préméditée. Ceservice, cette obligation d’être sur la voie publique au moment dupassage du roi et des princes, quel alibi pour un policier !…Attends donc, attends donc… « Jean Cartoux », est-ce quepar hasard ce serait ?…

Le perroquet vieillard, parmi les caquets desperruches et l’étourdissant gazouillis des oiseaux chanteurs,murmurait en nasillant, sur un air qui fut illustre :

Vir’lof pour lof, au même instant,

Nous l’attaquâmes par son avant,

Àcoups de z’haches d’abordage…

– Tais-toi, Pitt ! s’exclama lacousine. Oh ! le voilà encore à chanter cette vilaine chansonqui s’achève par un gros mot à l’adresse du roid’Angleterre !

Charles sourit :

– La chanson ne manque pas d’à-propos, macousine. Je songeais précisément aux marins qui ont constituél’équipage de la Finette, commandée par César. Et je merappelle que ses Souvenirs de même que son mémoire secret,mentionnent l’insubordination habituelle d’un petit nombre dematelots qui avaient embarqué sur le navire, pour la fameuse coursependant laquelle l’île inconnue fut découverte…

– Eh bien ? pressa Bertrand.

– Ces diables de gaillards, César lesfaisait mettre aux fers assez facilement, ou bien il ordonnait deleur appliquer quelques vigoureux coups de garcette… Or, il en estun qu’il nomme, si je ne me trompe, Jean Carton. Du moins,comme il n’écrivait pas très lisiblement, j’ai lu, moi, JeanCarton. Mais aujourd’hui, tout me porte à croire que notre corsairea formé un u comme un n (négligence, du reste,très fréquente chez tout le monde) et que, simplifiantl’orthographe selon la coutume de son temps, il a tout bonnementignoré l’x qui termine le nom de Cartoux.

– En sorte, dit la cousine Drouet, ensorte que ce Jean Cartoux serait devenu policier ?

– Rien de plus vraisemblable, affirmaCharles. Tenez, ma cousine : Fieschi, ancien sergent desarmées napoléoniennes, Fieschi lui-même avait été policier après larévolution de 1830.

– Et qui nous dit alors, fit Colomba, queJean Cartoux n’a pas connu Fieschi, puisqu’il a été soncollègue ?

– Ma foi, c’est fort possible ! Maisj’avoue ne distinguer, pour le moment, aucune relation entre cettepossibilité et ce qui s’est passé le 28 juillet 1835. En revanche,il me semble avoir bien établi l’origine de la haine qui a dirigéle pistolet de Cartoux contre la poitrine de César. L’ancienmatelot voulait faire payer à son ancien capitaine les durstraitements qu’il avait subis à bord de la Finette.

– Tout cela est fort bien, dit Bertrand,répondant aux préoccupations de son beau-frère. Fort bien. Mais ilfaudrait que cela fût confirmé, prouvé…

– Oui, mais comment ? Voilà ce queje me demande. Au fond, qu’importent les hypothèses relatives aumobile du crime ? Ce qu’il nous faut, ce qui nous suffirait,c’est posséder la preuve que Jean Cartoux est l’assassin : unepreuve, du moins, que nous puissions administrer sans contestationpossible. Opérer des recherches au sujet de Jean Cartoux, dans lesarchives de la Sûreté générale, savoir ce qu’il est devenu… Oui,c’est très bien. Mais quelle tâche encore ! Et le tempspresse !

– Et l’heure s’avance, remarqua Colomba.Il faut laisser ma cousine déjeuner.

– Si j’avais pu prévoir, dit celle-ci,j’aurais fait mettre vos couverts.

On se récria poliment. Mais Charles, soucieux,ne déployait qu’une galanterie distraite.

– Excusez-le, ma cousine, dit Bertrand,de joyeuse humeur. Il est amoureux. Mais il a bien tort de se fairedu mauvais sang, car maintenant, j’en suis sûr, il a partiegagnée.

– Voire ! murmura Charles, quisourit cependant.

– Amoureux ! Le bel état !s’extasiait la cousine Drouet. Et peut-on savoir… ?

La lune lui serait tombée sur la tête qu’elleen eût été moins hébétée. Le nom de Rita Ortofieri lui fit l’effetd’un coup de massue. Les deux familles étaient ennemies depuis silongtemps qu’elle ne concevait pas une réconciliation, même dans lecas où cette vieille haine aurait perdu toute raison d’être. Il luisemblait qu’on dût se haïr depuis des siècles et spécialementdepuis un siècle. Cependant, elle se rendit vite à l’évidence desraisonnements, et elle était d’un temps où l’amour avait été tropjoliment cultivé pour qu’elle ne se rangeât point volontiers ducôté des amoureux.

– Vive la Charte ! s’écriaPitt en sourdine. Tout le monde sur le pont ! Larguez lescacatois !

Bouffonnerie risible et pourtanttroublante ! La voix même de César, chaude et chantante, quisurvivait !

Bertrand s’approcha de la bestiole qui, têtebasse, puis tête haute, allait d’une extrémité à l’autre de sonperchoir. Il la sollicita, amorçant la phrase :

– Vous me reconnaissez, n’est-ce pas,capitaine… Allons, Pitt, après ?… Vous mereconnaissez…

L’oiseau se taisait. Il fit entendred’abominables cris inarticulés, et ce fut tout.

– Oh ! dit la cousine. Quand il neveut pas parler, rien ne l’y déciderait. En voilà peut-être pourdes semaines, maintenant, sans qu’il dise un mot.

– Sapristi ! fit Bertrand, qui jetales yeux sur Charles.

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